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l'accord unanime de tous les autres citoyens. Il est vrai que dans de semblables corps politiques, cette liberté qui pourroit dégénérer en vraie fouveraineté, eft reftreinte dans quelques cas; par exemple, lorfqu'il paroît que c'est par mauvaise intention, ou par pure opiniâtreté, que l'oppofant refuse de céder à l'opinion de tous les autres; car, quelque bien fondé qu'il fe croie, ou même qu'il puiffe être dans fon fentiment, il peut être, & eft communément chaffé de l'Etat, comme un perturbateur de l'harmonie publique; quelquefois même, l'affemblée peut lui infliger de rigoureuses punitions: & en effet, il eft d'autant plus répréhenfible, que quoiqu'il n'ait pas expreffément promis de fe ranger toujours du côté de l'opinion du plus grand nombre, il n'en eft pas moins obligé, par le droit naturel, d'acquiefcer au fentiment des autres, du moins extérieurement, & de fe conformer au tout dont il fait partie.

Au refte, cette pluralité des voix, n'est pas également déterminée par les conftitutions de tous les corps politiques, & tantôt, elle eft fixée à la majeure partie des fuffrages indiftinctement, c'est-à-dire pourvu qu'il y ait une feule voix de plus d'un côté que de l'autre ; tantôt elle est limitée aux deux tiers des fuffrages, en quelques autres corps à un peu au-deffus, & en quelques autres, à un peu au-deffous des deux tiers. Mais lorsqu'il n'y a eu rien de fixement déterminé à ce fujet, on s'en tient à la pluralité fimple, quelque petit que foit le nombre des voix qui excede la moitié de l'affemblée du peuple ou du fénat.

Dans les cas ou le nombre des fuffrages eft également le même de part & d'autre, l'affaire dont on traite refte indécise, jufqu'à ce que quelqu'un ou quelques-uns des citoyens fe détachant de la premiere opinion faffe pencher la balance du côté du parti dont il embraffe le fentiment. C'eft par la même maniere de procéder, que dans les tribunaux de juftice, lorfque les voix des juges font fi également partagées que chacune des deux opinions en a le même nombre, le défendeur eft renvoyé abfous."

Il arrive quelquefois, & même fort fouvent, dans les Etats démocrati❤ ques, que dans une même affemblée, il y a fur la même affaire plufieurs avis; dans ce cas, à ne confidérer que l'équité naturelle, indépendamment de toute convention, il faut diftinguer les avis qui different en tout abfolument, d'avec ceux qui ne different qu'à l'égard du degré feulement, mais dont l'un renferme une partie de l'autre; ainfi, lorfque, par exem ple, les uns condamnent à dix & les autres à vingt, il faut réduire la condamnation à dix, puifque dix eft compris dans vingt, le plus grand nombre s'accordant à la fomme de dix, par cela même qu'elle eft renfer mée dans celle de vingt.

Prefque toujours ces cas ont été prévus par la conftitution de l'Etat & réglés par les conventions primitives; en forte que dans quelques pays, on compte les voix de chacun à part, pour donner enfuite la préférence à l'avis qui en a le plus; & ailleurs, on joint ensemble deux ou plusieurs

opinions, qui ont quelque chofe de différent, afin que ce qu'elles ont de commun, ayant prévalu fur une troifieme il ne refte plus qu'à les comparer, par rapport à ce qu'elles renferment de différent; de maniere que celle des dernieres, qui fe trouvera avoir plus de voix à cet égard, l'emporte

fur tous les autres avis.

