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Y a-t-il dans ces occafions-là d'autres plans économiques? Notre objet n'eft point d'indiquer ici des moyens particuliers qui font néceffairement différens pour les nations différentes. Nous nous contenterons de retracer ou crayonner en général les chofes qui peuvent être à faire.

Un fecond mal intérieur, moins fenfible, à la vérité, quand on n'y regarde pas de bien près, mais qui n'en eft pas moins conftant ni moins démontré, eft la diminution de la population, fur-tout au préjudice de la partie pour laquelle la guerre a été malheureufe. Il fe fait une perte confidérable d'hommes par le fer, le feu, & plus encore par les fatigues & les maladies. Ce font autant de bras de moins, & perdus pour la cultivation & l'agriculture, dont des peuples fort connus, quoiqu'éloignés de nous, nous font connoître le prix par leurs pratiques particulieres. Qui ne connoît pas la cérémonie chinoife pour l'ouverture des terres, & l'honneur du huitieme ordre des mandarins, defliné aux laboureurs? Les rois de Perfe mangeoient auffi une fois l'année avec les laboureurs. Nos mœurs peuvent ne pas comporter les mêmes ufages; mais nous avons des moyens particu liers de donner de l'encouragement à l'agriculture.

Les remedes à cette perte ne pouvant avoir que des effets lents & fucceffifs, on ne peut trop tôt commencer à les mettre en œuvre, s'il y en a de poffibles à employer. C'est ce même intérêt de la population qui entre pour beaucoup, même en temps de paix, dans la fixation du nombre de troupes à entretenir, qui ôtent autant de cultivateurs à la campagne & de mains aux manufactures.

La

La guerre eft deftructive de l'aifance & de l'abondance, fans laquelle la population diminue. La corruption des mœurs en eft également destructive. Nous n'avons peut-être pas affez de loix en fa faveur. Dans tous les temps les Romains en ont eu & les ont fait exécuter.

Ce font cependant les foins utilement employés fur ces deux objets, qui peuvent mettre en état de fuffire aux événemens, qui fouvent dans le temps qu'on s'y attend le moins, ramenent la guerre & la rendent néceffaire. Il eft vrai qu'une des premieres opérations qui suivent la fin des guerres, ce font des réformes de troupes; mais rendent elles à la cultivation ce qui eft retiré du militaire? L'on en doute fort, & ce n'est pas fans fondement. Il eft rare que des hommes qui ont interrompu la vie laborieufe de la campagne, y retournent & la reprennent, pour peu qu'ils puiffent trouver quelqu'autre moyen de fubfifter,

Un troisieme inconvénient des guerres, fur-tout fi elles ont été générales, eft l'interruption ou la diminution du commerce, plus encore fi elles ont été affez malheureuses pour en faire perdre quelques branches ou quelques avantages. Dès-lors la néceffité de chercher les moyens de fuppléer d'ailleurs au bénéfice des branches perdues, de favorifer l'exportation des denrées & des marchandifes, de rouvrir les canaux de débouché que la guerre a pu fermer ou intercepter. Expédient néceffaire qu'on ne peut

trouver qu'à la faveur des ftipulations de commerce que l'on a dû faire en quittant les armes.

L'examen de l'état où la guerre a pu mettre les frontieres eft encore ua quatrieme objet de travail & d'obfervation pour l'homme public. Si Pon a été obligé de céder quelque place qui en diminue la fureté, il devient indifpenfable d'y pourvoir, en y fubftituant de nouvelles places fortifiées. Si des villes prifes ont été rafées ou démantelées, comme elles n'avoient point été fortifiées fans raifon, on ne peut négliger de les relever, quelque confidérable qu'en foit la dépenfe; en forte qu'il eft bien rare que la conclufion de la paix faffe ceffer tout d'un coup les dépenfes qu'on peut bien appeller dépenses des guerres, quoique faites en temps de paix, foit parce qu'elles en font une fuite néceffaire, ou parce qu'elles peuvent contribuer à en éviter une, ou mettre en état de la moins craindre. Il eft de droit commun d'avoir la liberté de fortifier fes places & d'affurer fes frontieres. Il faudroit avoir été bien malheureux & bien maltraité par les événemens, pour être obligé d'y renoncer, & ce feroit une de ces léfions énormes fur lesquelles il feroit le plus à défirer, comme nous l'avons déjà dit, de pouvoir revenir dès que les occafions le permettroient.

L'on n'a pas besoin de parler des pertes de provinces entieres; ces malheurs font bien rares, ils indiquent fuffifamment, fans qu'on l'annonce, la néceffité des précautions à prendre pour fe mettre à l'abri de nouvelles pertes & de nouveaux démembremens.

