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les auteurs & les défenfeurs de cette opinion regardent la majefté fouveraine, comme une fubftance ou un mode qui exifte indépendamment de l'établissement de ceux qui en font enfuite revêtus. Mais comment peut-on concevoir ce mode exiftant fans fujet? Ces queftions font ridicules, & il y a d'autant plus d'inutilité, fi ce n'eft de folie, à chercher la cause du pouvoir fouverain, confidéré par abftraction, qu'il ne peut exifter que dans telle ou telle autre perfonne en particulier.

Quelques autres auteurs ont foutenu que ce font les guerres qui ont produit le gouvernement civil. Cette propofition n'eft exacte qu'en un fens; car il est très-vraisemblable qu'originairement, ce fut dans la vue d'arrêter les violences que l'injuftice armée commettoit, & pour fe mettre à l'abri des vexations des méchans, que les peres de famille, qui jufqu'alors avoient vécu féparés & dans l'état d'indépendance, fe réunirent pour former des fociétés civiles: il eft encore très-vrai que, poftérieurement à cette pre-miere réunion, bien des empires fe font formés & fe font accrus par les conquêtes. Mais il eft faux que ce foient précisément les guerres qui, par elles-mêmes, ayent produit le pouvoir fouverain. Car ces guerres étoient faites, fans doute, par des armées, & celles-ci ne pouvoient attaquer qu'auparavant elles ne fe fuffent volontairement foumifes à la conduite d'un chef, dont l'autorité a dû par conféquent précéder les guerres. Quant à ceux qui furent fubjugués par cette armée, très-certainement le vainqueur n'eut lur eux aucune autorité légitime, que lorfque par quelque convention, ils fe furent obligés à lui obéir; d'où l'on voit qu'en aucun cas, la guerre n'a pu, dans l'origine, produire le pouvoir fouverain..

On demande fi, fuivant une opinion fort répandue, l'autorité des peres de famille a pu originairement être érigée en fouveraineté ? On a dit ailleurs, que le pouvoir paternel ne regarde que l'éducation des enfans, & que le pouvoir des maîtres ne s'étend qu'à ce qui concerne les affaires do meftiques mais il faut avouer auffi que cela n'empêche point que l'autorité des peres de famille, n'ait pu être élevée jufqu'à la fouveraineté fans qu'il ait été néceffaire que Dieu produisit un nouveau pouvoir, ainsi que quelques-uns l'ont avancé. Et en effet, que l'on fuppofe dans ces premiers temps, un pere qui, ayant un grand nombre d'enfans & une multitude d'esclaves, émancipe les premiers & affranchiffe les autres, à condition que vivant, chacun d'eux en particulier, & en familles féparées, ils refteront foumis à fon gouvernement, en tout ce qui intéreffera leur fureté commune; n'eft-ce pas là une vraie fouveraineté ? N'en eft-ce pas le rang, la dignité? Et, fi ce pere de famille a des forces fuffifantes, & telles qu'elles font néceffaires au but des fociétés civiles; qui doute qu'il ne soit revêtu du pouvoir fouverain dans toute fa plénitude? Si du confentement de fes enfans il défigne fon fucceffeur, avant que de mourir; n'eft-il pas évident que fes difpofitions devront être fuivies? S'il meurt fans avoir difpofé de fon autorité, il y aura un interregne, pendant lequel les enfans

raffemblés

raffemblés, feront libres de régler, d'un commun accord, la forme du gouvernement, & tout auffi libres de revêtir du pouvoir fouverain, celui d'entre eux qu'ils jugeront à propos de choifir, ou même un étranger,

s'ils l'aiment mieux.

