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C'eft une regle inconteftable que tous les citoyens font obligés de dé-: fendre l'Etat; à plus forte raifon les fujets qui fe font enrôlés, ou qui fervent en qualité d'officiers, font-ils obligés de continuer leur fervice. Mais fi un prifonnier de guerre a été relâché par les ennemis, à condition qu'il ne ferviroit point contr'eux, l'Etat, dont il eft membre, peut-il l'y contraindre, malgré la parole donnée? La liberté que ce prifonnier a obn'a été que le prix de la promeffe qu'il a faite, & qu'il étoit le maître de ne pas faire; mais puifque, en faveur de la liberté qu'on lui a accordée, il s'eft engagé à ne point fervir, il eft étroitement obligé de tenir fa parole. Il n'y a qu'un cas dans lequel on foit difpenfé de remplir cet engagement, c'eft celui d'une guerre défenfive, & où l'Etat attaqué, a befoin abfolument du fecours du prifonnier relâché alors il feroit abfurde. de dire qu'un homme eft citoyen d'un Etat, & que cependant il eft lié par un engagement qui le rend inutile à l'Etat dans la plus extrême néceffité. Ainfi le prifonnier relâché peut reprendre les armes pour la défense de l'Etat, quand le fouverain le lui ordonne.

Au refte, nul fujet ne doit fe mettre, ni lui ni les autres, hors d'état d'exercer les fonctions militaires; ainfi, quiconque, pour fe difpenfer de fervir, fe rend inhabile à porter les armes, ou favorise l'évasion de ceux qui cherchent à fe dérober à l'enrôlement fortuit ou forcé des milices, mérite d'être rigoureufement puni. C'eft également une lâcheté honteufe & un crime puniffable en un fujet, envoyé en temps de guerre par fon fupérieur, à un pofte périlleux, de l'abandonner par la crainte du danger; car fa défobéiffance peut entraîner les plus funeftes fuites, & de semblables manquemens à la difcipline militaire font d'un trop dangereux exemple, pour qu'il n'importe pas de les réprimer févérement. L'obligation de refter dans le pofte où l'on a été envoyé, eft fi précise & fi forte, que l'amour de la vie même doit lui être facrifié : auffi, ne fauroit-on accufer d'homicide d'autrui & de meurtrier de foi-même, un capitaine de vaisseau qui, en certaines circonftances, attaqué par des forces fupérieures, & ne pouvant plus lutter contre l'ennemi, fe fait fauter, lui, fon vaiffeau & tous ceux qu'il contient, en l'air, plutôt que de tomber entre les mains du vainqueur. Quelqu'étroite néanmoins que foit l'obligation de conferver fon pofte, il eft des cas où l'on peut l'abandonner fans crime, & où même on le doit. C'eft lorsqu'il y a lieu de préfumer que l'intention du fouverain eft que ce pofte ne foit pas confervé aux dépens de la vie de celui qui le garde; ou bien, lorfque la vie de ce dernier eft manifeftement plus utile à l'Etat que ce pofte ne peut l'être.

On fuppofe qu'une puiffance étrangere demande quelques citoyens qu'elle veut faire périr, avec menaces de ravager l'Etat, fi l'on refufe de les livrer, & la queftion eft de favoir fi le fouverain doit livrer ces citoyens? On répond que fi c'eft à raifon de quelques crimes, ou fimplement de quelques fautes qu'ils font demandés, ils ne doivent s'en prendre qu'à eux

Tome XXVII.