On vient de voir quelle eft la maniere dont on connoît la volonté de l'Etat, lorfque le pouvoir fouverain réfide fur la tête de plus d'une personne; &, parce que l'on a dit, il eft facile de comprendre que dans cette forme de gouvernement, il faut que l'affemblée où réfide la fouveraineté, foit compofée au moins de trois perfonnes, attendu l'impoffibilité, s'il n'y en avoit que deux, de faire pencher la balance de l'un ou de l'autre côté, lorfque les deux perfonnes revêtues du pouvoir fouverain, feroient divifées d'opinion. A l'égard du nombre au-deffus de trois, il eft fixé dans la plupart des Etats aristocratiques, par celui des citoyens qui doivent composer le fénat; il ne l'eft point, ni ne peut l'être dans les gouvernemens purement démocratiques, où l'affemblée eft plus ou moins confidérable, fuivant le nombre de ceux qui y jouiffent des droits de citoyens.

Ainfi, felon les loix conftitutives de l'Etat, le fouverain s'appelle monarque, ou fenat, ou peuple ; & l'on appelle fujets, tout le refte des membres du gouvernement. On acquiert le titre & les droits de citoyen de deux manieres; ou par une convention expreffe, ou par une convention tacite; on a vu comment, lors de la formation d'un Etat, fe faifoit la convention expreffe; l'autre n'en eft qu'une fuite naturelle; & en effet, les fondateurs d'un gouvernement, ne peuvent être cenfès avoir entendu que la grande fociété qu'ils établiffoient, finit avec eux; mais avoir voulu ftipuler pour leurs enfans & leur poftérité; auffi leurs enfans & leurs defcendans à perpétuité, tant que leur famille ne s'expatrie point, jouiffentils de droit, en venant au monde, de tous les avantages & de tous les privileges communs à tous les autres citoyens; tandis que de leur côté ils entrent en naiffant auffi, dans l'obligation de fe foumettre aux loix du gouvernement, fans qu'il foit néceffaire que le fouverain leur faffe prêter ferment de fidélité; ce ferment étant compris dans les engagemens que jadis contra&erent pour eux les fondateurs de l'Etat, leurs ancêtres. D'après cette obfervation on doit, par l'expreffion de citoyens, entendre ceux qui par leurs conventions mutuelles, ont fondé l'Etat, ainfi que leurs fucceffeurs de père en fils: en forte que, par la raifon que ce font des peres de famille qui ont établi les fociétés civiles, c'eft à eux proprement qu'appartient le nom de citoyen. Quant aux enfans, aux femmes, aux domeftiques représentés par les peres de famille, on ne peut leur accorder le titre de citoyens, qu'autant qu'ils jouiffent de certains droits, & qu'ils font fous la protection commune de l'Etat en qualité de membres de la famille d'un citoyen. Quant aux étrangers, qui ne font que pour quelque temps dans le pays, ils n'ont aucune forte de prétention au titre, ni aux droits de citoyen.

