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de tenir la balance, pour empêcher qu'une force n'entraîne toutes les autres. La voix d'une nobleffe remuante, ambitieuse, qui ne refpire que la guerre, doit être contre-balancée par celle d'autres citoyens, aux vues defquels la paix eft bien plus néceflaire; fi les guerriers décidoient feuls du fort des empires, ils feroient perpétuellement en feu, & la nation fuccomberoit même fous le poids de fes propres fuccès; les loix feroient forcées de fe taire, les terres demeureroient incultes, les campagnes feroient dépeuplées, en un mot, on verroit renaître ces miferes qui pendant tant de fecles ont accompagné la licence des nobles fous le gouvernement féodal. Un commerce prépondérant feroit peut-être trop négliger la guerre; l'Etat, pour s'enrichir, ne s'occuperoit point affez du foin de fa fureté, ou peutêtre l'avidité le plongeroit-il fouvent dans des guerres qui fruftreroient fes propres vues. Il n'eft point dans un Etat d'objet indifférent & qui ne demande des hommes qui s'en occupent exclufivement : nul ordre de citoyens n'eft capable de ftipuler pour tous; s'il en avoit le droit, bientôt il ne ftipuleroit que pour lui-même; chaque claffe doit être repréfentée par des hommes qui connoiffent fon état & fes befoins; ces befoins ne font bien connus que de ceux qui les fentent.

Les Représentans fuppofent des conftituans de qui leur pouvoir eft émané, auxquels ils font par conféquent fubordonnés & dont ils ne font que les organes. Quels que foient les ufages ou les abus que le temps a pu introduire dans les gouvernemens libres & tempérés, un Repréfentant ne peut s'arroger le droit de faire parler à fes conftituans un langage oppofé à leurs intérêts; les droits des conftituans font les droits de la nation, ils font imprefcriptibles & inalienables; pour peu que l'on confulte la raison, elle prouvera que les conftituans peuvent en tout temps démentir, défavouer & révoquer les Représentans qui les trahiffent, qui abufent de leurs pleins pouvoirs contre eux-mêmes, ou qui renoncent pour eux à des droits inhé rens à leur effence; en un mot, les Repréfentans d'un peuple libre ne peuvent point lui impofer un joug qui détruiroit fa félicité; nul homme n'acquiert le droit d'en repréfenter un autre malgré lui.

L'expérience nous montre que dans les pays qui fe flattent de jouir de la plus grande liberté, ceux qui font chargés de représenter les peuples, ne trahiffent que trop fouvent leurs intérêts, & livrent leurs conftituans à l'avidité de ceux qui veulent les dépouiller. Une nation a raison de fe défier de femblables Repréfentans & de limiter leurs pouvoirs; un ambitieux, un homme avide de richeffes, un prodigue, un débauché, ne font point faits pour représenter leurs concitoyens; ils les vendront pour des titres, des honneurs, des emplois, & de l'argent; ils fe croiront intéreffés à leurs maux. Que fera-ce fi ce commerce infame femble s'autorifer par la conduite des conftituans qui feront eux-mêmes vénaux? Que fera-ce fi ces conftituans choififfent leurs Repréfentans dans le tumulte & dans l'ivreffe, ou, fi négli geant la vertu, les lumieres, les talens, ils ne donnent qu'au plus offrant

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le droit de ftipuler leurs intérêts? De pareils conftituans invitent à les trahir; ils perdent le droit de s'en plaindre, & leurs Repréfentans leur fermeront la bouche en leur difant » Je vous ai acheté bien chérement, & » je vous vendrai le plus chérement que je pourrai «<.

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Nul ordre de citoyens ne doit jouir pour toujours du droit de représenter la nation, il faut que de nouvelles élections rappellent aux Représentans que c'eft d'elle qu'ils tiennent leur pouvoir. Un corps dont les membres jouiroient fans interruption du droit de repréfenter l'Etat, en deviendroit bientôt le maître ou le tyran.

ON

RÉPUBLIQUE, f. f.

N entend par ce mot un gouvernement où le peuple en corps, ou feulement une partie du peuple, a la fouveraine puiffance.

Lorfque, dans la République, le peuple en corps a la fouveraine puisfance, c'est une démocratie. Lorfque la fouveraine puiffance eft entre les mains d'une partie du peuple, cela s'appelle une ariftocratie.

LE

I.

E peuple, dans la démocratie eft, à certains égards, le monarque; à certains autres, il est le fujer.

Il ne peut être monarque que par fes fuffrages, qui font fes volontés. La volonté du fouverain eft le fouverain lui-même. Les loix qui établiffent le droit de fuffrage, font donc fondamentales dans ce gouvernement. En effet, il eft auffi important d'y régler comment, par qui, à qui, fur quoi, les fuffrages doivent être donnés, qu'il l'eft dans une monarchie de savoir quel eft le monarque, & de quelle maniere il doit gouverner,

Libanius (a) dit, qu'à Athenes un étranger qui fe méloit dans l'affemblée du peuple, étoit puni de mort. C'eft qu'un tel 'homme ufurpoit le droit de fouveraineté.