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mêmes, & que rien ne les autorife à attirer le malheur de l'Etat dans lequel ils font allés fe réfugier en forte que fi le fouverain ne veut point, par humanité, les livrer, il doit les chaffer, afin d'éviter les maux que leur féjour procureroit à fes fujets. Si l'on demande un nombre déterminé de citoyens pour tirer vengeance d'un crime public, par exemple d'une guerre injufte, d'une incurfion, &c. fans doute le fouverain ne doit pas livrer fans diftinction les premiers citoyens qu'il jugera à propos de faire faifir; ce feroit un acte d'inhumanité; mais il n'eft aucun particulier qui puiffe, ni qui doive refufer de s'en remettre à la décifion du fort. Mais fi c'eft fans aucun prétexte & uniquement en vertu de la loi du plus fort, qu'un tyran, pour affouvir fa cruauté, demande que l'Etat lui livre un citoyen innocent, qu'il veut faire périr dans les fupplices; dans ce cas, l'Etat doit tout mettre en ufage pour fauver ce citoyen qui, de fon côté, peut tenter tous les moyens poffibles, foit pour s'enfuir, foit pour fe garantir du danger par quelque coup hardi, foit enfin en jouant de fon refte, en défefpéré'; mais fi tous ces expédiens font inutiles, fi rien ne réuffit, ni ne peut fléchir la puiffance étrangere; alors, comme l'Etat ne doit pas s'expofer à périr lui-même, pour la défente de quelques fujets, il peut les abandonaer, non les livrer directement, ou les contraindre de s'aller remettre eux-mêmes; mais ne point empêcher que le tyran ne s'en faififfe.

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Il eft fort ordinaire que pour la fureté de l'exécution des traités publics on donne des otages, & alors le fouverain eft très-fort en droit de contraindre quelques-uns de fes fujets à fe remettre, ainfi qu'il l'a promis, entre les mains de la puiffance avec laquelle il a traité. Toutefois, le prince eft, dans ce cas, obligé d'indemnifer ces otages des pertes & de la dépense qu'ils font, foit pour être abfens de chez eux, foit pour s'entretenir chez la nation étrangere. Quelquefois on n'engage feulement que la liberté des otages jufqu'à l'exécution des claufes du traité; mais quelquefois auffi on confent expreffément qu'ils foient punis de mort fi l'on vient à manquer à quelqu'un des engagemens pris. Alors non-feulement l'inexécution du traité fournit à la puiffance léfée le droit de déclarer la guerre à l'Etat infracteur, mais elle lui donne encore celui de traiter les otages en ennemis & d'ufer contre eux de la plus grande rigueur, même de les faire mourir. On demande auffi quelle doit être la conduite d'un fouverain qui ayant donné des otages, le prince qui les a reçus manque à fes engagemens, & recommence les hoftilités, avec menace de faire mourir les otages, fi l'on tente de repouffer l'injure? A cette queftion, on répond que fi l'injure eft de telle nature qu'il vaille mieux expofer les otages, que de hafarder le falut ou l'honneur de l'Etat, il n'y a point à balancer, & qu'il faut les abandonner on ajoute même que dans ce cas on ne leur fait pas plus de tort qu'aux foldats placés dans un pofte où ils ont ordre de refter jufqu'à la derniere extrémité. Et en effet, des otages qui fe trouvent dans une

telle fituation, ne doivent la regarder que comme un fimple malheur, que le fouverain, qui fe trouve dans la néceffité abfolue de les facrifier, ne pouvoit ni prévoir, ni détourner. Du refte, ces événemens font fi rares, qu'on ne peut les regarder que comme des inconvéniens très-facheux à la vérité; mais qui ne diminuent en aucune maniere les avantages de la fociété civile, puifqu'il eft indubitable que dans l'Etat de nature, on auroit à craindre des accidens bien plus finiftres & beaucoup plus fréquens.

S. III.

Du pouvoir des fouverains fur la vie & les biens de leurs fujets, pour la punition des crimes & des délits.

