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confultes fe font accordés en ce point, qu'ils ont cru les uns & les autres que tout meurtrier devoit être puni de mort. Et en effet il femble que quand un homme a été affez méchant pour en tuer un autre de propos délibéré. on eft très-fondé à ne plus fe croire déformais à l'abri de fes infultes, à moins qu'on ne lui ôte la vie. Ce n'eft guere que dans le cas où le bien de l'Etat demande la grace de l'homicide, qu'on peut le fouftraire à la punition capitale qu'il a méritée; & alors, on n'agit point contre la loi; attendu que la détermination précife de toute peine, étant de droit positif, elle peut & doit varier fuivant les circonftances & le bien de l'Etat. Toutefois, ce n'eft là qu'une reftriction, dont il feroit trop dangereux d'abuser;. &, à moins des plus fortes raifons, c'est une fouveraine injuftice que d'avoir de l'indulgence pour les meurtriers: auffi peut-on regarder comme la plus mauvaise des conftitutions, celle des rois de Pologne, par laquelle on n'établit qu'une peine légere contre les gentilshommes qui ont tué quelqu'un; comme fi dans ce gouvernement, l'homicide & l'affaffinat devoient effentiellement caractériser les gentilshommes; ou que ces crimes énormes ne duffent être regardés que comme des fautes légeres dans les membres de l'ordre de la nobleffe.

Quant à la loi du talion, il n'eft pas vrai qu'elle ait jamais eu ni pu avoir lieu pour toutes fortes de délits; en effet, le moyen de foumettre à cette loi la fornication, l'adultere, l'incefte, le crime de lefe-majesté, le crime de faux, la fubornation de témoins, la fuppofition d'un enfant, l'avortement volontaire, le viol, &c. Mais quand même cette loi ne feroit appliquée qu'aux mauvais traitemens, & au dommage fouffert par la perfonne offenfée en fon corps, comment pourroit-on cenfurer avec tant de jufteffe la punition au délit, qu'elle ne fût précisément ni plus foible ni plus forte que l'offenfe? Dailleurs, la diverfité de rang & de condition des coupables & des offenfés, ne met-elle point une différence extrême dans la punition? Un feigneur qui, dans un mouvement de colere, aura donné un foufflet à un paylan ou à un portefaix, pour lefquels ce n'eft peut-être qu'un léger mauvais traitement, fera-t-il condamné à recevoir un foufflet de la part du vigoureux payfan qu'il aura frappé? Cette loi du talion dont on a fi mal-à-propos célébré l'équité, étoit abfurde en elle-même, & impraticable prefque dans tous les cas; ce qu'on avoit de mieux à faire étoit de l'abolir.

Les crimes commis par un corps ou par une communauté, quelque nombreuse qu'elle puiffe être, font punis & méritent de l'être; mais on fuit à cet égard certaines regles. Par exemple, fi ces délits ont été précédés de quelque délibération, foit pour favoir s'il falloit commettre cette action ou pour déterminer les moyens qu'on employeroit; on examine quels ont été ceux qui fe font oppofés à l'opinion du plus grand nombre, & auxquels il n'a pas tenu que le délit n'ait point été commis; & ceux-là, quoique contraints par la pluralité des voix, de fe foumettre à la délibération &

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même de concourir à l'exécution, ne font point réputés coupables ni traités comme tels; il n'y a que ceux qui, lors de la délibération, y ont donné leur confentement particulier. Du refte, fuivant la nature du crime la peine varie, & l'énormité du délit peut être telle, qu'on faffe mourir tous les particuliers de cette communauté; ou s'il eft moins atroce, que l'on détruise l'union morale qui forme ce corps & qui en conftitue la nature : car c'eft faire périr le corps que de le diffoudre : c'eft ainsi qu'on a fait mourir dans toute l'étendue du catholicifme, la fociété des jéfuites, qui ne méritoit que trop ce genre de mort. D'autres fois on punit une communauté coupable, en la foumettant à un corps non fouverain, ou même en la déclarant dépendante d'un fujet de l'Etat; ou en lui ôtant fes privileges, fes ports, fes arfenaux, en détruifant fes murs, en la privant de fes vaiffeaux, &c.; mais communément on commence par la punition particuliere des principaux membres de la communauté coupable. Il eft inutile d'obferver que le laps de temps efface les crimes des communautés, comme ceux des particuliers.

