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ou rien, devienne un peu rare, auffi-tôt elle commence à avoir un Prix, & quelquefois même fort cher, comme cela paroît par l'exemple même de l'eau, dans les lieux arides, ou en certain temps, pendant un fiege, &c. En un mot, toutes les circonftances particulieres, qui contribuent au furhauffement du Prix des chofes, fe rapportent en dernier reffort à la rareté. Telles font la difficulté d'un ouvrage, la délicateffe, & la beauté du travail, la réputation de l'ouvrier, &c.

On peut même rapporter à la même raifon ce que l'on appelle Prix d'inclination ou d'affection, lorfque quelqu'un eftime une chofe qu'il poffede au-deffus du Prix qu'on lui donne communément, & cela par quelque raifon particuliere; par exemple, fi elle lui a fervi à fe tirer d'un grand péril, fi elle est un monument remarquable, fi c'eft pour lui une marque d'honneur, &c.

Mais eft-il permis au vendeur d'augmenter le Prix des chofes à proportion de l'inclination qu'il apperçoit dans l'acheteur? Il y a des moraliftes qui foutiennent la négative, mais fans raifon, à mon avis. Les loix romaines veulent même, que, dans la réparation d'un dommage caufé fans mauvais deffein, on n'ait point d'égard à l'attachement qu'avoit la perfonne intéreffée pour ce qu'on lui a perdu, gâté, ou détérioré en quelque maniere. Si fervum meum occidifti, non adfectiones æftimandus effe puto (veluti fi filium tuum naturalem quis occiderit, quem tu magno emptum velles ) fed quanti omnibus valeret. Sextus quoque Pedius ait, pretia rerum non ex adfectione, nec utilitate fingulorum, fed communiter fungi, Digeft. 1. ix. tit. ij. ad leg. Aquil. leg. xxxiij. Voyez encore lib. xxxv. tit. ij. ad leg. Falcid. leg. xlij, xliij. Mais je ne vois pas pourquoi, lorfque je dois me défaire d'une chofe qui me fait plaifir, je dois la vendre au même Prix qu'un autre qui regardera une chofe femblable avec indifférence. Il est d'abord certain que l'inclination augmente le Prix des chofes, & que même la plupart n'ont de Prix que dans l'imagination & les défirs de celui qui veut les acquérir. Or dès que l'acheteur attache à une chose qui me fait plaifir, un Prix proportionné à ce plaifir, je ne vois pas pourquoi, outre le Prix intrinfeque de la chofe, je ne puis pas demander une espece de dédommagement du plaifir que la poffeffion de cette chofe me procurera; d'autant plus, que je ne force pas l'acheteur, qui de fon côté, ne fe détermine à l'acheter au Prix d'inclination, que parce que la chose lui fait autant de plaifir, que la fomme demandée m'en fera. Le poffeffeur de la lampe de terre du philofophe Epictete, faifoit autant de cas de ce morceau de terre, que fi avec la lampe il avoit reçu tout le favoir du philofophe. Il fe présenta un fou de la même efpece qui lui en demanda le Prix: il la lui fit trois mille dragmes, & le marché eut lieu : Lucien, dans le traité contre un ignorant. Or quel mal y a-t-il dans ce marché? Le vendeur ne croyoit pas qu'on pût le dédommager de la perte de la lampe par une moindre fomme l'acheteur ne croyoit pas payer trop par la mê

me fomme un fi beau monument d'un homme auffi célébre qu'Epictete. Il me femble, en général, que dans les ventes des chofes fuivant le Prix d'inclination, l'acheteur & le vendeur font plutôt à plaindre qu'à blâmer.

Tels font les fondemens généraux du Prix des chofes. Mais pour juger plus précisément du Prix de chaque chofe en particulier, il faut diftinguer l'état de nature de l'état civil. Dans l'état de nature, il eft, à parler en général, libre à chacun de mettre le Prix qu'il veut à ce qui lui appartient. Mais cette liberté doit pourtant être réglée parce que le bien du commerce & les befoins de l'humanité l'exigent. Il y auroit donc une bizarrerie déraisonnable, à eftimer, fans aucune raison particuliere les choses que l'on poffede beaucoup au-deffus de ce que les autres hommes les estiment communément. En particulier, par rapport aux choses absolument néceffaires aux befoins de la vie, & dont on a abondamment, il y auroit de l'inhumanité à fe prévaloir de l'indigence & du besoin d'autrui pour en exiger un Prix exceffif.

