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voie & le roi de Sardaigne; mais les Etats de ce prince font fi favorable ment fitués, qu'on peut dire qu'il tient la porte de l'Italie, & qu'il eft non-feulement formidable à tous les autres Etats de cette contrée, mais que les plus grandes puiffances de l'Europe ne doivent point efpérer, lorfqu'elles portent leurs armes par delà les Alpes, d'y avoir des fuccès brillans, fi le roi de Sardaigne fe déclare contre eux & s'oppose à leurs progrès. La guerre de 1734, où ce prince tenoit pour la France, & celle de 1741, où il avoit embraffé le parti de la maifon d'Autriche ont confirmé cette vérité. La Suiffe, que l'on peut appeller une puissancè fimplement défenfive, jouit auffi, par la fituation locale de fes cantons, de

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cette forte de force.

Il est encore une quatrieme efpece de puiffance, que l'on peut appeller d'opinion, parce qu'elle n'eft point fondée fur des forces réelles, mais fe foutient par le refpect ou la confidération, que lui portent toutes les na tions de l'Europe. Si l'on envifage le pape fimplement comme un prince féculier, il eft certain que fon pouvoir n'eft guere redoutable. Petits Etats, énervés, fans commerce, fans reffources; mauvaises troupes & en petit nombre, fujets fans vigueur, amollis par l'indolence de l'état de la prêtrife; tout cela marque les vrais caracteres de la foibleffe. Mais fi l'on ajoute à cette puiffance temporelle, toute petite qu'elle puiffe être, l'autorité fpirituelle du faint fiege, qui a pour principe l'opinion religieufe des peuples catholiques Romains, fi l'on confidere fous cet afpect le pontife de Rome comme chef de la chrétienté, fi l'on réfléchit fur l'influence extraordinaire qu'il a en cette qualité dans tous les cabinets, & fur fon pouvoir fur toutes les confciences, on ne fera plus étonné qu'une puiffance auffi idéale ait pu non-feulement fe foutenir tant de fiecles, mais donner fouvent la loi aux autres fouverains, & difpofer quelquefois de leurs Etats. L'ordre de Malthe ne feroit jamais parvenu à former une puiffance, & auroit fuccombé depuis long-temps fous le poids immenfe de la Porte Ottomane, fi les intérêts des grandes nations Européennes ne foutenoient cet Etat politique, dont l'effence & le pouvoir eft tout fondé fur l'opinion.

Enfin, il y a quelques Etats de l'Europe qui jouiffent d'une puiffance qu'on peut nommer acceffoire, lorfqu'ils poffedent des provinces & contrées qui, bien loin d'être contiguës à la métropole de l'Etat, en font fituées à un grand éloignement. Ces poffeffions lointaines ajoutent rarement à la force réelle d'un Etat, quoiqu'elles lui donnent une plus grande confidération parmi les Puiffances. Auffi les rivales de la maison d'Autriche ontelles toujours été affez politiques pour lui laiffer, par leurs traités de paix, des domaines en Italie & en Flandres, dont la défenfe pût diftraire fes forces. Dès que la guerre éclate entre cette maifon & celle de Bourbon, le théâtre en eft porté, ou dans les Pays-Bas, ou dans l'Italie, & pour derniere reffource, la France peut opérer une diverfion en Hongrie par les liaifons avec la Porte Ottomane. C'eft ce qui met la cour de Vienne dans

