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foit pas poffible au roi de faire des épargnes. Quant au domaine de l'Etat, ou au tréfor public, le fouverain n'en a que l'adminiftration, qu'il doit faire avec autant de fageffe & de vigilance qu'un tuteur à l'égard des biens de fon pupille. Mais ces deux domaines ont cela de commun, que le roi ne peut, fous quelque prétexte & en quelque circonftance que ce foit, les aliéner fans le confentement exprès du peuple.

La fageffe & l'économie font fi fort d'obligation pour les rois , que fi les acquêts qu'un roi a faits pendant fon regne, proviennent des impôts exceffifs qu'il a établis fans néceffité, ou s'ils ont été faits aux dépens du fang de fes fujets, ils doivent revenir au tréfor public, & point du tout au patrimoine particulier du fouverain, ni au domaine de la couronne : mais s'il a acquis à fes propres dépens, de fes épargnes, ou bien par quelque guerre foutenue à fes frais, & fans qu'il ait, pour la pouffer, puisé dans le tréfor public, ni furchargé de taxes fes fujets; alors ces acquifitions appartiennent en pleine propriété à fes héritiers, parce qu'il eft de principe, que toute chofe qui provient de celle dont on a l'ufufruit, est de droit à l'ufufruitier.

Quant au royaume lui-même, s'il n'eft point patrimonial, le fouverain ne peut en rien aliéner, fous aucun prétexte que ce foit; & s'il le cede à quelqu'autre prince fans le confentement exprès de fes fujets, ceux-ci.ne font point tenus de fe foumettre à la domination du fouverain auquel la couronne a été cédée. S'il ne s'agit que de l'aliénation d'une partie du royaume, ou de quelque province, le confentement des fujets en général ne fuffit point; il faut encore que les habitans de la province aliénée confentent formellement à paffer de la domination du prince qui cede sous celle du fouverain qui acquiert : fans cette condition effentielle, l'aliénation eft nulle: car, ceux qui ont formé les fociétés civiles, s'étant engagés les uns envers les autres, à ne reconnoître qu'un feul & même gouvernement, chacun a acquis, en vertu d'une telle convention, le droit de ne point être retranché de l'Etat, ni mis fous une domination étrangere; à moins que d'y avoir été justement condamné, en punition de quelque crime. Auffi, les habitans de la Guyenne étoient-ils fondés à ne vouloir pas être détachés du royaume d'Angleterre, malgré la donation que Richard II avoit faite de cette province.

Il est pourtant des circonftances fàcheufes, & qui forcent les meilleurs fouverains à facrifier quelquefois une partie de leurs Etats; dans le cas, par exemple, de l'événement malheureux d'une guerre, un fouverain peut être réduit, pour obtenir la paix, de céder à l'ennemi, quelqu'une de fes provinces; fi les habitans de certe contrée ne veulent point confentir à changer de maître; le roi ne peut point à la vérité les contraindre de reconnoître cette nouvelle domination; mais il eft autorifé à retirer les garnifons & les troupes qu'il a dans ce pays, afin de ne point empêcher que le vainqueur ne s'en empare. Toutefois, fi les habitans de cette province fe

fentent affez forts pour lutter contre la puiffance à laquelle ils ont été cédés, ils font fondés à lui réfifter, ou même, s'ils le jugent à propos, à s'ériger en corps d'Etat féparé. Car, quoique, par fon traité, l'ancien fouverain de cette province ait perdu tout le droit qu'il avoit fur elle, le vainqueur ne peut néanmoins en devenir fouverain légitime, que par le consentement formel des habitans, ou par le ferment de fidélité qu'ils lui prêtent.