Dans toutes fortes de délits, ou de dommage, c'eft un principe, que pour être foumis à la punition ou au dédommagement, il faut avoir été la véritable caufe du mal; à moins qu'on ne fe foit engagé à payer ou à fouffrir la peine, en la place du coupable, & qu'on n'ait formellement répondu pour lui. Ainfi une caution eft obligée de payer pour le débiteur principal; mais en matiere criminelle, le pleige ou la caution ne peut répondre que du dommage caufé par le criminel, & il ne peut fouffrir le mal que le délit a mérité, attendu qu'il n'a pu s'engager à fubir la peine de mort, perfonne n'ayant droit de difpofer de fa propre vie, & qu'il eft d'ailleurs de principe que nul ne peut, en quelque cas que l'on veuille fuppofer, être puni pour le crime d'autrui.

§. IV.

De l'eftime en général, & du pouvoir qu'ont les fouverains de régler le rang & la confidération où doit étre chaque citoyen.

DANS

ANS l'état même de nature, qui fuppofe une égalité parfaite, cette égalité ne fait pas que ceux qui poffedent certaines qualités éminentes, ne méritent & n'obtiennent, de l'aveu même de leurs égaux, la préférence fur les autres, relativement à ces qualités; en forte que le plus prudent fera confulté préférablement au refte de fes femblables; s'il eft plus fort, ce fera lui dont on réclamera le fecours dans le befoin; s'il eft plus vertueux il aura la confiance générale, &c. De même, dans la fociété civile, c'eft la détermination du fouverain, comme l'organe de la volonté de tous les citoyens, qui regle le degré de confidération où l'on eft dans la vie com

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mune & fociale, degré fuivant lequel on eft égalé ou comparé, préferé ou poftpofé à d'autres citoyens.

L'eftime eft aux perfonnes ce que le prix eft aux chofes, & comme on a attaché à celle-ci une évaluation, afin de les pouvoir comparer avec exactitude dans les échanges; de même, on fe fert de la quantité morale, ou de l'eftime, pour régler le cas qu'on doit faire des perfonnes, les unes par rapport aux autres, les còmparer, régler leurs rangs, &c.

Il eft une eftime fimple & une eftime de diftinction. La premiere eft confidérée, même dans l'état de nature, ou comme entiere, ou comme altérée, ou comme tout-à-fait perdue. Elle refte entiere, tant qu'on ne viole point envers autrui, de propos délibéré, la loi naturelle, par quelque action malicieuse, ou par quelque crime énorme. Il faut, dit-on, qu'il y ait de la mauvaise intention ou de la malice dans l'action; car on peut nuire à autrui par foibleffe ou par fragilité humaine, fans ceffer d'être eftimable, ce que l'on eft, tant qu'on n'a pas eu deffein de faire du mal, qu'on a le cœur bon, & qu'on eft difpofé à fuivre les regles de la juftice. Auffi, la maxime la plus univerfellement connue eft-elle, que chacun est réputé homme de bien, tant qu'il n'a point donné des preuves du contraire.