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la néceffité d'entretenir au moins trois armées dans des pays fi diftans l'un de l'autre, qu'elles ne fauroient fe prêter aucun fecours; & pouvant être entamée par tant d'endroits divers, le partage de fes forces affoiblit fa puiffance. Auffi eft-ce un axiome politique que plus un Etat peut arrondir fon terrain, plus il fe rend formidable. Si l'on pefe bien tous les avantages & les défavantages que la république de Gênes retira de la poffeffion de l'ifle de Corfe, il eft à croire que le frivole honneur d'être maître d'un petit royaume, affoibliffoit fa puiffance réelle, plus qu'il ne l'augmentoit, de forte qu'il lui eft utile d'avoir perdu cette ifle. Il n'en eft pas de même du marquifat de Final, qui eft fitué de maniere qu'il a pu être incorporé, pour ainfi dire, au corps de la république, & qu'il en augmente les forces. Les provinces contigues de Venife fervent, fans contredit, à la rendre formidable; mais les ifles & terres éloignées, qui font fous fa domination, n'ajoutent pas beaucoup à sa puiffance réelle, & leur confervation lui a toujours été fort onéreuse.

Il faut cependant diftinguer ici les intérêts de commerce: car, lorfqu'un Etat poffede des terres ou provinces, dans des climats lointains qui confument les denrées & manufactures de la métropole, & qui lui fourniffent des métaux ou autres marchandises quelconques en échange, ces poffeffions, affurément, augmentent fa force réelle & intrinfeque, ainfi que nous l'avons vu à l'article du COMMERCE, & que les domaines des nations commerçantes de l'Europe dans les trois autres parties du monde le prouvent tous les jours. Encore eft-il à craindre que ces fujets éloignés ne deviennent affez puiffans pour fecouer le joug de la métropole, comme l'Angleterre l'éprouve aujourd'hui.

Que dirons-nous de ces grands fiefs, ou fiefs royaux, qui relevent d'autres Etats fouvent plus foibles qu'eux ? Lorfque le feigneur fuzerain ne retire aucune redevance pécuniaire, aucun fecours, ni fervices réels de fon vaffal; & qu'en cas de félonie il n'eft pas affez puiffant pour le dépofféder ou lui faire reffentir les effets des peines portées par les loix féodales, c'est une prérogative bien chimérique, & fouvent très-dangereufe, d'avoir un vaffal plus formidable qu'on ne l'est foi-même. La confervation d'un pareil fief devient à charge au fuzerain fans qu'il en retire un folide avantage. La plupart de ces fortes de fiefs royaux font devenus des efpeces de jeux de mots, & leurs effets fe réduifent à de frivoles cérémonies. C'eft précifément le cas où fe trouve le royaume de Naples, à l'égard du faint fiege; & tous ces fiefs du faint empire Romain, difperfés dans d'autres pays éloignés, n'ont guere plus de réalité.

Lorfqu'on applique les principes & les diftinctions de la puiffance des Etats (tels que nous venons de les établir, & qu'ils nous paroiffent fondés dans la nature) au tableau actuel de l'Europe, on peut en inférer qu'il y a, de nos jours, trois, ou fi vous voulez, quatre claffes de Puiffances dans cette partie du monde. On place au premier rang celles qui entretiennent Tome XXVII.

