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Q. QU

QUESTION, 1. f. Torture.

I.

De l'ufage de la Queftion.

ON peint la juftice avec un bandeau fur les yeux, pour marquer

qu'elle ne fait acception de perfonne. Cet emblême ne pourroit-il pas fignifier auffi qu'elle marche à tâtons dans la recherche des crimes, à peu près comme dans ces jeux où un enfant, les yeux bandés d'un mouchoir, pourfuit les autres, & eft obligé de nommer celui qu'il prend ? Les tortures inventées pour extorquer, de la bouche des accufés, la confeffion des crimes dont on les accufe, font-elles bien propres à découvrir la vérité qu'on cherche ?

Cet ufage des chrétiens a été inconnu dans la loi judaïque, & il n'y en. eft fait aucune mention.

Tout le monde connoît le paffage de S. Auguftin, où l'injuftice de la torture eft fortement repréfentée & foiblement excufée (a). Louis Vivés, en expliquant ce paffage, s'eft déclaré hautement contre la pratique de la queftion; mais Léonard-le-Cocq, dans fon commentaire fur les mêmes paroles, condamne l'opinion de Vivés, & foutient que les faints peres approuvent l'ufage des tourmens, pour forcer les accufés de s'expliquer.

Tant que Rome vécut en république, aucun citoyen ne pouvoit être mis à la queftion, les efclaves feuls pouvoient y être appliqués.

Aujourd'hui même, plus jaloux de protéger l'innocence que de punir le crime, le peuple Anglois rejette une preuve fi équivoque. Un homme de cette nation accufé d'un crime doit répondre, s'il eft coupable ou non. S'il l'avoue, fon procès eft bientôt fini. S'il le nie, ou il fe juftifie, ou il eft convaincu; mais s'il refufe de parler, & qu'il foit évidemment chargé du crime pour lequel il eft arrêté, on l'étend fur le plancher, & on lui met fur le corps une groffe piece de bois chargée de différens poids, auxquels on ajoute jufqu'à ce qu'il parle ou qu'il expire. Comme dans ce cas qui eft extraordinairement rare, le criminel meurt avant que fon procès ait été parfait, il n'eft point cenfé coupable, & fes biens ne font point confifqués, à moins qu'il ne foit queftion d'un crime de lefe-majefté où la

(a) Au liv. XIX. de la cité de Dieu.

confifcation a toujours lieu. Cet avantage a quelquefois engagé des criminels à fe laiffer écrafer, pour conferver leur fucceffion à leurs enfans.

Cet ufage terrible de la queftion, qui n'eft établi en Angleterre que dans le feul cas que je viens de dire, eft reçu en France, en Espagne, en Hollande, dans les Etats du pape, & dans tous les autres pays de l'Europe.

Bodin affure que dans la plupart des terres du corps germanique, l'on ne fait jamais mourir un coupable, quelque preuve qu'on ait de fon crime, qu'il ne l'ait avoué; on le tourmente d'une maniere barbare pour tirer cet aveu de fa bouche (a).

Les loix Romaines marquent beaucoup de défiance pour une preuve incertaine (b).

C'est la douleur qui regle les effets de la torture. Ce qu'il y a de force ou de courage en chacun, la modere, la paffion la diminue, l'espérance l'adoucit, la crainte l'affoiblit. Dans toutes ces circonftances, par où la vérité peut-elle fe faire jour (c)?

Pourquoi la douleur feroit-elle plutôt confeffer ce qui eft, qu'elle ne for cera de dire ce qui n'eft pas? Si celui qui n'a pas commis le crime dont on l'accuse, a affez de force pour fupporter la queftion fans fe reconnoltre coupable, pourquoi celui qui l'a commis l'avoueroit-il, la vie devant être le prix de fon filence? L'ufage de la queftion fauve communément les criminels robuftes, & perd les innocens foibles (d). Que d'innocens fe confeffent coupables pour éviter cet avant-coureur de la mort, pire que la mort même! Que de coupables foutiennent cette épreuve avec une fermeté qui devroit être réservée à l'innocence! On a remarqué (e) que Cinq-Mars, décapité à Lyon, pour crime d'Etat (f); mourut avec beaucoup de conftance & témoigna un grand mépris pour la vie, mais qu'il eut tellement peur de la Question, qu'il eft très-probable que fi on la lui eût donnée, il eut avoué tout ce qu'on auroit voulu.

Les juges eux-mêmes se défient des lumieres que la Question fournit,

(a) Bodin, Démonomanie, p. 278.

(b) Quallio res eft fragilis & periculofa & quæ veritatem fallat; nam plerique patientiâ five duritia tormentorum, ita tormenta contemnunt, ut exprimi eis veritas nullo modo poffit; alii tanta funt impatientiâ, ut quodvis mentiri quam pati tormenta velint. Leg. I. §. 23. ff. de Quat.