Mais dans la fociété civile l'on a cru que l'on devoit mettre quelques bornes à la liberté des particuliers par rapport au Prix des choses. Ce Prix fe regle donc en deux manieres, ou par la loi du fouverain & les réglemens des magiftrats, ou par le feul confentement des parties. Le premier s'appelle Prix légitime, & le fecond Prix commun ou conventionnel.

Il étoit en effet d'une bonne police, & du bien commun, de fixer le Prix des chofes qui font les plus néceffaires à la vie, comme font les principales denrées; de peur que les riches n'opprimaffent les pauvres, & que ceux-ci n'euffent trop de peine de pourvoir à leurs befoins. Le Prix légitime doit donc être déterminé par la juftice & l'équité, conformément à ce que demande le bien public, & non par des confidérations particulieres pour favorifer les uns au préjudice des autres. Lorsque le Prix des chofes eft taxé, ou en faveur de l'acheteur, ou en faveur du vendeur uniquement, il eft fans doute permis à l'un de fe contenter de moins, ou à l'autre de donner plus; car chacun peut renoncer à fes avantages.

Mais fi le Prix eft réglé par la loi, non pas tant pour l'intérêt des particuliers que pour le bien public, comme une efpece de loi fomptuaire, & pour procurer à chacun un avantage égal, alors il n'eft pas même permis de donner au-delà. Que fi le magiftrat, en fixant le Prix, a eu en vue d'empêcher les monopoles, & de favorifer en général les marchands & le commerce, il n'eft pas permis au vendeur de fe contenter de moins. Mais s'il eft convenable que la loi fixe le Prix de certaines chofes, il ne l'étoit pas moins que tout le refte fût laiffé à la liberté des particuliers, afin que chacun tirant quelque profit de fon induftrie & de fon habileté on entretînt par-là l'émulation, qui contribue à faire fleurir le commerce. Le Prix commun ou conventionnel a donc quelque étendue, en forte que l'on peut exiger quelque chofe de plus, ou donner quelque chofe de moins. Bien entendu pourtant que l'on garde en cela quelque mefure, &

que le plus ou le moins ne s'écarte pas trop confidérablement de la jufte eftimation que donnent aux chofes ceux qui s'entendent en marchandises & en négoce. D'ailleurs, toutes les fois qu'on n'a point déterminé de Prix par une convention expreffe, & que cependant on en a fuppofé quelqu'un, on eft cenfé avoir entendu le Prix courant,

Plufieurs circonftances contribuent à l'augmentation ou à la diminution du Prix courant des chofes. 1°. On met en ligne de compte les peines que prennent les marchands, & les dépenfes qu'ils font pour tranfporter, garder, & débiter leurs marchandises. 2°. On peut faire payer plus cher ce que l'on vend à crédit, que ce que l'on vend argent comptant; car le temps du payement eft une partie du Prix. 3°. Ceux qui vendent en détail peuvent mettre un plus haut Prix à leurs marchandises, que les marchands en gros. Car outre que la vente en détail eft plus pénible & plus incommode; on gagne bien davantage à recevoir tout à la fois une groffe fomme d'argent qu'à en tirer peu à peu des petites. 4o. Enfin le Prix hauffe ou baiffe encore à proportion du nombre d'acheteurs ou de vendeurs, & de l'abondance ou de la difette d'argent, ou de marchandise.

Voilà qui peut fuffire fur le Prix propre & intrinfeque, Paffons au Prix virtuel & éminent.