Par la même raison que les princes ne peuvent aliéner leurs Etats, lorfqu'ils ne font point patrimoniaux, un roi ne peut point rendre fon royaume feudataire de quelqu'autre puiffance, à moins d'en avoir obtenu le confentement exprès du peuple; attendu qu'une telle convention emporte une aliénation conditionnelle, qui fait paffer le royaume à un étranger, en cas de félonie, ou au défaut d'héritier de la famille régnante. Ainfi les barons d'Angleterre juftement indignés de la lâcheté de Jean-fans-terre, protesterent valablement contre l'inféodation que ce prince avoit faite de fon royaume au pape. Il eft encore de principe que le roi, fans l'approbation du peuple, & notamment des habitans de la province intéreffée, ne peut engager pour dettes aucune partie de fon royaume; de maniere qu'il en remette l'adminiftration & la poffeffion entre les mains du créancier, jufqu'au payement; parce que, outre qu'un pareil engagement, peut, à défaut de payement, entraîner l'aliénation; c'eft que d'ailleurs, lorfque les fujets fe font choifis un roi, ils ont voulu être gouvernés par lui & non par

aucun autre.

S. VI.

Du droit de la guerre.

DANS les fociétés civiles, comme dans l'indépendance de l'état de na

ture, chacun ayant le droit inconteftable de fe défendre contre les infultes d'un injufte agreffeur, & de foutenir fes droits contre les atteintes qu'on leur donne; il convient d'abord d'examiner ce que les guerres particulieres & les guerres publiques ont entr'elles de commun, avant que de difcuter les droits & les loix qu'on pratique & qu'on obfervé le plus généralement en matiere de guerre publique.

On a eu foin de dire ailleurs, que l'une des maximes les plus facrées du droit naturel eft de ne point faire du mal, ni caufer du dommage à autrui; on a observé aussi que si cette maxime étoit universellement obfervée, il y auroit entre les hommes une paix inaltérable. De cette maxime il résulte que la guerre eft permife & néceffaire même, lorfque quelqu'un veut, avec intention de nous nuire, nous faire du mal, ou bien lorsqu'il refuse de nous rendre ce qui nous eft dû : car alors nous fommes fondés par l'obligation où nous fommes de nous conserver, à défendre notre vie, nos biens, nos droits & notre honneur.

Toutefois, fi la nature nous permet d'entrer en état de guerre, lorsque

nous fommes attaqués; elle ne nous le permet qu'autant que nous nous propofons, même en prenant cette voie extrême, d'en venir à la paix. Auffi avant que de prendre les armes, fommes-nous obligés, quelque vive que foit l'offenfe que nous avons reçue, de pefer attentivement le bien & le mal qui peut en réfulter, foit relativement à nous, foit relativement à d'autres. Car, il n'eft pas douteux que fi, pour nous défendre, ou nous venger, nous rifquons de caufer du préjudice à d'autres qui vivent en paix, nous fommes obligés de nous abftenir de la guerre.

- Il faut conclure de ces réflexions, que, foit dans la guerre défensive dont le but eft de nous défendre, nous & ce qui nous appartient contre les entreprises d'un agreffeur injufte; foit dans la guerre offenfive, qui a pour objet de contraindre ceux qui refusent de nous rendre ce qu'ils nous doivent, en vertu d'un droit parfait, ou d'obtenir la réparation du tort qu'il nous ont fait, ou bien de nous procurer des furetés contre ce qu'ils pourroient déformais entreprendre; la juftice de notre caufe doit être claire & manifefte, & quant au fait, & quant au droit. Il faut conclure encore, qu'avant que d'en venir à la force ouverte, il faut tâcher de terminer la conteftation par quelque voie de douceur, foit par le moyen de conférences amiables, foit par la voie de la médiation & par un compromis; foit enfin, lorsque la question eft problématique de part & d'autre, par la voie

du fort.