(c) Illa tormenta moderatur dolor, gubernat natura cujufcumque tum animi tum corporis regit quæfitor, fletit libido, corrumpit fpes, infirmat metus, ut in tot rerum anguftiis nihil veritati loci relinquatur. Cicer. orat. pro Sylla.

(d) Mentietur qui ferre potuerit, mentietur qui ferre non potuerit. Grotius dans la lettre 693 adreffée à un feigneur Polonois.

(e) Bayle, commentaire philofophique fur le paffage: Contrains-les d'entrer.

(ƒ) En 1642.

au point de n'ofer les fuivre; ils exigent que le prévenu, délivré des rourmens, confirme dans un état plus tranquille les confeffions que la douleur lui a arrachées. Mais la crainte de la douleur peut auffi bien réduire l'innocence à fe calomnier elle-même, que le fentiment de cette douleur en eft capable. S'il y a des méchans qui redoutent la mort plus que la douleur, il eft des innocens qui redoutent la douleur plus que la mort.

Le prévenu eft coupable ou non. S'il eft coupable, l'avoir mis à la torture, c'eft peut-être l'avoir puni plus cruellement que fi on l'avoit d'abord fait mourir; & lui ôter la vie enfuite, c'eft punir deux fois le même crime. S'il n'eft pas coupable, c'eft foumettre l'innocence aux peines qui n'ont été inventées que pour la mettre à l'abri des autres hommes & pour la venger des méchans.

Employer la torture, afin qu'un criminel confeffe fon crime, avant que d'en fubir la peine, c'eft faire une cruauté inutile. S'il y a des preuves fuffifantes du crime, il n'en faut pas chercher d'autres, & un criminel qui fait qu'on ne le fera pas moins mourir s'il nie, que s'il avoue tout, ne se fait pas donner la Question pour avouer la vérité.

Donner la Question fur quelques conjectures du crime, & faire dépendre le jugement d'une épreuve fi équivoque, c'est encore une inhumanité infructueuse. Si le coupable fait qu'en fouffrant la Question fans rien avouer on l'abfoudra, quelques présomptions qu'on ait contre lui, l'envie d'éviter le fupplice l'anime dans cette épreuve douloureuse, & l'affermit dans le parti qu'il a pris de tout nier.

Quoique le peuple Anglois n'emploie pas les fupplices qui font en ufage ailleurs, pour arracher aux accufés l'aveu de leur crime, les crimes ne font pas plus fréquens en Angleterre qu'ailleurs.

La regle de tous les tribunaux de judicature, c'eft de laiffer plutôt échapper le coupable, que de faire périr l'innocent; & comme il n'eft pas permis aux juges de condamner l'innocent à des peines corporelles, il "devroit leur être défendu de lui faire fouffrir les tourmens affreux de la

torture.

Ce n'eft pas que l'intérêt du corps politique ne puiffe rendre légitime l'ufage de la Queftion, comme il autorife la guerre & toutes les voies par lesquelles on réprime ceux qui troublent la tranquillité publique ; mais cet intérêt ne fe trouve que dans le cas où les juges font perfuadés que le coupable a des complices qu'il n'a pas déclarés, & les juges doivent gémir lorfqu'ils font forcés par le grand nombre & la violence des indices, d'employer cet étrange moyen de découvrir la vérité.

Un prince compatiffant, loin de mettre son attention à inventer de nouveaux fupplices, n'emploie qu'à regret ceux qui font en usage, & il res‐ pecte l'humanité jufques dans la maniere de la détruire.

Entrons dans de nouvelles confidérations sur un objet qui touche de fi près l'humanité.

I I.

La torture ne peut pas être regardée comme un moyen propre à découvrir

I

la vérité.

Ly a long-temps qu'on s'éleve contre l'ufage d'appliquer les accufés à la Question. On a raffemblé une foule de confidérations morales & politiques qui prouvent le peu de fuccès de cette pratique, & révoltent contre fon ufage les cœurs les plus infenfibles; la jurifprudence s'eft même perfectionnée à cet égard, & chez quelques peuples elle n'admet plus la torture, chez d'autres elle ne l'admet que dans certains cas.

On peut prouver phyfiquement que la torture ne peut dans aucun cas être regardée comme un moyen propre à découvrir la vérité. C'eft par la nature même de la Queftion, par l'efpece d'impreffion qu'elle fait ou qu'elle peut faire fur l'accufé, par les circonftances qui l'accompagnent ou qui la fuivent, qu'il me paroît facile d'en faire difparoître la prétendue utilité. L'abus eft ici abfolument inféparable de l'ufage; & ce fera avoir affez dit pour l'humanité que d'avoir établi l'atrocité & l'abfolue nullité de

ce moyen.

