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divers corps réunis jouiffent d'un droit égal & vivent fous les mêmes loix, les droits que chacun d'eux avoit auparavant ne s'éteignent pas, mais ils deviennent communs à tous les corps; ainfi que les dettes, les engagemens, les traités, les obligations, en un mot, toutes les autres charges. Suppofons toutefois deux royaumes qui, aboliffant en même-temps l'un & l'autre leurs loix fondamentales, & dépouillant de la couronne les familles régnantes, fe réuniffent & fondent enfemble un feul royaume : il est évident que dans ce cas, aucun de ces deux Etats ne fubfifte plus comme corps de gouvernement, mais qu'il s'en forme un tout nouveau. Si l'un des deux conferve fon ancienne conftitution, avec les terres qu'il occupoit, & qu'il reçoive les citoyens de l'autre qui viennent s'y fixer, alors il n'y a de détruit que ce dernier Etat, l'autre fubfiftant en entier, & n'ayant éprouvé d'autre changement qu'un accroiflement très-confidérable.

On dit communément que les rois meurent, & que les peuples font immortels; mais cela ne fignifie pas que les peuples ne puiffent être diffipés, détruits, entiérement éteints; on entend feulement par cette maniere de s'exprimer, que les peuples ne font pas, à l'exemple d'une perfonne phyfique, fujets à périr au bout d'un certain temps, par un effet inévitable de la conftitution naturelle de l'homme. Un peuple eft immortel en ce qu'à proportion que les citoyens meurent, il en naît d'autres, ou bien en ce que les étrangers font fubftitués aux naturels du pays; en forte que le corps de l'Etat jouit des mêmes droits & des mêmes avantages, forme toujours le même peuple, quoiqu'à chaque génération les particuliers foient remplacés par d'autres.

Au fond, quoiqu'à bien des égards, il foit vrai que les peuples foient immortels; il eft néanmoins très-conftant qu'ils peuvent être entiérement détruits : & cet événement arrive, foit que la matiere même ou le fond du peuple vienne à périr, foit que la forme foit anéantie; parce qu'il eft évident que lorfque cette forme, qui eft le lien moral qui formoit le corps du peuple, eft tout-à-fait anéantie, le peuple ne peut plus fubfifter en corps d'Etat, tel qu'il étoit auparavant, rien n'uniffant plus les citoyens les uns aux autres, ni chacun d'eux, ni leur enfemble au gouvernement. La deftruction phyfique d'une nation peut être opérée par une catastrophe générale, un massacre, une inondation, un tremblement de terre, &c. On fait avec quelle barbarie le glaive des Espagnols anéantit la république & le peuple de Tlafcala, & le peuple du Mexique, & une foule d'autres corps d'Etat, dans le nouveau-monde, &c. Au refte, à quelque petit nombre que se trouve réduit celui des citoyens échappés à de telles cataftrophes, à une inondation, un maffacre, ou un tremblement de terre, tant qu'ils font affez forts pour fe défendre contre les invafions des étrangers. ils fuccedent fans doute à tous les droits, à tous les biens de leurs concitoyens, & le peuple n'eft point encore cenfé détruit; car, il n'existe paint de regle générale qui détermine quel eft précisément le nombre de peres

de famille néceffaire pour former un peuple; puifqu'il est très-vraisemblable que dans l'origine des fociétés civiles, il fuffiroit de la réunion d'un fort petit nombre de peres de famille, pour la formation d'un corps d'Etat.