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des armées nombreufes, des flottes confidérables, qui ont de l'argent prêt, des reffources intariffables, & qui, par conféquent, peuvent foutenir la guerre par elles-mêmes, fans fecours & fans alliances, tant qu'elles agifient feule à feule, & qu'un parti ne fe fortifie point par une ligue étrangere. On ne trouve guere d'Etat en Europe qui réuniffe tous ces avanrages, fi ce n'eft les monarchies Françoife & Angloife, (a) car ces deux puiffances font inépuifables, & c'eft un propos populaire, un langage de gazettes, toutes les fois qu'on entend dire, de la France ou de l'Angleterre, qu'elles font abfolument aux abois. Il feroit honteux pour un homme du cabinet de tenir un pareil difcours. Dans la feconde claffe on range les puiffances qui, bien que formidables par elles-mêmes, ne poffedent pas cependant les quatre propriétés indiquées ci-deffus, qui par conféquent ne fauroient agir en chef, mais qui ont befoin d'alliances ou de fecours pécuniaires, fur-tout fi les guerres qu'elles entreprennent, font longues, & que le fort des armes ne leur foit pas conftamment favorable. Telle eft la fituation politique de la maifon d'Autriche, de la Ruffie, de la Pruffe & de l'Espagne. Lorfque, pour entrer en guerre, un Etat eft obligé de fe joindre à une ligue déjà puiffante, de prendre des fubfides, qu'il ne peut fournir que des efpeces d'armées auxiliaires, qu'il ne fauroit entretenir, en temps de paix, le nombre fuffifant de troupes, & qu'il eft obligé de faire de nouvelles levées chaque fois qu'il veut prendre les armes, quand fon territoire eft refferré, qu'il manque ou d'habitans, ou de revenus, ou de quelques autres qualités effentielles, la raison veut qu'on le range dans la troilieme claffe des grandes puiffances. On peut compter dans ce nombre les rois de Portugal, de Sardaigne, de Suede, de Danemarc de Naples, la république de Hollande, &c. Ces trois claffes comprennent ce qu'on peut appeller les grandes puiffances. Dans la quatrieme fe rangent tous les autres fouverains, plus ou moins formidables, qui ne fauroient agir absolument par eux-mêmes, & qui bien que très-refpectables par leur rang, leur naiffance, leurs titres, la confidération qui leur eft accordée, l'influence indirecte qu'ils ont dans les affaires générales, ou par d'autres prérogatives, ne poffedent cependant ni puiffance réelle; ni relative, & dont le fort le plus défirable eft de fe foutenir dans une heureuse médiocrité par leur fageffe, & non par leurs forces.

Le grand principe de toutes les actions humaines, que tout être eft doué d'un penchant inné, non-feulement de prolonger fon existence, c'est-àdire, de fe conferver, mais encore de rendre fa condition auffi bonne qu'il eft poffible, ce principe, dis-je, eft la bafe de la politique, qui nous enfeigne les moyens de parvenir à ce but. Ce même principe eft encore fi univerfel, qu'on peut l'envifager comme le grand reffort de toutes les

(a) La fin de la guerre actuelle pourroit bien mettre l'Angleterre au fecond rang.

actions des hommes, non-feulement en tant que particuliers, mais auffi comme citoyens réunis en corps politiques. Il s'enfuit delà que chaque fociété, chaque Etat, peut & doit méme fe fervir de tous les moyens légitimes qui lui paroiffent néceffaires, foit à fa confervation, foit à l'augmentation de fa puiffance réelle & relative. Cette regle, dictée par la loi naturelle auffi-bien que par la politique, fert de fondement à toutes les opérations des différens cabinets de l'Europe, au fyftême que chacun d'eux embraffe, aux mesures qu'il prend, aux alliances qu'il contracte, à la guerre qu'il déclare, ou à la paix qu'il conclut. Un gouvernement qui agiroit fur d'autres principes, verroit bientôt les autres nations profiter de fon erreur, ou de fon indolence criminelle, & s'élever fur fes ruines.

On demande fi pour parvenir au but propofé, le cabinet doit fe conduire felon les temps & les occafions, ou fe faire un fyftême politique & le fuivre avec conftance fans jamais s'en écarter. C'eft ce que nous examinerons au titre SYSTÊME POLITIQUE.

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E crois que l'on peut donner une notion précise du véritable fondement du droit de punir, & conféquemment de la juftice criminelle.

Les loix ont été les conditions fous lefquelles les hommes indépendans & ifolés dans l'état de nature, fe font réunis en fociété, puis en corps politiques. Peut-être il n'y a eu que des conventions dans le premier état d'affociation. Mais furement les corps politiques n'ont pu fubfifter fans loix, & il eft à préfumer que les loix pénales fuivirent les loix qui régloient la propriété, pour en être l'appui. Les hommes facrifierent donc une partie de leur liberté pour jouir du refte avec plus de fureté. La fomme de toutes ces portions de liberté forma la fouveraineté de la nation qui fuc mise en dépôt entre les mains du fouverain, & confiée à fon adminiftration. Mais il ne fuffifoit pas d'établir ce dépôt, il falloit le défendre des ufurpations de chaque particulier qui s'efforce de retirer de la maffe commune, non-feulement fa propre portion, mais encore celle des autres : il falloit des motifs fenfibles & fuffifans pour empêcher le defpotifme de chaque particulier de replonger la fociété dans fon ancien cahos. Ces motifs furent des peines établies contre les infracteurs des loix. Telle est l'origine des loix pénales.

