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cri eft un effet néceffaire de la fecouffe des organes, mais cet effet eft momentané; au lieu que l'objet frappant ou furnaturel qui le porte à souffrir fans avouer, eft l'effet d'une foule de fenfations réunies, confervées, adoptées par la réflexion; cet effet a, pour ainfi dire, une vie identique ou commune avec l'individu. Un fanatique, un pfeudo-martyr, un homme ardent & paffionné s'échauffent peu à peu fur leur objet favori, la sensibilité fe concentre dans l'organe qui le repréfente, les tourmens ont peine à faire diversion ou à interrompre cette tendance, & fi leur violence la fufpend pour un moment, elle n'eft point capable d'imprimer un mouve- ̈ ment contraire, auffi complet, auffi uniforme, auffi conftant.

C'eft par-là qu'il faut expliquer l'infenfibilité apparente de quelques malheureux qu'on accufoit de magie ou qu'on fuppofoit avoir usé de fortiléges.

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On peut encore trouver dans toutes les efpeces de torture une cause d'infenfibilité bien plus pofitive. Les ligamens des vertebres font tiraillés dans certaines Questions; ce tiraillement parvient jufqu'à la moëlle épiniere. Les différentes courbures que forme la colonne vertébrale, s'effacent dans la tenfion exceffive du corps ou des membres, les têtes des côtes articulées à côté des ouvertures par où s'échappent les nerfs dorfaux, fe portent contre ces nerfs mêmes & les compriment. L'anatomie peut démontrer que l'applatiffement du dos ne peut avoir lieu que dans un feul fens, c'est-àdire lorfque les têtes des côtes fe portent un peu en avant ou fur les côtés, jamais en arriere. Le nerf comprimé dans ce mouvement perd alors fon action, ou en entier ou en partie; delà l'infenfibilité, l'engourdiffement, le défaut même de mouvement dans la partie à laquelle ce nerf se diftribuoit. On voit communément fuccéder une efpece de ftupeur ou d'engourdiffement dans les membres de ceux qui ont été vexés de la forte. Dans les extenfions violentes des membres, les nerfs tiraillés en même-temps que la partie, font preffés, ou à leur fortie ou dans leur trajet; la feule preffion les dépouille de leurs propriétés, le mouvement & le fentiment diminuent à la fois, & fi la preffion eft forte, ils difparoiffent totalement. Ce feul effet fuffit fans doute pour expliquer l'infenfibilité qu'on remarque dans quelques fujets d'autant mieux qu'on augmente le degré de torture à mesure que le patient paroît infenfible. Cette augmentation ne fait que rendre le défordre plus grand fans augmenter la douleur, & le but de la torture eft manqué.

Peut-on d'ailleurs fe flatter d'évaluer affez juftement le degré de torture que l'on applique? Eft-ce que la fenfibilité eft égale dans tous les hommes? Ne fait-on pas qu'un degré de tourniquet fera fur l'un, ce que deux feront à peine fer un autre? L'irritabilité des parties eft incommenfurable, elle eft relative à l'âge, au fexe, au tempérament, au genre de vie, à la faison, au climat; elle change plufieurs fois dans les mêmes fujets, elle fe porte fur certains organes préférablement à d'autres, elle tient à l'imagi nation prefqu'autant qu'à l'organisation.

Si des ligamens fe déchirent, la douleur eft exceffive dans leur tiraillement, mais il eft un degré extrême de douleur qui excede les forces des parties & qui en étouffe la fenfibilité. En irritant légérement avec la pointe d'un ftilet boutonné la furface de la dure-mere d'un animal vivant, on l'entend pouffer des cris de douleur, il entre même en convulfion, & ce même animal paroît tranquille & infenfible lorfqu'on porte fur le même organe un cauftique violent tel que l'eau-forte.

Quoique le corps ou, pour parler anatomiquement, le tronc ne fubiffe point de tiraillement direct, il en éprouve les effets il en éprouve les effets par l'extenfion des membres. Lorfque les mains font liées derriere le dos & qu'on releve avec force les bras dans cette pofition, foit en foulevant le patient pour lui donner l'eftrapade, foit en tiraillant fimplement ces parties, alors l'humé◄ rus roule dans l'omoplate dans un fens oppofé au mouvement naturel, les muscles & les ligamens font néceffairement diftendus, & comme la plupart des muscles de l'épaule s'attachent fur les côtes & dans toute l'étendue de la poitrine, il en résulte un effort fur toutes les parties qui la compofent, & fur tous les vifceres qu'elle contient. Le cœur & 1s poumons font gênés, le diaphragme n'a point fon action libre, la respiration & la circulation font donc intéreffées. La douleur rend les mouvemens du diaphragme convulfifs dans les premiers inftans, la refpiration eft fufpendue ou entrecoupée, en premier lieu par le feul mécanifme de la douleur, mais bientôt après par l'obftacle mécanique que la conftriction de la poitrine oppose à la dilatation des poumons.