11 eft effentiel de fixer le nombre des citoyens qui doivent former les affemblées; fans cela, on pourroit ignorer fi le peuple a parlé, ou feulement une partie du peuple. A Lacédémone, il falloit dix mille citoyens. A Ro

née dans la petiteffe pour aller à la grandeur; à Rome, faite pour éprouver toutes les viciffitudes de la fortune; à Rome qui avoit tantôt prefque tous fes citoyens hors de fes murailles, tantôt toute l'Italie & une partie de la terre dans fes murailles, on n'avoit point fixé ce nombre; & ce fut une des grandes caufes de fa ruine.

(a) Déclamations 17 & 18.

Le peuple qui a la fouveraine puiffance, doit faire par lui-même tout ce qu'il peut bien faire; & ce qu'il ne peut pas bien faire, il faut qu'il le faffe par fes miniftres.

Ses miniftres ne font point à lui, s'il ne les nomme c'eft donc une maxime fondamentale de ce gouvernement, que le peuple nomme fes miniftres, c'est-à-dire, fes magiftrats.

Il a befoin, comme les monarques, & même plus qu'eux, d'être conduit par un confeil ou fénat. Mais pour qu'il y ait confiance, il faut qu'il en élife les membres; foit qu'il les choififfe lui-même, comme à Athenes; ou par quelque magiftrat qu'il a établi pour les élire, comme cela se pratiquoit à Rome dans quelques occafions.

Le peuple eft admirable pour choisir ceux à qui il doit confier quelque partie de fon autorité. Il n'a à fe déterminer que par des chofes qu'il ne peut ignorer, & des faits qui tombent fous les fens. Il fait très-bien qu'un homme a été fouvent à la guerre, qu'il y a eu tels ou tels fuccès : il est donc très-capable d'élire un général. Il fait qu'un juge eft affidu, que beaucoup de gens fe retirent de fon tribunal contens de lui, qu'on ne l'a pas convaincu de corruption; en voilà affez pour qu'il élife un préteur. Il a été frappé de la magnificence ou des richeffes d'un citoyen; cela fuffit pour qu'il puiffe choifir un édile. Toutes ces chofes font des faits dont il s'inftruit mieux dans la place publique qu'un monarque dans fon palais. Mais, faura-t-il conduire une affaire, connoître les lieux, les occafions, les momens, en profiter? Non il ne le faura pas.

Si l'on pouvoit douter de la capacité naturelle qu'a le peuple pour difcerner le mérite, il n'y auroit qu'à jeter les yeux fur cette fuite continuelle de choix étonnans que firent les Athéniens & les Romains ; ce qu'on n'attribuera pas fans doute au hafard.

On fait qu'à Rome, quoique le peuple fe fût donné le droit d'élever aux charges les plébéïens, il ne pouvoit fe réfoudre à les élire; & quoiqu'à Athenes ont pût, par la loi d'Ariftide, tirer les magiftrats de toutes les claffes, il n'arriva jamais, dit Xénophon (a), que le bas-peuple demandât celles qui pouvoient intéreffer fon falut ou fa gloire.

Comme la plupart des citoyens, qui ont affez de fuffifance pour élire, n'en ont pas affez pour être élus; de même le peuple qui a affez de capacité pour le faire rendre compte de la gestion des autres, n'eft pas propre à gérer par lui-même.

Il faut que les affaires aillent, & qu'elles aillent un certain mouvement qui ne foit ni trop lent ni trop vite. Mais le peuple a toujours trop d'action, ou trop peu. Quelquefois avec cent mille bras il renverfe tout; quelquefois avec cent mille pieds il ne va que comme les infectes.

(a) Pages 691 & 692 édition de Wechelius, de l'an 1596,

Dans l'Etat populaire, on divife le peuple en de certaines claffes. C'eft dans la maniere de faire cette divifion, que les grands légiflateurs fe font fignalés; & c'eft delà qu'ont toujours dépendu la durée de la démocratie, & fa profpérité.

Servius-Tullius fuivit, dans la compofition de fes claffes, l'efprit de l'a◄ riftocratie. Nous voyons dans Tite-Live (a) & dans Denys d'Halicarnaffe (b), comment il mit le droit de fuffrage entre les mains des principaux citoyens. Il avoit divifé le peuple de Rome en cent quatre-vingt-treize centuries, qui formoient fix claffes. Et mettant les riches, mais en plus petit nombre, dans les premieres centuries; les moins riches, mais en plus grand nombre, dans les fuivantes; il jeta toute la foule des indigens dans la derniere; & chaque centurie n'ayant qu'une voix (c), c'étoient les moyens & les richeffes qui donnoient le fuffrage, plutôt que les perfonnes.