Par la même raifon, un prince revêtu de la majefté fouveraine, peut conférer la dignité royale à une perfonne qui étoit dans fa dépendance, en fe dépouillant de tout le pouvoir qu'il avoit fur elle ainfi, un roi peut décharger fon vaffal des engagemens de ce dernier, & confentir que déformais il poffede à titre de fouveraineté les terres qu'il avoit en fief; ou bien, donner à fon fujet une province, fans s'y réferver aucun droit alors les habitans des terres féodales, ou de cette province, déchargés de l'obéiffance qu'ils devoient au feigneur principal, deviennent les fujets du nouveau fouverain, en vertu du même confentement qui les avoit foumis au premier poffeffeur de l'autorité fouveraine, Enfin, il est également de principe, qu'un peuple qui fe choifit un roi, ou qu'un roi qui, conformément à la conftitution de l'Etat, réfigne fon royaume à un autre, lui confere véritablement par cet acte, l'autorité fouveraine auffi entiere qu'il la posfédoit lui-même.

A qui appartient le droit de donner le titre de roi, les marques de la dignité royale, ou celles d'un pouvoir fouverain, indépendant & attaché à une feule perfonne? On a dit que ce droit appartenoit au peuple, soit lors de la formation d'un Etat, foit lorfque l'ancienne forme du gouvernement vient à changer. On ajoutera ici, que le prince élu par le peuple, jouit fi légitimement du pouvoir fouverain, que pour agir en roi, & en prendre le titre & les marques, il n'a besoin ni du confentement des rois étrangers, ni de celui des Etats voifins; quelque peu confidérable que puiffe être d'ailleurs le pays fur lequel il regne; attendu que le mot royaume ne comporte point une étendue déterminée de terrain, ni tel ou tel autre nombre de fujets, mais feulement une forme particuliere de gouvernement. Au reste, il faut toujours obferver que fi un prince, qui veut devenir roi dépend d'un fupérieur, il ne le peut, que lorfque ce fupérieur l'a déchargé, lui & tous ceux des terres féodales, des engagemens auxquels ils étoient tenus envers lui. Par la même raifon, le poffeffeur d'un fief servant, ne peut s'ériger en roi, fans le confentement de fon feigneur; encore même, avec cette approbation, s'il refte toujours vaffal, fa dépendance ternira en lui la dignité royale.

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On fait que jadis le fénat de Rome donnoit aux princes qu'il vouloit honorer, le titre de roi & d'ami du peuple Romain: le fénat pouvoit donner, fans doute, ce titre aux princes auxquels il avoit conféré la dignité royale, comme à ceux fur les royaumes defquels il avoit acquis quelque droit de fupériorité mais c'étoit une grande injuftice de prétendre que les princes qui n'étoient redevables en aucune maniere au fénat de Rome, ni dont les royaumes ne dépendoient en quoi que ce fut, du fénat, duffent Tome XXVII.

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se fentir honorés de ces titres, les folliciter & les recevoir avec reconnoiffance. Les papes ont été bien plus injuftes & quelquefois bien ridicules, eux qui, n'ayant ni par le droit divin, ni par le droit humain, aucune forte de puiffance fur le temporel des Etats, fe font arrogés le pouvoir de difpofer en maîtres des Etats libres & indépendans de l'Europe; & qui, de prétention en prétention, ont été jufqu'à fe croire, ou du moins à vouloir perfuader qu'ils avoient réellement le droit de difpofer au gré de leur caprice, de donner, céder ou vendre, comme ils le jugeoient à propos, les royaumes & les empires non-feulement de l'Europe, mais des quatre parties de la terre. Il a été un temps ou quelques peuples abrutis par la fuperftition adopterent cette folle & monftrueufe opinion; il paroît qu'on eft bien revenu de ce délire.

S. IV.

Des parties de la fouveraineté en général, & de leur liaison naturelle.