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Les caufes injuftes de guerre font très-nombreuses; on peut les diviser en causes inconteftablement injuftes, & en caufes qui ont quelque légere apparence de raison. L'avarice & l'ambition font communément l'origine des premieres, & ce font ces deux paffions, la feconde fur-tout, qui produifent les conquérans, qui ont grand foin de couvrir l'avarice, cette paffion baffe & honteufe de l'ame, du beau nom de défir de la gloire, & de donner le nom impofant d'héroïsme, à la voracité de leur humeur ufurpatrice. Les caufes de guerre fouverainement injuftes, mais auxquelles on donne quelqu'apparence de raifon, font les prétextes que l'on prend de la crainte qu'on affecte d'avoir de la puiffance d'un voifin, ou les motifs qu'on lui fuppofe dans les préparatifs qu'il fait, ou l'utilité qu'on allegue de s'établir dans un lieu plus commode, ou la fenfibilité qu'on affecte au sujet du refus que l'on fait de rendre ce qui n'eft dû néanmoins que par un droit très-imparfait; ou le droit que l'on prétend avoir de dépouiller un fouverain de ce qu'il a, fous prétexte qu'il n'eft pas digne de le poffeder; ou bien enfin, le défir de s'affranchir d'une obligation impofée par un droit légitimement acquis pour autrui, &c. En un mot, les causes injuftes de faire la guerre font innombrables, & auffi étendues que la malice humaine, & & que la véhémence des paffions. Les caufes juftes font au contraire très-bornées, & auffi claires, auffi peu multipliées que les regles de la juftice. En général, il eft incontestable que les prétextes, quels qu'ils foient, ne peuvent jamais légitimer la guerre: & le plus plaufible, celui qui eft

fondé fur la crainte qu'infpire l'accroiffement d'une puiffance voifine, n'eft admiffible , que lorfque l'on a la certitude morale la plus diftincte des mauvais deffeins qu'elle forme fecrétement: car, de fimples foupçons, quelque vraisemblance qu'ils ayent, ne peuvent qu'autorifer à fe mettre en état de défense, mais jamais à devenir l'agreffeur de celui qu'on ne fait que foupçonner. A l'égard de l'utilité feule, ce feroit être bien injufte de décider qu'elle donne le droit d'entreprendre une guerre, & qu'elle a le même pouvoir que la néceffité, pour nous déterminer à ce parti. Quelle feroit la fureté des poffeffions, fi, par raifon d'utilité, chacun étoit fondé à s'emparer de ce qu'il croiroit être à fa bienséance ?

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Le chancelier Bacon a dit que c'étoit un fujet légitime de guerre, que celui d'empêcher un peuple féroce & barbare d'immoler des victimes humaines. C'eft là, fans contredit, une très-forte raison de plaindre la barbarie d'une nation ou même de l'éclairer autant qu'il eft poffible; mais jamais de l'attaquer, à moins que les fujets du prince agreffeur, voyageant paifiblement chez cette nation, n'y ayent été immolés: on dit y voyageant paisiblement, car s'ils y vont comme ennemis ou en qualité de corfaires, ce n'eft qu'à eux qu'il faut attribuer le fort qu'on leur a fait éprouver, & ils ne méritent pas que l'on s'arme pour les venger. En toute autre circonftance, la décision du chancelier Bacon eft tout au moins trèshafardée; Gelon étoit fans doute autorifé à inférer dans fon traité avec les Carthaginois, qu'ils n'immoleroient plus des enfans à Saturne; mais Gelon eut fait aux Carthaginois une guerre très-injufte, s'il l'eut entreprise sur cette feule raison, qu'ils immoloient des enfans à Saturne.

La force ouverte, la violence, la terreur forment le caractere propre de la guerre, & ces moyens font légitimes contre les ennemis. La rufe & l'artifice font également permis; mais pourvu que cet artifice ne soit accompagné d'aucun manque de foi. Ainfi, l'on peut tromper l'ennemi par de faux bruits, de faux avis, de faux difcours; mais on ne doit jamais violer les engagemens qu'on a pris avec lui, par quelque promeffe, ou par quelque convention.