• Depuis que la plupart des peuples fe furent écartés de la fimplicité des premiers fiecles, le commerce devenant tous les jours plus étendu, on s'apperçut bientôt que le Prix propre & intrinfeque ne fuffifoit pas pour en faciliter l'exécution. Car dans ces circonftances on ne pouvoit trafiquer autrement que par des échanges des chofes ou du travail. Or, il étoit trèsdifficile que chacun eût toujours des marchandifes que les autres vouluffent prendre en troc, & qui fuffent précisément de même valeur, ou qu'il pût travailler pour eux d'une maniere qui leur convint

Pour remédier à ces inconvéniens, & pour augmenter les douceurs & les commodités de la vie, la plupart des nations jugerent convenable d'attacher à certaines chofes une valeur imaginaire, un Prix virtuel ou éminent, qui renfermât virtuellement la valeur de toutes celles qui entrent en

commerce.

On peut donc confidérer le Prix de la monnoie comme une mesure commune du Prix intrinfeque de chaque chofe, comme un moyen univerfel par lequel on peut fe pourvoir de tout ce qui nous eft néceffaire, & faire toutes fortes de commerce, avec cette fureté, qu'avec la même quantité de cette monnoie, pour laquelle nous nous fommes défaits de quelque chofe, nous pourrons dans la fuite nous en procurer d'autres qui vaudront tout autant. Telle a été l'origine de la monnoie. C'eft ce que les jurifconfultes romains ont fort bien expliqué. Origo emendi vendendique à permutationibus cœpit : Olim enim non ita erat nummus; neque aliud merx, aliud pretium vocabatur; fed unufquifque, fecundùm neceffitatem temporum ac rerum, utilibus inutilia permutabat, quando plerumque evenit ut.

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quod alteri fupereft alteri defit. Sed quia non femper, nec facilè concurrebat, ut cùm tu haberes quod ego defiderarem, invicem haberem quod tu accipere velles, electa materia eft, cujus publica ac perpetua æftimatio difficultatibus permutationum aequalitate quantitatis fubveniret; eaque materia forma publica percuffa, ufum dominiumque, non tàm ex fubflantid præbet quàm ex quantitate, nec ultra merx utrumque, fed alterum pretium vocatur, Digeft. lib. xviij. tit. j. de contr. empt. leg. j.

Ce n'eft pas fans raifon que l'on a choifi les métaux les plus rares & les plus eftimés, l'or, l'argent & le cuivre, pour établir le Prix virtuel; car il étoit tout-à-fait convenable que la matiere à laquelle on vouloit attribuer ce Prix eût certaines conditions, qui fe rencontrent toutes dans.

ces métaux.

Et 1. il falloit que cette matiere fût d'une certaine rareté, afin qu'elle eût une certaine valeur intrinfeque: & que le commerce pût fe faire plus commodément. 2o. Il étoit néceffaire qu'elle fût compacte & folide, afin qu'elle ne s'ufât que très-peu, & à la longue. 3°. Qu'elle pût aisément fe réduire en petites parties. 4°. Enfin, que l'on pût aisément la garder, & la manier. Toutes ces qualités éroient effentielles à une chofe, qui devoit tenir lieu de mefure commune dans le commerce, & elles fe trouvent toutes dans les métaux que l'on a choifi pour cela.

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Cependant on a été contraint quelquefois, dans des cas de néceffité, de fe fervir de quelqu'autre matiere, qui tenoit lieu de monnoie, comme de cuir, de papier, auquel on donne une certaine empreinte. C'eft ainfi que Timothée, général des Athéniens, voyant, que l'argent manquoit dans fon camp, perfuada aux marchands de prendre fon cachet en place de monnoie, avec 'promeffe que dès qu'il auroit des efpeces, il rendroit pour ces cachets de la monnoie ordinaire. Ce qu'il exécuta ponctuellement.