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Outre la relation générale des membres d'une fociété civile, il eft entre les citoyens plufieurs liaisons particulieres, qui peuvent être réduites à deux l'une eft celle de quelques citoyens qui compofent des corps particuliers, & fubordonnés à l'Etat; l'autre eft celle de ceux auxquels, foit qu'ils forment des compagnies, des chambres, des colleges ou des communautés, le fouverain confie quelque partie du gouvernement. Ou ces corps font plus anciens que les Etats, ou ils exercent une partie de l'adminiftration publique, ou ils n'ont été formés qu'après la fondation du gouvernement. Dans le premier cas, les corps particuliers plus anciens que P'Etat, font les familles, dont les chefs avoient un pouvoir déterminé,*& des droits fur le refte des membres de leurs familles; droits qu'ils ont confervés, autant qu'il étoit poffible, & que le permettoient la nature, les loix & les coutumes de l'Etat. Les corps fubordonnés & poftérieurs à la formation du gouvernement, font, ou publics, ou particuliers. Les premiers tiennent leur établiffement de l'autorité fouveraine; les autres fe font formés par des conventions particulieres entre les citoyens ; ou bien ils dépendent d'une autorité étrangere, qui ne peut néanmoins avoir dans l'Etat, plus de force que n'en a l'autorité d'un fimple particulier ces corps font légitimes ou illégitimes; ceux de la premiere claffe, font ceux que l'Etat approuve, ou qu'il eft censé approuver; les corps illégitimes font ceux que l'Etat n'approuve, ni ne doit approuver. Les premiers peuvent être fort dangereux, car enfin, qu'eft-ce dans un gouvernement, que des corps immédiatement foumis à une puiffance étrangere, à laquelle ils ont juré une obéiffance aveugle, une foumiffion illimitée? Qu'eft-ce que des corps qui ont un régime tout différent de celui du refte des citoyens, des loix particulieres, des ufages qui ne font point ceux de la fociété qui les tolere, & qu'ils accablent par leur nombre, leurs biens toujours croiffant, & leur profonde inutilité. Auffi peut-on appeller, avec bien de la raifon, auffi ces corps illegitimes. Toutefois fi la corruption des mœurs étoit venue au point qu'il n'exiftât plus dans un gouvernement aucune trace de religion, & que plufieurs perfonnes zélées s'affemblaffent pour s'inftruire, s'édifier les unes les autres, & fans caufer aucune forte de trouble, faire leurs exercices de dévotion; ces affemblées ne feroient très-affurément rien moins qu'illégi times; de même que celles qui, dans un temps d'ignorance & de barbarie feroient formées par des perfonnes qui conféreroient ensemble fur les fcien ces & les beaux-arts. On divife enfin les corps fubordonnés en réguliers & irréguliers, les premiers font ceux dont tous les membres font unis par quelque convention; les autres font ceux dont l'union entre les membres confifte dans un fimple accord, qui ne renferme aucun engagement; union formée par le même défir, qui, commun à plufieurs perfonnes, les engage à agir de concert, tels que font l'efpoir du gain, l'ambition, le délir de la vengeance, &c.

Les corps légitimes ont des droits déterminés & un certain pouvoir fur

les membres qui les compofent; mais ce pouvoir & ces droits doivent abfolument être fixés par le fouverain, ou du moins évidemment connus & approuvés de lui; de maniere que les fupérieurs de ces corps ne puiffent rien faire ni prétendre au préjudice du gouvernement: car s'il en étoit autrement, ces corps qui d'ailleurs font prefque tous fi fort onéreux, formeroient dans l'Etat autant d'Etats diftincts, ce qui feroit le plus grand mal qu'un gouvernement pût recevoir; mal qui bientôt s'étendant & fe communiquant de proche en proche, diviferoit les citoyens, les fouftrai roit à l'autorité fouveraine; & aux douceurs de l'harmonie générale, fubftitueroit la confufion de l'anarchie. C'eft malheureufement ce qu'on n'a vu que trop fréquemment arriver; & qui ne fait que ç'a été toujours du fein de ces corps, en apparence foumis au fouverain de l'Etat, mais plus réellement affujettis aux ordres d'une puiffance étrangere; qui ne fait que c'eft du fein de ces corps qu'eft toujours parti le feu de la fédition, du trouble, du défordre!

A l'égard des corps illégitimes, tels que font les filoux affociés, les bandes de voleurs, les gueux, les brigands, les corfaires, &c. ces fociétés dangereufes font malheureufement fort nombreuses, & comprennent toutes les liaisons formées par les citoyens, fans le confentement du fouverain, & contraires au but de la fociété civile. Ces affociations ont diverfes dé nominations, fuivant la nature de l'affaire ou des affaires dont elles s'oc cupent; tantôt on les appelle cabales, tantôt factions, tantôt conjura» tions, &c.