Il fuffit de connoître le corps humain, même affez imparfaitement, pour fentir la néceffité de tous ces inconvéniens. Mais le détail de ces défordres ne parle point au cœur de ceux qui ne font point inftruits: il n'y a guere que les gens de l'art qui voyent avec douleur que cet état eft affreux pour tout être vivant; ils n'ofent fe perfuader que tant d'appareil foit employé pour arracher un aveu; ils favent que ce n'eft pas impunément qu'on porte à la vie une atteinte auffi cruelle, qu'elle laiffe des veftiges qui ne s'effacent qu'à la mort; ils favent en outre que le moment de l'extrême douleur, eft de tous les momens le moins favorable pour raisonner: comment pourroient-ils ne pas s'élever contre cet abus ! ô`magistrats, qui tenez en vos mains tout ce qui tient à notre existence? Après avoir considéré l'homme moral, voyez auffi l'homme phyfique! Ne féparez point ce qui eft indivifible! Abforbé dans la douleur il eft alors privé des prérogatives d'être penfant; il n'articule que par inftin&t, & n'est capable de se mouvoir que par une impulfion étrangere.

Si l'infenfibilité des malheureux qu'on applique à la Question, prive le juge des lumieres qu'il ofoit en attendre, il n'eft guere plus en droit de s'en promettre, lorfque dans d'autres circonftances la torture a fon plein effet. Les obfervations les plus communes prouvent qu'une vive irritation fur certaines parties aliene l'ame en excédant les forces; tout fe concen

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tre fur le fentiment douloureux qui menace l'exiftence & le malheureux qui fouffre, ne craint pas de chercher à en abréger le cours pourvu qu'il termine fa douleur. Si l'homme que le dégoût de la vie pourfuit, ofe fouvent porter fur lui une main criminelle, que ne doit-on pas attendre de l'infortuné fur lequel d'infames exécuteurs exercent tous les rafinemens de la barbarie. Il doit fans doute s'accufer lui-même, il doit chercher à lire dans l'efprit de fon juge pour conformer fon aveu au genre de lumieres qu'on a intention d'obtenir. Le feul appareil fi formidable des inftrumens & du bourreau, la préfence d'un juge qui fe fait obéir d'un clin-d'œil, anéantiffent toute efpece de reffort de l'ame, même dans les fcélérats : qu'on parcoure l'hiftoire des faits, qu'on confulte les médecins fur les effets de la crainte & de la terreur, & l'on verra par-tout ces impreffions morales ébranler jufqu'au tiffu des organes & produire les effets les plus phyfiques & les plus rapides.

Il eft d'ailleurs des parties dont les léfions alterent les facultés de l'ame & rendent un homme fou, tel eft le centre phrénique, le bas de l'occiput, le fond des orbites, &c. &c. La douleur d'oreille eft infupportable, & des hommes pleins de raison, qui en font quelquefois attaqués, fe tueroient ou fe précipiteroient eux-mêmes s'ils n'étoient retenus. Combien de malheureux font reftés fous après certaines tortures! I.e peu de temps qu'ils ont vécu après ces vexations, n'a pas toujours permis de s'appercevoir des funeftes effets qu'elles ont produit. On a quelquefois attribué à la peur de la mort, ce qui n'étoit que l'effet du genre de fupplice qu'ils avoient subi, & l'on aime mieux recourir à des caufes morales, dans des momens où tout n'eft qu'inftin&t, qu'à des caufes phyfiques évidentes dont l'action peut fe fuivre à l'œil.

L'efprit de douceur qui quelquefois mitige la loi trop cruelle, mais qui par malheur ne l'abroge pas, a fait infenfiblement adopter en France l'ufage de n'appliquer à la Question que les criminels déjà condamnés à mort; c'eft un pas vers la reforme que l'humanité réclame depuis tant de fiecles: mais qu'importe l'aveu d'un criminel lorfqu'il eft reconnu coupable & condamné? &, fi c'est pour découvrir des complices qu'on le foumet à ce tourment de plus, comment veut-on que ce moyen reconnu incertain & fouvent nul, ferve à faire connoître des complices? Certainement, dit le marquis de Beccaria, celui qui s'accufe lui-même, accufera les autres encore plus facilement. D'ailleurs eft-il jufte de tourmenter un homme pour le crime d'un autre? La fociété a droit d'immoler des victimes à fa confervation, & tout coupable convaincu, doit fubir la peine que la loi impose à fon délit; mais cette peine n'eft point arbitraire; la loi fixe le fort du malheureux qu'elle condamne, & doit encore le protéger parce qu'il eft homme. S'il exifte une loi qui aggrave les peines fans avantage pour la fociété, cette loi eft un monftre qu'il faut détefter.

Tome XXVII.

Non

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RAGUSE, Ville & République dans la Dalmatie.