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UOIQUE fimple & indivifible, la fouveraineté eft compofée néanmoins de plufieurs parties, qui, pour être de différente nature, & pouvant subfifter chacune féparément, doivent cependant être réunies en la même perfonne, ou du moins émaner d'elle immédiatement, pour qu'elle puiffe être cenfée véritablement revêtue du pouvoir fouverain. Ces différentes parties font la puiffance législative, ou celle d'établir des regles générales & perpétuelles, qu'on nomme loix, & par lesquelles chacun eft inftruit de ce qu'il doit faire ou ne pas faire dans toutes les circonftances de la vie ; la puiffance coercitive ou celle d'infliger des peines, ou de punir ceux qui défobéiffent; en un mot le pouvoir du glaive, le plus étendu, fans doute, & le plus fort qu'un homme puiffe avoir fur d'autres hommes; le pouvoir judiciaire, qui confifte à connoître des différens furvenus entre les citoyens, à les décider, à examiner les accufations portées contre quelqu'un, & à punir conformément aux loix ceux qui font convaincus de les avoir violées. Le droit de déclarer la guerre, ou de faire la paix, d'affembler & d'armer les citoyens, ou de lever, en leur place, d'autres troupes; de conclure des traités, & de faire des alliances font auffi des parties de la fouveraineté, de même que le pouvoir d'établir des miniftres pour l'administration des affaires de l'Etat, & des magiftrats fubalternes pour examiner & juger les démêlés des citoyens, des généraux pour commander les armées, des employés pour la perception des revenus de l'Etat, d'autres pour l'adminiftration des finances, &c. Le droit d'établir des fubfides & de mettre des impôts fur les marchandifes qui entrent ou qui fortent du pays, ou bien de retenir une partie des chofes qui fe confument: enfin, c'eft encore une partie de la fouveraineté, que le droit d'examiner la doctrine qui s'enfeigne dans l'Etat, & d'y profcrire celle qui, par fon oppofition à la doctrine

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dominante, pourroit caufer des troubles & fufciter des défordres, par la diverfité des opinions, & l'âpreté, ou fi l'on veut, le fanatifme infeparable des difputes de controverfe. D'ailleurs, quoique toutes les forces humaines ne puiffent détruire la liberté interne & naturelle de la volonté, & que l'autorité des rois ne puiffe jamais s'étendre jufques fur la confcience, cependant c'eft à eux feuls qu'il appartient, & du devoir même de qui il est d'empêcher que la diverfité des doctrines ne caufe aucun préjudice à l'Etat.

Telles font en général les parties de la fouveraineté; elles font fi intimement liées entre elles, que les supposer séparément entre les mains de différentes personnes, c'eft en même-temps fuppofer "un Etat irrégulier & un pouvoir fouverain fort borné, & même fans nulle puiffance à quelques égards. En effet, que l'on fuppofe pour un inftant que, dans le même gouvernement, le pouvoir législatif appartienne à une perfonne, & le pouvoir coactif à une autre; il s'enfuivra indifpenfablement que le premier de ces deux pouvoirs, fera tout-à-fait inutile, puifqu'il ne pourra être efficace; car qu'eft-ce que la puiffance de faire des loix, deftituée de celle de les faire exécuter? & fi ce dernier pouvoir a feul & exclufivement le droit de connoître & de juger de la maniere dont il doit employer fes forces, que deviendra le pouvoir législatif? Ne faut-il pas qu'il s'évanouiffe & fe perde dans la puiffance coactive? Il n'eft pas plus poffible de féparer de la fouveraineté le pouvoir de faire la paix & la guerre, ni celui d'établir des impôts. Car fi le fouverain ne poffédoit pas ces diverfes parties, comment pourroit-il contraindre les citoyens à prendre les armes, même pour défendre l'Etat? comment pourroit-il les contraindre à contribuer aux dépenfes néceffaires, foit en temps de paix, foit en temps de guerre? Et s'il n'avoit pas le pouvoir de faire la guerre & la paix, de quelle utilité lui feroit celui de faire des traités & des alliances? De même, s'il n'avoit pas le pouvoir d'établir des magiftrats fubalternes, pour rendre la juftice aux citoyens en fon nom; ces magiftrats feroient donc fouverains en cette partie, ou bien ils dépendroient d'un autre pouvoir fouverain qui les auroit établis, & en ce cas, il y auroit dans un même Erat deux puiffances fuprêmes? Quant au droit d'examiner les doctrines qui font enfeignées publiquement; fi le fouverain n'en jouiffoit pas feul : alors ce feroit un autre, & il en arriveroit inévitablement des défordres qui ne pourroient manquer de caufer la ruine de l'Etat même. Car enfin, fi en même temps que le prince ordonneroit une chofe fur peine de mort naturelle, l'examinateur des doctrines, ne manquoit pas, fuivant l'ufage, d'ordonner précisément le contraire, fur peine de damnation éternelle; qui eft-ce qui décideroit fur deux ordres auffi directement oppofés? Le fanatifme, fans contredit, comme l'expérience ne l'a que trop prouvé? Et delà il s'enfuivroit inévitablement la fubverfion de l'Etat.