La monnoie a été établie pour être une mesure commune dans le commerce, & par conféquent égale pour tous les particuliers d'un même Etat. Il.'fuit delà que c'eft au fouverain à en fixer le Prix, & aux particuliers de s'y conformer. C'eft auffi pourquoi les monnoies font frappées au coin de l'Etat, en forte que cette marque en regle exactement la valeur. Cependant le fouverain n'a pas un pouvoir fi abfolu de fixer cette valeur, qu'il ne doive fuivre en cela certaines regles. . Il faut avoir égard à la valeur intrinfeque de l'or, de l'argent, du cuivre, & fuivre en cela la proportion qui eft entre ces métaux, 2°. On doit aufli faire attention au Prix que les Etats étrangers, avec lesquels on eft en commerce, donnent aux efpeces. Car, par exemple, fi un fouverain hauffe trop la valeur de fes efpeces, il les rend inutiles par rapport aux étrangers, avec qui fes fujets négocient; & cela tourneroit au grand préjudice de fes fujets. 3°. Il faut que les monnoies foient à un bon titre, d'un alloi & du poids convenables 4°. Le fouverain doit donner tous fes foins pour empêcher les fraudes des faux monnoyeurs. Pour cela, il faut non-feulement n'employer Tome XXVII.

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que de bon alloi, mais encore faire travailler curieusement toute la monnoie, en forte que le travail joint à la valeur intrinfeque de chaque piece vaille tout autant, & même plus, s'il eft poffible, que ce pourquoi elle eft employée dans le commerce. 5. Lors qu'il s'eft gliffé de la fauffe monnoie dans le commerce, le fouverain doit, s'il le peut, en prendre la perte fur lui, & empêcher que les particuliers n'en fouffrent, après quoi il doit la décrier pour l'avenir.

On vit un bel exemple de cela en Angleterre, l'an 1695, fous le roi Guillaume III. Toute la monnoie fe trouvoit fi fort rognée par la négli gence des regnes précédens, qu'elle étoit diminuée de plus du tiers de fon véritable poids; en forte qu'elle valoit dans l'ufage un tiers plus que fon poids ne permettoit; ce qui ruinoit le commerce en diverfes manieres. C'eft ce qui porta enfin le parlement à prendre la résolution, pour fauver le commerce d'Angleterre, de faire refondre la monnoie aux dépens du public, fans en hauffer le Prix.

6. La monnoie étant la mesure du Prix des autres chofes, le prince ne doit rien changer à la valeur des efpeces que dans un grand besoin de l'Etat, & quand la néceffité l'y oblige. 7°. Quand on vient à faire de pareils changemens, il faut les faire les moindres qu'il eft poffible, & de façon que l'effet en foit univerfel, & non pour des vues d'intérêts particuliers au préjudice du bien public; mais dans l'intention de rétablir les choses fur l'ancien pied, le plutôt qu'il fera poffible. 8°. Une derniere remarque, c'eft que la mefure du Prix de l'argent, & fuivant laquelle il doit natureilement hauffer ou baiffer, dépend principalement de fon abondance ou de fa rareté par rapport aux terres, dont la valeur naturelle & intrinseque eft fort conftante, & qui font prefque par-tout le principal fondement des patrimoines. En effet, fi dans le temps que l'argent roule en abondance, les terres & ce qui en provient étoient à bon marché, les laboureurs feroient ruinés infailliblement. Que fi au contraire, lorfque l'argent eft rare, les terres & leurs revenus fe vendoient fort cherement, ceux qui ne fubfiftent que de leur induftrie, mourroient de faim. Ainfi comme dans ces derniers fiecles, il nous eft venu des Indes & d'Afrique une grande quantité d'or & d'argent, il étoit à propos, toutes chofes d'ailleurs égales, d'augmenter proportionnellement le Prix des terres & le falaire des ouvriers. Quand donc on dit que le Prix d'une chose a changé, il faut bien diftinguer fi c'eft proprement la valeur intrinfeque de la chofe, ou bien la valeur de la monnoie. Le premier arrive, lorfque, y ayant une même quantité d'argent, la chofe devient plus rare, ou plus abondante. L'autre a lieu, lors qu'y ayant une même quantité de cette chofe, l'argent devient lui-même plus abondant ou plus rare dans le commerce.

Pour peu que l'on réfléchiffe fur ces principes inconteftables, on verra aifément quelle fut la ftupidité ou la noirceur du premier financier qui ofa confeiller à fon prince de falfifier les monnoies, en les marquant d'une

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