Enfin, la deftruction de la forme d'un peuple s'opere lorfqu'on le dépouille, en tout ou en partie, des droits communs dont il jouiffoit en qualité de corps de peuple: & cette communauté de droits & de loix eft tout-à-fait anéantie, lorfque les citoyens diffipés paffent dans d'autres Etats, foit comme citoyens, foit comme efclaves : la forme ne fubfifte plus qu'en partie, lorfque les citoyens font privés de leur liberté perfonnelle, ou même lorfqu'en les laiffant dans leurs villes & fur leurs terres, on les oblige de paffer fous une autre domination, ou bien lorfqu'on réduit le corps d'Etat en forme de province, ainsi qu'il a été obfervé dans le §. 5. du livre 7. Tels font les principes les plus importans de la morale, de la jurisprudence & de la politique. Le favant Puffendorff eft entré dans des détails infiniment plus étendus; j'ai cru ne devoir m'attacher qu'à ce que fon fyftême renferme de plus intéreffant & de plus effentiel; j'en ai refferré la chaîne autant qu'il m'a été poffible; j'avois d'abord entrepris de la refferrer encore davantage, mais je me fuis convaincu que je ne le pouvois, fans omettre des principes très-effentiels, des conféquences importantes, des exemples frappans & indifpenfablement néceffaires; en forte qu'au lieu de l'analyse du droit de la nature & des gens, je n'aurois présenté qu'une fuite mal liée de principes fans conféquences, & de regles fans preuves; j'ai fenti qu'il eut été trop difficile au lecteur de trouver dans un tel abrégé l'enchaînement des diverfes parties qui forment le fyftême complet de ce célébre publiciste.

NOUS

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OUS entendons par Puiffance de l'Etat, toutes les qualités & propriétés d'un Etat dont la réunion fait naître les forces & les reffources qui lui font néceffaires pour fe faire refpecter des autres Etats, fe défendre contre leurs attaques, & faire valoir, dans le befoin, les droits & les prétentions qu'il peut avoir à leur charge. C'eft à l'acquifition de ce pouvoir que tendent naturellement les efforts de tous les gouvernemens. C'eft le but de la politique, & les moyens légitimes qu'elle enfeigne pour y parvenir, font l'objet de cet article.

Ceux-là fe trompent fort, qui s'imaginent que la Puiffance d'un Etat dérive de l'immenfe étendue de terrain qu'il occupe. Il n'y a qu'à jeter les yeux fur la carte géographique, & mefurer les limites de l'Empire Ot

toman, pour se convaincre qu'il eft fur le globe terreftre des peuples qui favent pofféder un vafte pays affez inutilement. Et fi le génie qui depuis un demi-fiecle gouverne la Ruffie a fu tirer avantage de toutes les parties de ce vafte Empire, peut-être pourroit-il être encore plus puiffant avec moins d'étendue. D'ailleurs, plus un pays eft étendu, plus fes forces fe di-, vifent, plus il a de voifins, plus il peut être attaqué en divers endroits. Chaque province, même la plus lointaine, a befoin de protection, & cette protection peut devenir dangereufe, même à l'Etat qui la donne. On ne parle pas ici de ces Empires de moyenne grandeur, comme nous en voyons dans la divifion de l'Europe moderne, mais de ces monarchies immenfes, telles que nous en présente l'histoire ancienne, ou que nous en offre encore l'Afie. Dans celle-ci, les gouverneurs civils ou militaires des provinces éloignées, le penchant naturel des peuples à l'indépendance, l'efprit de rebellion, le levain de mécontentement qui fermente trop fouvent & mille autres inconvéniens, affoibliffent les refforts qui doivent faire agir une fi grande machine dans un mouvement égal, & relâchent le lien que doit tenir ensemble tout le corps. Lorfque, d'ailleurs, un pareil Empire s'étend hors de l'Europe, il comprend des mers, des déferts, des pays incultes, inhabités ou mal peuplés. Tout cela, bien loin d'ajouter à fa puiffance, l'affoiblit au contraire, parce que ces efpaces inutiles rendent la communication entre les provinces très-difficile, & demandent à être gardés avec autant de foin & de dépenfes, que s'ils en valoient la peine.