On convient à la vérité, qu'il eft poffible de concevoir ces diverfes par

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ties de la fouveraineté féparées, & confiées, dans un Etat irrégulier, å diverfes perfonnes ou à divers corps, en vertu des conventions faites lors de la formation du gouvernement; tel que fut jadis celui de Lacédémone, où les rois étoient fubordonnés aux éphores, ou au Japon, où autrefois l'empereur n'avoit qu'autant de puiffance que le grand-prêtre, qui ne fe croyoit jamais affez puiffant, vouloit bien lui en communiquer mais on conçoit fort aifément auffi que dans de tels Etats, la concorde ne peut fe maintenir qu'autant que tous fes co-poffeffeurs du pouvoir fouverain jugeront à propos de concourir au bien public; mais qu'auffitôt qu'il s'élevera quelque diffention entr'eux, ce qui ne peut tarder, l'Etat fe remplira de factions, & fera déchiré par la guerre civile.

S. v.

Des diverfes formes de gouvernement.

Ex général, c'eft par les loix conftitutives des gouvernemens que l'on

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connoît fa forme: quelque bien déterminée cependant qu'elle foit, il arrive quelquefois que dans l'adminiftration actuelle de tel ou de tel autre Etat, on s'éloigne de la maniere propre & naturelle qui convient à fa conftitution; c'eft ainfi que dans les démocraties le peuple charge quelques perfonnes de l'examen & de la décifion de certaines affaires publiques trèsimportantes; de maniere que, relativement à cette partie, l'Etat paroît régi par les loix ariftocratiques; mais ce changement, comme tous ceux de cette efpece, ne changent rien au fond, & n'empêchent point que la forme du gouvernement ne foit toujours la même; attendu que ces perfonnes chargées par le peuple d'une partie de l'administration, ou de quel ques affaires, n'ont point du tout un pouvoir propre de gouverner; mais feulement un pouvoir étranger & précaire, dont elles font dépouillées auffitôt que la même affemblée qui leur en a confié l'exercice, juge à propos de le reprendre.

Il eft bon d'observer encore, que la plupart des auteurs qui fe font occupés de cette importante matiere, n'ont vu & diftingué fur la terre que trois différentes formes de gouvernement, qu'ils ont appellé formes fimples, corps politiques, ou Etats réguliers, & que toutes les fociétés civiles qu'ils ont trouvé s'écarter de cette fimplicité de forme, ils les ont défignées par le nom de corps politiques, ou Etats mixtes. Ces écrivains ne feroient point tombés dans cette erreur, qui les a entraînés dans beaucoup d'autres, s'ils euffent obfervé qu'en politique, de même qu'en morale & en physique, il eft des chofes, qui font de leur nature, irrégulieres, & que, comme tous les hommes qui fe font conftruit des maifons, n'ont pas fuivi les regles de l'architecture, de même tous les fondateurs des Etats, n'ont pas fuivi la fimplicité de l'une des trois formes des gouvernemens réguliers;

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