Tout homme qu'on applique à la torture, a pour lui une préfomption d'innocence; la torture feroit inutile s'il étoit convaincu c'eft d'après ces vues qu'on a exigé que l'efpece de torture à laquelle on le foumet ne puiffe altérer ni fa fanté ni fa vie. On a porté l'attention plus loin; les tribunaux qui ne perdoient pas tout-à-fait de vue la dignité de leurs fonctions, ne permettoient pas qu'on fit fubir aux accufés, des tourmens qui puffent détériorer les organes que leurs profeffions leur rendoient indifpenfables. Les doigts & le pouce principalement, font d'une néceffité abfolue pour ceux qui écrivent, & l'on n'ignoroit pas que les compressions ou les tiraillemens violens des tendons & des ligamens de ces parties, produisent très-fouvent des panaris incurables fans leur amputation. Telle eft la regle que prefcrivoit la conftitution caroline (article des effets de la torture). On favoit qu'il n'étoit pas permis de faire un mal certain pour éclaircir un doute & produire un bien contingent.

Ce même efprit de modération fit profcrire l'ufage de la torture fur les femmes enceintes, les nourrices, fur celles qui avoient leurs regles, fur les enfans, les vieillards décrépits, fur les fourds & les muets, les valétudinaires, &c.; on fit conftater leur état par des experts, & le témoignage de ces derniers, fuffifoit pour affranchir de la févérité de l'ufage. Ceux que de femblables motifs ne difpenfoient pas, étoient foumis à la rigueur de cette épreuve, avec bonne foi dans quelques cas; & l'on étoit parvenu à regarder la torture comme propre à purger l'accufé de l'infamie de l'accufation. Elle le purge, dit Julius Clarus, des indices connus avant la Question: on voit avec douleur les préjugés les plus abfurdes, prendre

la forme & l'autorité des loix dans cette partie de la jurifprudence criminelle. Selon Baiard, in Julium Clarum, fi torquendi effent ætate æquales vel indiciis, incipiendum effet ab eo qui haberet malum pronomen feu ma lam phyfionomiam. Giacchari eft du même avis dans fes notes fur le même auteur. Il n'eft pas inutile de rappeller quelquefois les divers degrés de barbarie par lefquels les hommes ont paffé avant de s'éclairer.

La ratification de la dépofition faite dans la torture, doit être faite non dans la prifon, mais fur la fellette. Debet etiam fieri in loco ubi reus tormenta feu inftrumenta ad torquendum videre non poffit. Aliter enim dici poffet, quod adhuc duraret metus tormentorum. Comine fi l'accusé ne favoit pas qu'il peut être de nouveau appliqué à la Question, lors même qu'on a éloigné de fes yeux l'horrible appareil qui l'accompagne !

On a été plus loin : fi tortura effet levis & tortus robuftus, confeffio fine ratificatione valeret. On a donc cru pouvoir déterminer avec précision le dégré de fenfibilité de la victime, & la quantité de douleur caufée par la

torture.

C'est pour s'affurer de cette efpece de rapport qu'il peut y avoir entre les forces d'un fujet & l'action des tourmens, qu'on nomme le plus fouvent des médecins experts, pour être préfens lorsqu'on applique un accusé ou un criminel à la Queftion. On exige d'eux qu'au milieu des fouffrances & des cris entrecoupés que la douleur arrache aux malheureux, ils véri fient par l'examen de fon pouls & autres fignes, dans quel état font fes forces vitales. On ne veut pas s'expofer à faire perdre la vie à l'accusé dans la torture, on ne veut le vexer que par la douleur exceffive, & l'on a toujours intention de s'arrêter lorfqu'elle menace de porter fes ravages fur les fonctions principales. Ainfi, fans fe douter peut-être qu'on rafinoit fur la cruauté, on a fuppofé qu'il y avoit une proportion à établir entre le fupplice & la vigueur de la victime, & c'eft à des miniftres de fanté qu'on a impofé cet odieux emploi. Voyons fi la connoiffance de l'organisation des corps animés ne dément point cette prétention.

des

L'auteur du traité des délits & des peines dit: » que la feule différence » que l'on puiffe affigner entre les épreuves de la torture & celles du feu » & de l'eau bouillante, eft que le fuccès de la premiere dépend de la » volonté de l'accufé, & le fuccès de celles-ci dépend d'un fait phyfique » & extérieur. « On eft forcé de convenir, pour peu qu'on connoiffe l'économie animale, qu'il n'y a aucune différence à mettre entre ces deux cas. Un homme réfifte aux tortures s'il eft fortement organisé, fi, par exercices violens & réitérés, il a rendu le tiffu de fes fibres folide, infenfible & comme calleux : il réfifte encore, quoique délicat, fi, par l'habitude de penfer à certains objets frappans ou furnaturels, il prife moins fon exiftence ou fon plaifir phyfique que ces mêmes objets; l'imagination absorbe en lui toute la fenfibilité, elle en dépouille le corps, & lorfque la douleur arrache un cri involontaire, c'est une machine qui raisonne, ce

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