Mais l'acquifition de quelqu'une introduit encore la néceffité de nouveaux foins, quand ce ne feroit que parce que l'accroiffement d'un Etat fait toujours voir de nouveaux moyens de le prendre. Or il faut partir de deux principes certains; l'un, que la partie cédante ne perd point de vue les moyens & les occafions de rentrer dans fa poffeffion; l'autre, que le peuple cédé ne change jamais volontiers de maître, & que fans pouvoir d'abord rien prétendre à fon affection, il faut être content quand il accorde au devoir ce qui lui appartient. Delà les mefures propres à affurer fa conquête, foit par des conftructions de places, foit par le féjour d'un nombre de troupes bien difciplinées fuffifant pour fa défense. Delà la pratique & l'observation de grands ménagemens pour tous les ordres, & en tout ce qui pourroit exciter des murmures ou des mécontentemens, Delà une attention fuivie à attacher les principales familles par des bienfaits fagement diftribués, ou à les lier par des engagemens & des liaisons qui uniffent dans les mêmes intérêts les anciens colons & les nouveaux sujets. Ainfi faifoient les Romains avec les alliés qu'ils acquéroient, & auxquels ils fembloient même accorder des préférences d'attention & de protection. Avec le temps (car ce n'eft pas l'affaire d'un jour, & il y faut une méthode conftante & Tuivie) ils parvenoient à n'en faire, pour ainfi-dire, plus qu'un même peuple avec eux. Prompts à rendre juftice fur leurs moindres plaintes, ils les forçoient à les aimer. La crainte de multiplier les citations nous empê

che de rapporter nombre d'illuftres exemples qu'ils nous ont, dans ce genre, laiffé à imiter.

Les maux extérieurs, qui font, comme nous l'avons dit, plus immédiatement du reffort de la politique, préfentent une multitude, pour ainsi dire, d'observations, puifqu'elles doivent porter également fur les ennemis que l'on a eu à combattre & fur les amis qui ont coöpéré avec nous, en même temps que fur l'état de l'équilibre de l'Europe, relativement aux nouvelles conditions de paix.

C'eft alors feulement qu'on peut faire de fang-froid les réflexions auxquelles on n'a pu fe livrer, ni dans le temps qui a précédé in:médiatement l'éclat de la guerre, ni pendant le tumulte des armes.

Quel eft l'homme public qui ne doive pas alors fe retracer les causes de la guerre dont il vient de fortir, examiner par quelles combinaisons on y a été conduit ou forcé, fi ç'a été une guerre néceffaire, utile ou de fimple convenance; fi l'on a bien fait tout ce qu'il pouvoit y avoir à faire pour l'éviter; fi l'objet en valoit les frais ou les rifques; fi l'on est resté ou non en deçà de fon objet; fi ce font fes vrais ennemis que l'on a combattus; fi l'on a eu pour coöpérateurs fes vrais & naturels amis; fi ces coopérateurs ont agi de bonne-foi, & de maniere à pouvoir, dans une autre occafion, compter fur eux. Et de ces différens points d'examen naîtra la formation d'un fyftême de politique folide & intelligent.

Or, pour qu'il foit tel, il faut néceffairement qu'il ait pour objet de prévenir le retour de la guerre, en diffipant les défiances auxquelles on avoit pu donner lieu; & c'eft-là le cas où la connoiffance de fes propres fautes doit conduire à fe réformer. Heureux quand on peut faire cet examen fans être ébloui, même par les fuccès que l'on peut avoir eu, & qui au vrai ne font pas preuve que l'on ait bien fait, parce qu'il eft effectivement des fautes ou des témérités heureuses, mais funeftes néceffairement quand elles ont une fois gâté l'efprit.

Les amitiés particulieres les plus naturelles, fouffrent quelquefois des éclipfes, & ne font pas exemptes de nuages. On a pu de même par quelque mal-entendu ou par des incidens que fouvent on n'a pu prévoir,“ s'être brouillé avec un allié naturel. C'est un grand malheur dans l'ordre politique, qui ne fe répare que par des démarches directes qui faffent oublier le paffé, & ce fera le cas de bien méditer sur ce qui pourroit renouveller ou occafionner des refroidiffemens, pour en étouffer jufqu'à la crainte par des engagemens très-étroits.

On a pu contribuer à agrandir mal-à-propos une puiffance, dont le nouvel état fait un dérangement dans la balance de l'équilibre; c'eft alors qu'il faut examiner par quelles alliances on en peut faire le contre-poids, & prévenir les fuites du fyftême faux auquel on a coöpéré en facrifiant des intérêts généraux & permanens à des raifons ou à des befoins momentanés. Si par une guerre heureufe on a fait des acquifitions confidérables, il

faudra, d'un côté, guérir les craintes que l'on pourroit avoir de l'abus de cet accroiffement; & de l'autre, examiner quelles garanties plus affurées l'on peut fe procurer en fe liant avec des puiffances qui n'ayent aucune raifon de jaloufie.

Si l'on s'eft fié à des amis ou peu fideles ou peu exacts, en réfléchiffant fur leur conduite, on constate fi la faute en a été à leur intention, ou fi ce font les moyens qui leur ont manqué, afin, ou de choisir une autre fois des alliés plus en force, ou de fe défier de principes & d'intentions fur lesquelles il ne faut rien laiffer au hafard, autant qu'il eft poffible, quand il s'agit d'opérations communes de guerre.

Si l'on a mis fin à la guerre par la prévoyance d'événemens à venir, pour lesquels on veut avoir les mains libres, on dirige alors fur cet objet fes négociations & fes démarches.