Cette eftime fimple s'altere & reçoit une atteinte, lorfque par quelqu'action malicieuse, un homme s'eft mis dans le cas que l'on fe défiât de lui, & qu'on ne contractât plus avec lui qu'avec de bonnes cautions. Il est vrai que ce n'eft pas précisément avoir perdu l'eftime générale; mais c'est avoir rendu fa probité fufpecte, & avoir fait penfer de lui qu'on peut devenir facilement méchant ou trompeur, lorfqu'on en aura l'occafion, & qu'on doit moins être traité comme un ami fûr, que comme un homme capable de devenir ennemi, lorfque fes intérêts l'y porteront. Cette atteinte à l'eftime peut être réparée, à la vérité; mais ce n'eft qu'à force de temps, par la plus réguliere conduite, & l'attachement le plus inviolable à l'intégrité. L'eftime fimple fe perd entiérement par le choix & l'exercice d'une profeffion ou d'un genre de vie qui tend à infulter ou à fcandalifer les autres, Ainfi, dans les Etats où la crainte de plus grands défordres, fait tolérer certains vices, ce font des genres de vie flétriffans, & qui excluent effentiellement tout degré d'eftime, que ceux de courtifane, d'entremetteur ou d'entremetteuse occupés du foin de trafiquer des débauches de la jeunesse, les robuftes mendians, &c. qu'on méprife, ou du moins, qu'on devroit méprifer, & qu'on laiffe pourtant jouir des droits communs à tous les hommes, par cela feul, qu'on eft contraint de les tolérer pour éviter de plus grands maux. A l'égard des profeffions qui peu contentes de fcandalifer, tendent à infulter tous ceux qui n'en font point, & déclarées ennemies du genre-humain ; ceux qui s'y engagent, perdent jufqu'aux droits communs à tous les hommes: tels font les affaffins, les brigands attroupés, les corfaires, les coupeurs de bourfe, &c. qui ne doivent pas plus être épargnés que des bêtes féroces, & qu'on eft d'autant plus tenu de traiter

avec la derniere rigueur, que leur rendre le plus léger office d'humanité c'eft les engager, autant qu'il eft en foi, à continuer de faire du mal aux

autres.

L'eftime fimple dans une fociété civile, confifte à être réputé membre honnête & fain de l'Etat; en forte que l'on y tienne le rang de citoyen, d'entre ceux du commun, & que l'on n'ait point été flétri par quelque ignominie. On perd cette eftime, ou par certaine condition qui en exclut, ou en conféquence de quelque crime. Par la condition, fi elle est déshonnête en elle-même, ou réputée telle dans l'Etat où l'on vit: on regarde afféz généralement comme des conditions déshonnêtes en elles-mêmes, celle des elclaves; en plufieurs pays celle des bâtards, ce qui eft une fouveraine injuftice; les métiers qu'on ne peut exercer fans crime, ou qui font fi fales qu'il n'y a que des ames baffes qui puiffent les choisir. Les loix & les coutumes reglent diverfement, fuivant les différens gouvernemens, la maniere dont on doit regarder le rang plus ou moins aviliffant des courtifanes, des entremetteurs, de ceux qui tiennent le brelan, &c. 11 eft des pays où l'on regarde comme fort au-deffous du rang des honnêtes gens, les fergens, les huiffiers, les bouchers, les nettoyeurs d'égouts, les gadouards, les bourreaux, &c. Mais fur cela comme en bien d'autres chofes, le rang dépend de l'opinion, & au métier de bourreau près, qui fuppofe effentiellement une férocité naturelle, l'opinion à l'égard des profeffions, dépend beaucoup plus du préjugé que de la raifon.

Toutes fortes de crimes ne font pas entiérement perdre l'eftime fimple; mais feulement ceux contre lefquels les loix ont décerné des peines flétriffantes ou ignominieufes. D'ailleurs, il ne fuffit point d'être accufé d'un crime qui emporté infamie, pour devenir infame; on ne l'eft que lorsque l'on eft condamné en justice, ou lorsque l'on a foi-même avoué le fait à fes juges. Mais on l'eft auffi lorfque l'on a traité avec l'accufateur pour l'engager à ceffer fes pourfuites, à moins qu'on ne prouve, que ce n'étoit. point parce que l'on étoit coupable que l'on a tranfigé; mais parce qu'on avoit tout lieu de craindre de fuccomber malgré fon innocence, foit par le crédit & l'autorité de l'accufateur, foit à cause de la prévention de l'iniquité ou de la haine de fes juges.