On a dit que la violence étoit légitimement employée contre les ennemis, fur-tout quand ce font eux qui ont forcé à une guerre défenfive. Ainfi, il n'y a point d'injustice à faire plus de mal encore, qu'on n'en a reçu, ni à pouffer à l'infini, s'il eft poffible, les actes d'hoftilité. Cependant, cette violence même eft bornée par la loi de l'humanité, qui veut que les actes d'hoftilité foient dignes d'un vainqueur humain, ou même d'un vainqueur généreux. Il y a donc des regles à fuivre dans cette violence, autant que le permettent les précautions à prendre pour la défense actuelle & pour la fureté à venir ces regles font celles que l'on obferve dans les tribunaux politiques, foit dans la punition des crimes, foit dans la fixation des dommages & intérêts.

Ce ne font là que les principes généraux des guerres publiques: on eft

entré dans un détail plus étendu, lorfqu'on a fait l'analyse du traité de Grotius du droit de la guerre & de la paix. Occupons-nous maintenant des loix que l'on doit fuivre dans les guerres particulieres. Chacun jouit, dans l'état de nature, du droit de faire la guerre. Mais dans les fociétés civiles, ce droit qui feroit une fource intariffable de défordres, eft ôté aux particuliers qui ne l'ont plus que lorfqu'ils y font forcés par l'attaque imprévue d'un agreffeur injufte, & pour conferver leur vie. Dans tout autre cas c'eft à l'autorité du magiftrat qu'on eft tenu de recourir. Cependant, il arrive quelquefois que les particuliers rentrent à cet égard, dans tous les droits de l'état de nature par exemple, lorsqu'un citoyen se trouve attaqué dans quelque lieu qui n'appartient à aucun Etat, comme fur l'Océan; alors, fi l'agreffeur eft un concitoyen de l'offenfé, celui-ci peut fans doute repouffer la force par la force, jusqu'à ce qu'il fe foit mis à l'abri du danger; mais il eft obligé de s'en remettre, pour la réparation de l'injure, ou du dommage, à la juftice du fouverain commun. Si l'agreffeur eft un étranger, le droit de la défenfe eft plus étendu, & l'offenfé peut la pouffer à Toute outrance; à moins qu'il n'aime mieux fe plaindre à l'Etat dont il eft membre, ou à fon propre fouverain, qui eft en droit de tirer raison par les armes, de l'injure faite à l'un de fes fujets. Il eft permis encore de recourir à la force pour fe défendre, ou lorfque l'on eft infulté par des concitoyens, qui foulent aux pieds l'autorité des juges communs; ou lorf que ces juges refusent ouvertement de rendre la juftice qu'on leur demande contre des agreffeurs injuftes. Ces divers cas exceptés, le droit de guerre eft interdit aux particuliers dans la fociété civile.

La guerre eft folemnelle, ou non folemnelle. Par la premiere, on entend celle qui de part & d'autre, fe fait par l'autorité du fouverain, & après avoir été formellement déclarée. La guerre non folemnelle eft celle qui fe fait ou fans avoir été déclarée, ou contre des particuliers. Celles-ci paffent pour des courses, ou pour des brigandages. Les hoftilités faites par l'Etat contre des particuliers, fuppofent en ceux-ci, quelque crime de rebellion, ou quelque genre de vie pernicieux, infame, & qui ne mérite point qu'on les traite en ennemis, auxquels on foit obligé de déclarer une guerre dans les formes. Les guerres civiles qui ont lieu entre deux factions ou deux partis, qui fe difputent la fouveraineté, font auffi des guerres non folemnelles.

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Quoique le magiftrat auquel le fouverain a confié l'adminiftration d'une partie des affaires publiques, exerce, quant à cette partie, les fonctions de la fouveraineté ; il n'a cependant ni le droit, ni le pouvoir de faire la guerre. Il eft vrai qu'il a fur les fujets rebelles la puiffance coactive, mais ce n'eft pas là avoir le droit de guerre, qui eft toujours fuppofée le faire entre égaux; ses fonctions le réduifent à rendre la juftice au peuple, & à défendre les petits contre les grands, par fon autorité, fes arrêts, & jamais par les armes. Ainfi, fous la minorité de Louis XIV, fous Charles VI,

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