Solon divifa le peuple d'Athenes en quatre claffes. Conduit par l'efprit de la démocratie, il ne les fit pas pour fixer ceux qui devoient élire, mais ceux qui pouvoient être élus : & laiffant à chaque citoyen le droit d'élection, il voulut (d) que dans chacune de ces quatre claffes on pût élire des juges; mais que ce ne fût que dans les trois premieres, où étoient les citoyens aifés, qu'on pût prendre les magiftrats.

Comme la divifion de ceux qui ont droit de fuffrage, eft, dans la République, une loi fondamentale; la maniere de le donner eft une autre joi fondamentale.

Le fuffrage par le fort eft de la nature de la démocratie; le fuffrage par choix eft de celle de l'aristocratie.

Le fort est une façon d'élire qui n'afflige perfonne; il laiffe à chaque citoyen une espérance raisonnable de fervir fa patrie.

Mais, comme il eft défectueux par lui-même, c'est à le régler & à le corriger que les grands législateurs fe font furpaffés.

Solon établit à Athenes, que l'on nommeroit par choix à tous les emplois militaires, & que les fénateurs & les juges feroient élus par le fort. Il voulut que l'on donnât par choix les magiftratures civiles qui exigeoient une grande dépenfe, & que les autres fuffent données par le fort.

Mais pour corriger le fort, il régla qu'on ne pourroit élire que dans le nombre de ceux qui fe préfenteroient; que celui qui auroit été élu, feroit

(a) Liv. I.

(b) Livre 4 art. 15 & fuiv.

(c) Voyez dans les confidérations fur les caufes de la grandeur des Romains & de leur décadence, chap. 9, comment cet efprit de Servius Tullius fe conferva dans la république.

(d) Denis d'Halicanaffe, éloge d'Ifocrate, pag. 97 tom. 2 édition de Wechelius. Pollux, liv. 8 ch. 10 art. 130.

examiné par des juges (a); & que chacun pourroit l'accufer d'en être indigne (b) cela tenoit en même temps du fort & du choix. Quand on avoit fini le temps de fa magiftrature, il falloit effuyer un autre jugement fur la maniere dont on s'étoit comporté. Les gens fans capacité devoient avoir bien de la répugnance à donner leur nom pour être tirés au fort.

La loi qui fixe la maniere de donner les billets de fuffrage, eft encore une loi fondamentale dans la démocratie. C'eft une grande queftion, fi les fuffrages doivent être publics ou fecrets. Cicéron (c) écrit que les loix (d) qui les rendirent fecrets dans les derniers temps de la République romaine, furent une des grandes caufes de fa chûte. Comme ceci fe pratique diversement dans différentes Républiques, voici, je crois, ce qu'il en faut penser.

Sans doute que, lorfque le peuple donne fes fuffrages, ils doivent être publics (e); & ceci doit être regardé comme une loi fondamentale de la démocratie. Il faut que le petit peuple foit éclairé par les principaux, & contenu par la gravité de certains perfonnages. Ainfi dans la République romaine, en rendant les fuffrages fecrets, on détruifit tout; il ne fut plus poffible d'éclairer une populace qui fe perdoit. Mais, lorfque, dans une ariftocratie, le corps des nobles donne les fuffrages des nobles donne les fuffrages (f), ou, dans une démocratie, le fénat (g); comme il n'eft-là question que de prévenir les brigues, les fuffrages ne fauroient être trop fecrets.

La brigue eft dangereuse dans un fénat; elle eft dangereufe dans un corps de nobles: elle ne l'eft pas dans le peuple, dont la nature eft d'agir par paffion. Dans les Etats où il n'a point de part au gouvernement, il s'échauffera pour un acteur, comme il auroit fait pour les affaires. Le malheur d'une République, c'est lorfqu'il n'y a plus de brigues; & cela arrive, lorfqu'on a corrompu le peuple à prix d'argent: il devient de fang-froid, il s'affectionne à l'argent, mais il ne s'affectionne plus aux affaires fans fouci du gouvernement, & de ce qu'on y propose, il attend tranquillement fon falaire.

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C'eft encore une loi fondamentale de la démocratie, que le peuple feul faffe des loix. Il y a pourtant mille occafions où il eft néceffaire que le

(a) Voyez l'oraifon de Démofthene, de falfâ legat. & l'oraison contre Timarque. (b) On tiroit même pour chaque place deux billets; l'un qui donnoit la place, l'autre qui nommoit celui qui devoit fuccéder, en cas que le premier fut rejeté.

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(d) Elles s'appelloient loix tabulaires. On donnoit à chaque citoyen deux tables; la pres miere marquée d'un a, pour dire antiquo l'autre d'un u & d'une r, uti rogas.

(e) A Athenes, on levoit les mains.

(f) Comme à Venise.

(g) Les trente tyrans d'Athenes voulurent que les fuffrages des Areopagites fuffent pus blics, pour les diriger à leur fantaifiè. Lyfias, orat, contra Agorat cap, 8.

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