Les fonctions particulieres des citoyens revêtus de quelque emploi pu blic, les lie plus étroitement au fouverain que le refte des fujets. Suivant la nature des emplois qu'ils exercent, ils font appellés ou miniftres, ou officiers publics, ou magiftrats; & ils different effentiellement des miniftres ou officiers particuliers du fouverain, & qui ne lui font attachés, & ne le fervent que comme ils ferviroient tout autre particulier. Quant à ceux qu'il emploie en fa qualité de prince, il confie aux uns une partie du gouver nement en laquelle ils repréfentent la perfonne même du fouverain, fous le nom de miniftres publics. Les autres font chargés de l'expédition & de P'exécution des affaires publiques. Au nombre des miniftres publics font les régens du royaume pendant la minorité des rois, ou lorsqu'ils font captifs

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ou lorsqu'ils tombent en démence; les gouvernemens des provinces, des villes, des diftri&s; les commandans d'armée, foit de terre, foit de mer; les intendans des finances; les préfidens des cours de juftice; les am baffadeurs ou envoyés auprès des puiffances étrangeres, &c.; les miniftres chargés de l'expédition & de l'exécution des affaires publiques, font les fecrétaires; les receveurs des deniers publics & des revenus de l'Etat, les foldats, les officiers fubalternes, tous ceux qui prêtent leurs bras à l'exé cution de la juftice, &c.

S. III.

De l'origine & des fondemens de la fouveraineté.

ON a dit dans le §. premier de ce livre, comment les conventions générales qui forment l'Etat produifent auffi la fouveraineté, qui, comme on l'a expliqué, réfulte immédiatement des conventions humaines. Toutefois, le pouvoir fuprême a une fource encore plus élevée, un principe plus capable de la faire refpecter; car il eft inconteftable que les hommes n'ayant fongé à former l'établiffement des fociétés civiles qu'en conféquence des confeils de la droite raison qui leur a fait connoître combien un tel établiffement feroit effentiel au maintien de la tranquillité, de l'ordre & de l'utilité du genre-humain; Dieu feul, auteur de la droite raison ou de la loi naturelle, a pu leur inspirer l'idée & le défir d'un tel établissement ; d'où il fuit que, fondateur des fociétés civiles, Dieu eft auffi l'auteur du pouvoir fouverain, fans lequel il ne pourroit y avoir de telles fociétés. C'eft donc à jufte titre que les rois, & les chefs des nations, revêtus de la fouveraineté, font cenfés établis par la divinité même, & regardés comme les lieutenans de Dieu fur terre, non-feulement parce que c'eft en conféquence de la droite raifon qu'il a fondée, que les hommes les ont établis; mais en ce fens encore, qu'en vertu du pouvoir dont ils font revêtus, l'exemple de Dieu qui maintient l'ordre dans l'univers, ils maintiennent dans les Etats fur lefquels ils regnent, le bon ordre, la paix & l'harmonie, beaucoup mieux que ne pourroit le faire la loi naturelle feule, & le refpect des hommes pour fon auteur, attendu que cette loi naturelle n'a pas une force coactive préfente & fenfible comme les rois dont l'autorité foutenue par des forces fuffifantes, contient par la crainte des peines, quiconque oferoit troubler le repos de l'Etat.

Ces réflexions fuffifent, & leur jufteffe doit, ce femble, nous difpenfer d'examiner fi la fouveraineté vient immédiatement de Dieu, comme l'ont foutenu quelques écrivains, qui ont fort ridiculement prétendu que fi les Etats fe font formés par des conventions, il n'y a eu que Dieu qui ait pu conférer immédiatement ce pouvoir fouverain; en forte que les peuples qui se choififfent un roi, ne le revêtent pas pour cela de l'autorité fuprême; mais ne font que défigner celui auquel le ciel doit la conférer. S'il y a beaucoup de piété dans cette maniere de raifonner, il faut convenir auffi qu'elle eft étrangement abfurde: car, outre qu'il y a un pouvoir tout auffi fouverain dans les républiques que dans les monarchies, & que ce pouvoir vient des hommes & eft immédiatement conféré par eux qu'eft-ce d'ailleurs que cette diftinction entre les rois choifis par le peuple, & ces mêmes rois que l'on fuppofe revêtus par le ciel de la puiffance fouveraine? Eft-ce que dès l'inftant qu'un homme eft élu fouverain, il n'a pas toute la force & toute l'autorité requise pour exercer la fouveraineté ? Sans doute,

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