On ne peut, en refufant le duel profcrit par les loix, perdre l'estime, qu'au jugement des infenfés & des mauvais citoyens; car il y a plus de véritable honneur à fe foumettre aux loix du fouverain, & à recourir au magiftrat pour demander juftice de l'offenfe reçue, que d'enfreindre la loi, aller expoler fa vie ou celle de fon adverfaire, & fe mettre foi-même fi l'on tue fon ennemi, ou feulement fi le duel eft découvert, dans le cas de perdre fon honneur par une mort ignominieufe:

De cela même qu'il faut s'être rendu coupable de quelque crime qui emporte l'ignominie, pour perdre l'eftime fimple, il fuit que rien au monde. que le crime ne peut l'enlever; elle eft au-deffus de toute atteinte exté

rieure, & toute la puiffance du fouverain ne fauroit en dépouiller celui qui n'a point mérité de la perdre. Et tout ce qu'un prince injufte peut faire contre l'homme de probité, c'eft de le priver injuftement des avantages attachés à l'honneur civil. Il fuit delà auffi, que nul citoyen n'eft tenu de facrifier fon honneur à l'Etat, ou d'encourir une véritable infamie pour le bien public. Mais il eft des cas, où un citoyen honnête peut & doit même prendre fur foi l'infamie du fouverain ou de l'Etat, & fe charger de leurs crimes, comme s'il les avoit commis lui-même; non les crimes perfonnels du fouverain, mais ceux qui rejailliffent fur l'Etat. Ainfi, un ministre détourne quelquefois un grand mal, dont l'Etat eft menacé; en déclarant que c'efl lui feul, & fans y avoir été autorifé par le prince, qui, de fon pur mouvement, eft entré dans certaines négociations dont les puiffances étrangeres fe plaignent. Alors, pourvu que la peine attachée au délit ne passe point au-delà d'une feinte Aétriffure, il eft du devoir d'un bon citoyen de prendre fur foi la faute, & il le doit d'autant plus, qu'il fait combien il eft facile au prince ou à l'Etat de le laver de cette flétriffure apparente, & de le dédommager du facrifice qu'il fait.

Au refte, comme c'est le fouverain qui a le pouvoir de noter d'infamie, c'eft à lui qu'appartient le droit d'effacer la flétriffure civile: cependant, lorfque l'action en conféquence de laquelle on avoit été flétri, éroit déshonnête de fa nature, ce rétabliffement ne peut produire que les effets civils de la réputation d'honnête homme, car, rien au monde, ni les honneurs, ni les plus éminentes dignités, ne fauroient ôter la tache d'infamie qui fuit naturellement le crime pour lequel on a été condamné, ou en conféquence duquel on étoit vivement pourfuivi, lorfque la grace du prince ou fa faveur a dérobé le coupable à la rigueur méritée de la justice.

On définit l'eflime de diftinction, celle qui fait qu'entre plufieurs perfonnes égales relativement à l'eftime fimple, l'une eft mife au-deffus de l'autre, parce que celle-ci manque, ou n'eft pas fi avantageufement pourvue de certaines qualités, qui, fuivant la maniere de penfer des hommes, attirent ordinairement quelque HONNEUR, ou procurent quelque prééminence à ceux en qui elles fe trouvent. Quant à l'honneur dont on parle dans cette définition, ce font les marques extérieures de l'opinion avantageufe que les autres ont à notre égard de maniere que cet honneur réfide plus, à le bien confidérer, dans la perfonne qui le rend que dans celui qui le reçoit.

Les fondemens légitimes de l'eftime de diftinction, font tout ce qui paffe pour marquer quelque excellence ou quelque perfection, dont l'ufage ou les effets font conformes au but de la loi naturelle ou à celui des fociétés civiles ainfi, la véritable effime de diftinction fe fonde, 1°. fur la pénétration de l'efprit, & la capacité d'acquérir des connoiffances, lors furtout qu'on a cultivé ces heureufes difpofitions; 2°. fur un jugement droit & folide propre au maniement des affaires, & à la folution des difficultés ; 3°. fur la fermeté d'ame à l'épreuve du plaifir & de la douleur, de la crainte

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