L'ANCI 'ANCIENNE Ragufe fut bâtie long-temps avant la naiffance de JesusChrift. Elle fut enfuite une colonie Romaine, & au troifieme fiecle les Scythes l'ont détruite. Delà vient que c'eft aujourd'hui un petit endroit. Anciennement elle s'appelloit Raufis ou Rofa: aujourd'hui les Turcs la nomment Paprovika, & les Efclavons Dobronich. Son enceinte n'eft pas grande, mais elle eft bien bâtie. C'eft le fiege de la république, & d'un archevêque qui a fous lui les évêques de Stagno, Trébigne, Narente, Brazza, Rhizana & Curzola. Son commerce eft confidérable. Elle eft bâtie alentour d'un golfe, & le fort S. Laurent la défend auffi-bien que le port. Elle feroit imprenable fi le rocher Chimora, fitué dans la mer, & qui appartient aux Vénitiens, étoit fortifié. L'air y eft fain, mais le fol ftérile : c'eft pourquoi les habitans tirent la plus grande partie des néceffités de la vie des provinces Turques adjacentes. Les ifles aux environs font toutes fertiles, gayes, bien peuplées, ornées de belles villes, de fuperbes palais, & de magnifiques jardins. Ragufe eft fort fujette aux tremblemens de terre qui lui ont caufé plufieurs fois des pertes incroyables, entr'autres ceux de 1634 & 1667. Ce dernier tremblement fit périr 6000 perfonnes, & un grand incendie s'y étant joint, la ville fut tellement ruinée, qu'elle ne put fe rétablir de plus de vingt ans.

Tout le monde fait que Ragufe eft une très-petite république, fituée sur les côtes de la mer Adriatique. Elle fait partie de la Dalmatie. Son gouvernement eft formé fur le modele de celui de Venise. Ainsi il eft entre les mains de la nobleffe, qui cependant eft fort diminuée. Le chef de la république s'appelle redeur, & il change tous les mois, foit par la voie du fcrutin, ou de maniere différente par le fort. Durant fon administration il demeure au palais, & porte la robe ducale, c'est-à-dire, un long habit de foie à larges manches. Ses appointemens font de cinq ducats par mois; mais s'il eft un des pregadi, qui jugent des affaires en appel, il reçoit un ducat par jour. Après lui vient le confeil des dix, il configlio de i dieci. Dans le grand confeil, configlio grande, entrent tous les gentilshommes qui ont au-delà de vingt ans, & qui choififfent les foixante qui compofent le confeil des pregadi. Ces pregadi ont le département des affaires de guerre & de paix ; ils difpofent de toutes les charges, reçoivent & envoyent des ambaffadeurs. Leur emploi dure une année. Le petit confeil, il configlietto, qui eft compofé de trente gentilshommes, a foin de la police, du commerce; il adminiftre les revenus publics, & juge dans les

affaires d'appel qui font de moindre importance. Cinq provifeurs confirment, à la pluralité des voix, tout ce que ceux qui gouvernent ont fait. Dans les affaires civiles, & fur-tout dans celles qui regardent les dettes, fix fénateurs ou confuls font la premiere inftance; on en appelle au college des trente, & de celui-ci encore dans quelques cas au confeil. Il y a un juge particulier pour les affaires criminelles. Trois perfonnes préfident au commerce de la laine. Cinq confeillers de fanté ont pour objet de préserver la ville des maladies contagieufes. Il y a quatre perfonnes établies pour les péages, fur la douane & la monnoie, &c. On dit que la république a eu autrefois environ une tonne d'or de revenus. Comme elle n'eft pas affez puiffante pour fe défendre d'elle-même, elle s'eft mife fous la protection de plufieurs puiffances, & principalement fous celle de l'empereur Turc. Le tribut qu'elle lui paie, y compris les frais de l'ambaffade députée tous les trois ans, monte annuellement à 20,000 fequins. Réciproquement la république eft fort utile aux Turcs, qui, par fon moyen, reçoivent toutes fortes de marchandifes néceffaires, fur-tout des armes & des munitions de guerre. Elle pouffe exceffivement loin les précautions qu'elle prend pour fa liberté : delà vient, par exemple, que les portes de Ragufe ne font ouvertes que quelques heures par jour. Elle profeffe entiérement la religion catholique romaine, permettant néanmoins des exercices publics de piété aux Arméniens & aux Mahometans. La langue vulgaire des Ragufains eft l'esclavonne, mais ils parlent auffi prefque tous l'italien. Les habitans de l'état bourgeois font prefque tous le négoce, & leurs manufactures font belles. Il n'y a que le recteur, les nobles & les docteurs qui puiffent porter les

étoffes de foie.

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LA

RAISON D'ÉTAT.

A Raifon d'Etat eft un certain égard politique que l'on doit avoir dans toutes les affaires publiques, & qui doit tendre uniquement à la confervation, à l'augmentation, à la félicité de l'Etat, à quoi on doit employer les moyens les plus faciles & les plus prompts.

Elle eft fondée fur l'intérêt public, qui contraint quelquefois de donner atteinte aux loix & de faire fléchir les regles, parce qu'à certains égards, les hommes font infenfés, méchans & pareffeux, & que de la même maniere que la néceffité les rend induftrieux, la police de l'Etat doit les faire agir comme s'ils étoient fages & gens de bien. La politique ne change pas les cœurs, mais elle met à profit les paffions.

La Raifon d'Etat doit être employée non comme la regle de PolyЯete, qui demeure toujours droite & inflexible; mais comme la regle Lesbienne qui plie facilement & qui s'accommode à toutes fortes d'ouvrages. La

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