Ce fut la néceffité feule qui contraignit chaque homme à céder une portion de fa liberté pour conferver l'autre car il n'eft pas naturel que perfonne faffe gratuitement le facrifice de fa liberté ou même d'une partie.

Il s'enfuit que chacun n'en a voulu mettre dans le dépôt commun que la plus petite portion poffible, feule partie dont le facrifice étoit néceffaire pour engager les affociés à le maintenir dans la poffeffion du refte. L'affemblage de toutes ces portions de liberté, les plus petites que chacun ait pu céder, eft le fondement du droit de punir de la fociété. D'où il résulte que le droit de faire des loix pénales appartient à la fouveraineté, & ne peut réfider que dans le fouverain. Il fuit encore que toute peine eft injufte, auffitôt qu'elle n'eft pas néceffaire à la confervation du dépôt de la liberté publique. Les peines feront d'autant plus juftes, que le fouverain confervera aux particuliers une liberté plus grande, & qu'en même temps la liberté publique demeurera plus inviolable & plus facrée. Traité des délits & des peines, par M. le M. DE BECCARIA.

Nous avons un grand amour pour nous-mêmes, & notre conservation nous eft infiniment précieufe. Rien n'eft par conféquent plus hideux que le trifte appareil deftiné à effrayer & à réprimer les méchans. Les fupplices détruifent l'homme, & il a d'autant plus de regret à la vie, qu'on en rend la fin plus douloureufe. Il n'eft pas poffible d'empêcher que ce qui a été fait ne l'ait été, mais rien n'eft fi jufte que de faire périr un criminel qui s'eft rendu indigne de vivre, que de faire fouffrir du mal à celui qui en a fait aux autres, & que de le mettre hors d'état d'en faire déformais. Ce n'eft pas qu'il foit indifpenfable de fatisfaire à la juftice, en infligeant des peines aux coupables. Les paffages de l'écriture que quelques auteurs alléguent à cet égard, ne regardent que le tribunal divin, ou ne fe rapportent qu'aux loix particulieres & aux cérémonies des Juifs. A quel propos faire fouffrir quelqu'un, fimplement pour le faire fouffrir? Répandre le fang humain, pour le feul plaifir de le répandre, c'eft chercher à affouvir fa cruauté. Les peines ne doivent donc pas être infligées en tant que peines, mais en tant qu'utiles. L'utilité en doit être la mesure (a).

En puniffant les actions criminelles, les fociétés civiles ont trois objets (b).' Le premier vœu du législateur, dans l'établiffement des peines, c'eft de corriger le coupable & de lui faire perdre l'envie de retomber dans le crime. Toutes fortes d'actions, & fur-tout celles qu'on fait de propos délibéré & auxquelles on revient fouvent, laiffent dans l'agent un certain penchant & une certaine facilité à en produire d'autres femblables, d'où se forme enfin l'habitude après plufieurs actes réitérés; ainfi, il eft néceffaire d'éloigner tout ce qui fert d'attrait au crime, & c'eft à quoi l'on ne fauroit mieux pourvoir qu'en oppofant à cet attrait l'amertume de quelque douleur.

(a) Supplicium de iis fumendum, non tam ut ipfi pereant, quàm ut alios pereundo de

serreant.

(b) In quibus (alienis injuriis) vindicandis, hac tria lex fecuta eft, quæ princeps quoque fequi debet, aut ut eum quem punit emendet, aut ut poena ejus cæteros meliores reddat, aut ut fublatis malis, cæteri fecuriores vivant, Senec, de Clement. lib. I, cap. 22.

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