On ne doit pas croire non plus que la multitude d'habitans rende feule un Etat formidable. C'eft la qualité, & non la quantité des fujets, qui lui donne des forces. Il faut mille reffources pour faire mouvoir les armées, & encore plus d'arrangemens antérieurs pour les faire agir avec fuccès. 11 ne faut pas fe laiffer éblouir par les conquêtes rapides que des peuples innombrables, mais farouches, fortis du Nord, firent autrefois fur les nations d'alors les plus policées de l'Europe. Les Goths & les Vandales parurent dans un temps, où aucun Etat n'étoit bien réglé, où tout étoit dans une confufion & dans une foibleffe dont ils profiterent. Ils auroient été. repouffés par le premier voifin qu'ils auroient attaqué, fi le fyftême général de l'Europe avoit été dans ce temps-là fur le pied qu'il eft aujourd'hui, Nous avons vu toutes les forces Ottomanes arrêtées par la république de Venise, infultées continuellement par l'ordre de Malthe, & fe brifer contre la maifon d'Autriche. Le vafte Empire de Ruffie, farci d'habitans & d'habitans robuftes, qui femblent nés pour les armes, n'eft guere en état d'agir & d'agir long-temps, fans le fecours de quelque allié. Il faut que P'Angleterre ou la France, petits royaumes en comparaifon de la Mofcovie, remuent fes armées. Les richeffes ne font pas non plus la Puiffance d'un Etat. On en voit l'exemple dans l'Efpagne, dans le Portugal, la Hollande, & ailleurs. Concluons donc qu'il n'y a que l'habileté à favoir bien tirer parti de l'étendue du pays, du nombre de fes habitans, & de

la maffe totale des richeffes répandues dans l'Etat, qui produise sa puiffance réelle.

Car la politique, en traitant de la Puiffance des Etats, diftingue foigneufement leur puiffance réelle d'avec leur puiffance relative. Cette distinction eft très-effentielle, & fert de bafe non-feulement à toutes les réflexions que l'on peut faire fur cette matiere, mais auffi aux différens fyftêmes que chaque gouvernement embraffe, & aux mefures qu'il peur prendre.

Les caracteres ou propriétés de la puiffance réelle & intrinfeque, font donc 1°. Qu'un Etat embraffe une grandeur raifonnable de terrain. Les miniatures ne paroiffent grandes qu'à travers un microscope; & l'illusion que fe font fur leurs forces les fouverains ou les fujets des petits Etats, difparoît au premier démêlé qu'ils ont avec les puiffances formidables. 2°. Que le pays foit bien peuplé, vu qu'il eft conftaté qu'une province déferte ne fauroit rien ajouter aux forces de l'Etat. 3°. Que fa fituation locale foit avantageufe, parce qu'un pays placé au bout du monde, quelque puiffant qu'il puiffe être en foi-même, ne fauroit avoir une grande influence dans le fyftême des autres Etats de l'Europe. C'eft ainfi que la Chine, avec toutes fes prérogatives politiques, n'eft formidable à perfonne. Pour qu'un Etat puiffe être compté dans la premiere claffe de grandeur, il est même néceffaire qu'il confine à la mer, pour avoir une navigation, des forces navales & terreftres. 4°. Qu'un Etat ait de l'induftrie, du commerce & par conféquent beaucoup de richeffes. Le défaut de cette qualité, dans les vaftes Etats de la maifon d'Autriche, fait que cette puiffance ne fauroit agir que foiblement fans les fecours pécuniaires de fes alliés. 5°. Que l'Etat tienne immédiatement au fyftême de l'Europe c'eft-à-dire, qu'il foit en connexion avec toutes les autres puiffances, qu'il entretienne par-tout des miniftres, & que fes négociations lui donnent une influence dans toutes les grandes affaires. Quand même la république Helvétique auroit encore beaucoup plus de forces intrinfeques qu'elle n'en a, on ne pourroit la mettre au premier rang des puiffances, tant qu'elle n'en tretiendra pas plus de liaisons avec les autres cours. 6°. Que la nation qui. compofe l'Etat foit vaillante, animée par le point d'honneur, pleine de courage & d'amour pour la patrie, active & capable de foutenir les fatigues de la guerre. Au défaut de ces qualités dominantes & de cet efprit national, il eft des puiffances dont les provinces font difperfées, & qui compofent leurs armées de recrues de diverfes nations, parmi lesquelles il ne fauroit régner la même façon de penfer & la même valeur, mais quí fuppléent à cet inconvénient par une admirable difcipline militaire. On en a vu l'exemple dans les légions Romaines, comme nous le voyons encore aujourd'hui dans les troupes Pruffiennes. 7°. Que l'Etat foit gouverné fur un fyftême dicté par la fageffe. C'est en vain qu'il auroit toutes les propriétés que nous venons d'indiquer; fi l'ignorance, la fuperftition, le ca