On porte même fes réflexions jufques fur les opérations militaires, dont le choix a pu être bien ou mal fait; relativement aux vues politiques qui devoient en être le mobile. On fe dit à foi-même en quoi elles ont péché; on évite par-là de retomber dans les mêmes fautes, & l'on apprend à ne fe pas engager une autre fois dans des plans de campagne mal entendus ou mal affortis à l'objet principal.

C'eft ainfi que fe traçant à loi-même les nuances du vrai, on se mûrit le jugement, & qu'étonné de fes égaremens politiques, & des erreurs dans lefquelles on a pu tomber, on rectifie fes idées pour l'avenir. Il fera donc vrai de dire que le moment où tout femble rentrer dans l'état de tranquil lité, eft celui qui donne le plus d'occupation à l'homme public pour la rendre durable & permanente par toutes les mesures de prévoyance poffibles & néceffaires à prendre, tant au dehors qu'au dedans. Les foins de l'administration exigent des veilles continuelles & une action non interrompue, quoique méthodique, & le but en doit toujours être la confervation.

RECONNOISSANCE, f. f.

LA A Reconnoiffance eft un acte excellent de bienveillance envers ccux qui fe font montrés bienfaifans envers nous, & cet acte nous excite fortement à rendre la pareille autant que nous le pouvons, mais toujours fans donner aucune atteinte au bien public. Si vous aimez mieux une définition plus courte & moins philofophique, la Reconnoiffance eft le fouvenir d'un bienfait reçu, joint au défir de témoigner l'obligation qu'on en a.

Ce fentiment ne fut jamais l'ouvrage de l'art: le ciel le donna en partage à quelques ames privilégiées; don précieux que je préférerois à tous les autres préfens dont peut nous combler la bonté céleffe,

O vous, qui ne reçûtes jamais un bienfait fans le graver dans vos cœurs, n'enviez point les richeffes, les honneurs, les plaifirs dont peu. vent jouir les ingrats! Etant nés avec cette fenfibilité d'ame, vous avez un avantage bien plus précieux; vous poffédez une des fources du vrai bonheur.

Je dirai donc heureux le cœur bienfaifant! Heureux celui qui donne avec générofité! Mais j'ajouterai: heureux autfi le cœur reconnoiffant! Heureux celui qui reçoit avec gratitude! L'un & l'autre a des droits inaliénables fur l'eftime & l'amitié de quiconque fait penfer & fentir.

Si la bienfaisance eft une marque affurée d'étendue dans l'ame, la Reconnoiffance eft une preuve certaine de fon élévation; l'une & l'autre de ces vertus eft fondée fur la grandeur & la nobleffe dans les fentimens.

Ne foyons donc point furpris que les plus grands hommes, que ceux dont les pas fe dirigerent toujours vers l'héroïfme, ayent auffi été les plus fenfibles aux fervices qu'on leur rendoir.

Pyrrhus, Alexandre, Alphonfe, roi d'Arragon & de Sicile, fe faifoient gloire de n'oublier jamais un bienfait.

Les animaux même, qui portent le plus de grandeur dans leur inftinct, ne font-ils pas auffi les plus reconnoiffans? La terre prodigue fes tréfors en faveur de ceux qui lui ont prêté quelques femences. Les fleuves rapportent à grands flots dans la mer les eaux qu'ils en ont reçues en vapeurs légeres : ainfi les cœurs vraiment reconnoiffans, ne fe laiffent-ils jamais vaincre en générosité; ils facrifieroient tout ce qu'ils ont de plus cher, leur vie même, pour ceux qui les ont obligés.

De célébres hiftoriens ont cru ne devoir point omettre un trait qui a rapport au fujet intéreffant, qui fait actuellement la matiere de nos réflexions. Nous pardonneroit-on de n'en point faire usage?

En 1594, le maréchal d'Aumont prit Grodon, en Bretagne, fur les Ligueurs. Il avoit ordonné de paffer au fil de l'épée tous les Efpagnols qui compofoient la garnifon de la place. Malgré la peine de mort décernée contre ceux qui n'exécuteroient pas les ordres du genéral, un foldat Anglois fauva un des Efpagnols. L'Anglois, déféré pour ce fujet au confeil de guerre, convint du fait, & ajouta qu'il étoit difpofé à fouffrir la mort, pourvu qu'on accordât la vie à l'Espagnol. Le maréchal furpris, lui demanda pourquoi il prenoit un fi grand intérêt à la confervation de cet homme? » Ĉ'eft, » répondit-il, monfieur, qu'en pareille rencontre, il m'a fauvé une fois la » vie à moi-même; & la Reconnoiffance exige de moi, que je la lui fauve » aux dépens de la mienne. « Le maréchal, charmé du bon cœur du foldat Anglois, lui accorda la vie, de même qu'à l'Efpagnol, & les combla tous deux d'éloges.

Je ne fache point de fardeau plus pefant que celui d'avoir des obligations à un mal-honnête homme.

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La Reconnoiffance eft dans la nature les bêtes les plus farouchés en ont

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