On a dit au commencement du paragraphe précédent, qu'en matiere de

crimes & de délits les fouverains ont un pouvoir direct fur la vie, & à plus forte raison, fur les biens de leurs fujets. Il paroît d'abord un peu difficile d'expliquer comment les rois ne tenant originairement leur puiffance que de la convention par laquelle plufieurs hommes réunis, leur ont donné fur eux l'autorité dont ils font revêtus, ces mêmes hommes ont pu leur conférer le droit de vie & de mort; car enfin, dit-on, dans l'état de nature, nul n'a le droit de fe punir lui-même & de difpofer de fa propre vie; puifque les fouverains tiennent tout de ceux qui en leur faveur fe font dépouillés des divers attributs de la fouveraineté; puifque leur volonté n'eft cenfée autre chofe que la volonté des fujets, peut-on fuppofer que ceux-ci ayent voulu fe maltraiter eux-mêmes, au point de fe donner la mort, ou, ce qui revient au même, conférer à la volonté du prince qui eft leur propre volonté, le pouvoir de difpofer de leur vie? Ce n'eft-là qu'un fophifme, fondé fur la plus fauffe des fuppofitions. Il n'y a perfonne qui ne fache qu'en matiere de chofes naturelles, un corps compofé peut avoir des qualités qui ne fe trouvent dans aucun des corps fimples dont il eft formé; de même un corps moral, formé par l'union de pluhieurs perfonnes peut avoir des attributs dont aucun des particuliers n'est revêtu. Ainfi, perfonne n'a le pouvoir de se prescrire des loix à foi-même, & cependant le fouverain tient ce même pouvoir du confentement unanime de plufieurs individus, qui, pris féparément, n'avoient point cette puiffance. Il est donc évident que lorfque le prince punit, même de mort, quelqu'un de ses fujets, il ne le fait qu'en vertu de leur propre confentement; attendu qu'en fe foumettant à lui, ils ont promis d'acquiefcer à tout ce qu'il voudroit, à tout ce qu'il feroit.

Dans l'état de nature, il n'y a point de peines proprement nommées, & lorfqu'un offenfeur eft vivement repouffé, ou même tué par la perfonne léfée, ce n'eft point en forme de punition, mais, à parler exactement, par droit de guerre que tout cela fe fait. Car la punition suppose la dépendance

& l'infériorité de celui qui fubit la peine, comme l'autorité & la fupériorité de celui qui punit; or on fait que dans la liberté naturelle, tous les hommes étant égaux, aucun d'entr'eux n'a des droits fur un autre, & que par cela même les maux que l'on y fouffre n'y font qu'une fuite du droit de guerre & point du tout des peines. Dans les fociétés civiles, il en eft tout autrement; chacun a pour réparation de l'injure qu'on lui a faite, ou du tort qu'on lui a caufé, la voie de la justice, plus facile & plus fûre que fes propres forces; feul moyen qu'il auroit dans l'état de nature. D'ailleurs, chaque particulier eft garanti contre le préjudice qu'il pourroit effuyer & contre les injures qui pourroient lui être faites: or, cette garantie confifte dans les peines décernées par les loix contre les agreffeurs, & infligées par les tribunaux à ceux qui les ont encourues.

En général, on définit la peine, un mal que l'on fait fouffrir à quelqu'un, à caufe du mal qu'il a fait. Sous la dénomination de mal, on comprend toute action, non-feulement douloureufe, mais auffi toute action gênante ou pénible pour celui qui y eft contraint. Il faut auffi que cette peine foit foufferte à caufe du mal qu'on a fait; car, il eft une foule d'incommodités auxquelles on eft fujet, que l'on fouffre, & qui font trèsviolentes, fans que néanmoins on doive leur donner le nom de peines, attendu qu'elles ne font point la punition dire&te du mal que l'on a fait. Par cette obfervation, on voit que la prison où l'on enferme un homme, uniquement afin qu'il ne s'évade point, ne doit pas être mise au rang des peines, parce que nul ne peut être légitimement puni avant que d'avoir été jugé; d'où il résulte que c'eft être fouverainement injufte, & pécher effentiellement contre la loi naturelle que de laiffer languir ou faire fouffrir, un prifonnier, qui n'ayant point été encore condamné, n'eft cenfé déposé dans la prifon, que par la néceffité qu'il y avoit de le tenir renfermé.