price, la folie préfident au confeil du fouverain, il ne fera jamais puiffant. L'Empire d'Orient étoit formidable en tout fens; mais la fuperftition & l'imbécillité des derniers empereurs de Conftantinople le firent tomber dans la décadence & dans l'anéantiffement.

On pourroit encore ajouter ici que la grande puiffance réelle ne fauroit guere fe trouver que dans les gouvernemens monarchiques ou ariftocrati

ques. Il n'eft pas néceffaire d'entrer dans de grands détails fur les preuves de cette opinion, qui eft confirmée par l'expérience de tous les fiecles. Tant que, dans l'ancienne Rome, le fénat fut maintenir fon autorité, la monarchie étoit redoutable à toute la terre; dès que le peuple & ses tribuns s'emparerent du gouvernement, l'ariftocratie dégénéra en démocratie; il s'en fallut de beaucoup que la puiffance intrinfeque de Rome reftât auffi formidable qu'auparavant, & on la vit bientôt tomber dans l'Etat defpotique, ce qui étoit le feul moyen de fe foutenir car fi Pompée & Cefar ne fuffent venus, il eft indubitable que, fous le gouvernement populaire, les provinces Romaines auroient été démembrées l'une après l'autre. Au refte, nous voyons, par l'histoire ancienne & moderne, que de tout temps les républiques ariftocratiques ont produit d'auffi habiles politiques & d'auffi grands capitaines, que les Etats monarchiques; & la valeur des troupes a été la même fous l'une & l'autre forme de gouvernement. Cette vérité, qu'il feroit facile de prouver par mille exemples, ne femble-t-elle pas réduire à la fimple fpéculation cette diftinction des principes dominans dans les différens gouvernemens, que le président de Montefquieu a établis dans fon efprit des loix, & qui fervent de base au fyftême qu'il explique dans ce livre ingénieux?

A l'égard de la puiffance relative, il eft néceffaire de remarquer qu'elle prend fa fource dans la foibleffe des Etats circonvoifins. Lorfque tout ce qui nous environne eft petit, nous pouvons jouer, avec des forces médiocres, un grand rôle dans le monde, parce que les idées de grandeur, de puiffance, &c. font toujours relatives. C'eft ainfi que les républiques de Lacédémone & d'Athenes étoient formidables, parce que toute la Grece fe trouvoit divisée en diverses républiques & Etats beaucoup moins puiffans, que le reste du monde connu n'étoit encore que barbare. Aujourd'hui toute la Grece ensemble ne forme qu'une petite province de l'Empire Ottoman. On pourroit dire la même chofe des Etats qui partagent l'Italie, & qui, fans avoir une grande puiffance réelle, ne laiffent pas que d'être refpectables les uns aux autres, en raifon de la puiffance relative que chacun d'eux poffede.

&

Une troifieme efpece de puiffance eft celle que donne la fituation locale de l'Etat. Il n'y a pas d'exemples plus frappant de cette forte de puiffance, ni qui explique mieux notre idée, que celui du roi de Sardaigne. La puiffance réelle de ce monarque n'eft pas de la premiere claffe, & à bien considérer les chofes, le marquis de Piémont nourrit le duc de Sa

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