Comme c'eft malgré foi que l'on fouffre les peines, dont l'unique but eft de détourner du crime par la crainte des fuites fâcheufes qu'il attire aux coupables, il s'enfuit delà que perfonne n'eft obligé par la loi naturelle, ni par aucune autre loi de fubir la peine qu'il a méritée, & de s'aller offrir à la recevoir comme une dette dont on eft tenu de s'acquitter. Ainfi, après avoir réparé le dommage qu'on a caufé, & dont la réparation eft indifpenfable par le droit naturel, on n'eft nullement obligé d'aller fe dénoncer foi-même, en juftice; au contraire, rien n'empêche qu'on n'évite par la fuite les recherches de la juftice, ou bien qu'on ne nie le crime; enfin, qu'on tente tous les moyens poffibles & permis pour éviter d'être puni. En effet, la fanction pénale d'une loi, n'eft qu'un ordre adreffé aux ministres publics, ou la regle d'après laquelle les juges font tenus de prononcer, & point du tout un commandement aux coupables d'avouer le crime & de fe condamner eux-mêmes à la peine portée par la loi; à moins que cette fanction ne foit précisément une exception conditionnelle de la pre

miere partie de la loi, ou une forte d'impôt au moyen duquel il eft permis d'enfreindre cette premiere partie telles font les loix qui ordonnent de faire telle ou telle chose, à moins qu'on n'aime mieux payer telle ou telle amende. On voit diftinctement que le payement de cette amende eft le prix que la loi met à la liberté qu'elle donne de l'enfreindre. Dans tout autre forte de loix pénales, il n'y a point d'exception conditionnelle, & la fanction eft expreffe, en forme de menace & de condamnation.

Eft-ce à la juftice permutative, ou bien à la juftice diftributive que doit être rapportée l'impofition des peines? Les jurifconfultes fe font divifés de fentimens fur cette question, les uns ont prétendu avoir prouvé que c'étoit à la juftice permutative qu'il appartenoit exclufivement d'infliger des peines; les autres ont foutenu que c'étoit au contraire, uniquement à la juftice diftributive. Les défenfeurs des deux opinions ont énormément écrit fur cette queftion, qui n'en a été pour cela ni mieux, ni plus éclaircie; il paroît même que les deux opinions font auffi peu fondées l'une que l'autre en forte qu'on feroit bien plus autorisé à décider que l'impofition des peines eft dirigée par une forte de juftice toute particuliere; ou bien que dépendant des fonctions de la prudence du gouvernement, l'impofition des peines appartient à la juftice univerfelle.

A l'égard de la queftion, favoir à qui appartient le droit & le pouvoir d'infliger des peines, elle eft plus facile à décider, & elle l'eft depuis que l'établiffement de la fouveraineté a fuccédé à l'état de l'indépendance & de l'égalité naturelle. Ainfi, fans s'arrêter aux longues difcuffions qui ont été faites à ce sujet, on doit regarder comme un principe démontré que le pouvoir de punir eft une partie effentielle du droit de commander, & que les fupérieurs ont feuls le pouvoir légitime d'infliger des peines. Mais, comme le véritable but des punitions en général eft de prévenir les maux & les injures que les hommes ont à craindre les uns des autres, il faut punir ou dans la vue de corriger celui qui a commis le crime, ou pour détourner, par la terreur de l'exemple, ceux qui pourroient être tentés de commettre des actions femblables, ou enfin, pour que le criminel foit entiérement hors d'état de nuire à l'avenir. Il ne s'agit ici que du pouvoir de punir déféré à celui ou à ceux qui ont droit de commander dans la fociété civile, & non des corrections & des châtimens employés par les peres fur leurs enfans, les maîtres fur les domeftiques, &c. Or, le fupérieur, fouverain ou magiftrat, punit dans la vue de corriger le coupable, lorfque le crime étant léger, il y a lieu d'efpérer que la honte ou la douleur de la punition corrigera le criminel; c'eft encore punir dans la vue de pourvoir à la fureté de la perfonne léfée, lorfqu'elle eft mife par la punition infligée, à l'abri d'une pareille infulte; & c'eft dans cette intention que le châtiment fe fait publiquement d'une maniere qui fert d'exemple, avec un appareil effrayant, accompagné de tout ce que l'on croit le plus capable d'intimider la populace. Enfin, comme c'eft dans la vue de pourvoir à la

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