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autres, de s'enrichir par la ruine les uns des autres, l'ambition, la vengeance, l'amour, une innombrable multiplicité de vices, de paffions, oppofées les unes aux autres, parce qu'elles tyrannifent également tous les individus, ne les divifent-elles pas perpétuellement, & fans tourner beaucoup à l'avantage des Etats, ne caufent-elles point le malheur de la plupart des particuliers qui les compofent?

Il n'eft donc pas vrai que les corps politiques fe font formés parce que l'homme eft naturellement fait pour la fociété, puifqu'il eft démontré au contraire, qu'il eft par fa nature, un animal infociable. Il est tout auffi peu vraisemblable que la fociété civile, comme quelques autres l'ont foutenu, ait été un ouvrage de la nature, produit par un enchaînement naturel des choses: car, difent-ils, le premier homme & la premiere femme, unis d'abord entr'eux par l'amour conjugal, étendirent leur tendreffe fur leurs enfans, entre lefquels il dut fe former une liaison très-étroite. De cette premiere génération fortirent de nouvelles familles qui fe multipliant chaque jour de plus en plus, pafferent en colonies en divers lieux, jusqu'à ce que fe trouvant un nombre très-considérable d'individus en une même contrée, il s'y forma un corps d'Etat; formation qui fut un effet de l'inclination naturelle que tous les hommes ont naturellement pour la fociété, & qui devoit être alors d'autant plus active, qu'elle étoit fortifiée par les liens du sang.

Comme ce dernier fyftême ne mérite ni d'être combattu ni d'être réfuté férieusement, il fuffit pour l'anéantir, de lui oppofer cette opinion tout auffi foutenable & tout auffi folide : une graine produit un arbre de l'arbre on fait des planches, & des poutres; de ces poutres & de ces planches travaillées & ajuftées enfemble, on forme un navire; donc le navire eft fait par un enchaînement naturel des chofes, fans qu'il y ait eu aucune caufe particuliere ou immédiate, & fans que le travail des ouvriers y foit entré pour rien. Sans doute que fans un enchaînement des choses, il n'y auroit jamais eu de corps politique, comme il est très-probable que s'il n'y avoit point eu des arbres, il n'y auroit pas eu non plus de vaiffeau compofé de poutres & de planches. Toute la difficulté confifte à favoir comment ces hommes ont imaginé de former des Etats, & pourquoi ils ont préféré à l'indépendance de la liberté naturelle, la contrainte de la fociété civile ?

Cette raison, affez puiffante pour engager les peres de famille à renoncer à la liberté de l'état de nature, ne pouvoit être que la néceffité d'un côté, & la crainte de l'autre c'eft-à-dire, le befoin très-preffant de fe mettre à l'abri des maux que l'injuftice armée faifoit ou menaçoit de faire, & la crainte, ou plutôt la défiance très-fondée que les hommes avoient les uns des autres. Or, pour fe garantir des maux que les hommes fe faifoient mutuellement, & de ceux que leur faifoit craindre la connoiffance qu'ils avoient par eux-mêmes, de leur malice naturelle, quel moyen plus Tome XXVII.

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für avoient-ils que de chercher un préfervatif dans les hommes mêmes, par l'établissement des fociétés civiles, & par l'inftitution du pouvoir fouverain. Par une fuite très-naturelle de ce nouveau régime, on éprouva bientôt les biens que ces mêmes hommes, fi dangereux les uns pour les autres dans l'état d'indépendance, font capables de fe faire mutuellement. Eclairés par une meilleure éducation, ils ne tarderent point à inventer & à perfectionner les arts, qui ajouterent fi fenfiblement aux agrémens & aux commodités de la vie.

Bien des écrivains entraînés par l'enthousiasme que leur infpiroient les idées très-chimériques qu'ils s'étoient formées de l'état de nature, ont prétendu que la condition de l'homme étoit alors d'autant plus fortunée, que, fans paffions, comme fans vices, il n'avoit qu'à fuivre les penchans & les devoirs qui lui étoient tracés par la foi naturelle. C'eft dommage que dans leurs defcriptions, fort intéreffantes d'ailleurs, ces écrivains ayent également méconnu l'homme & le droit de la nature car enfin, dire que l'homme, dans quelque condition qu'on le fuppofe, eft exempt des paffions est qui le caractérisent, c'eft foutenir que les vautours n'ont pas aimé dans tous les temps à pourfuivre & dévorer les colombes; que les loups ne se font pas toujours, quand ils en ont eu l'occafion, jeté fur les agneaux : c'eft dire la plus infoutenable des abfurdités. D'un autre côté, il s'en faut bien que les impreffions de la loi naturelle, quelque puiffantes qu'elles foient, fuffifent pour entretenir la paix parmi le genre humain; puifque, même dans les fociétés civiles où la loi pofitive ajoute à la force de la loi naturelle; s'il eft un petit nombre d'hommes qui fidellement attachés à l'honnêteté, à l'innocence, à la foi & à la probité, refuferoient quelqu'avantage qui pût leur en revenir, de donner la moindre atteinte à ces vertus, quand même ils feroient affurés non-feulement de l'impunité, mais encore de n'être jamais dévoilés; combien en eft-il qui, fans aucun attachement à la vertu, ne s'abftiennent de mal faire, que par la crainte des maux qu'ils s'attireroient à eux-mêmes ? Mais le plus grand nombre n'eftil pas formé de ceux qui foulant aux pieds les devoirs les plus facrés, s'abandonnent aux actions les plus repréhenfibles, à la plus puniffable injuftice, toutes les fois qu'ils croient appercevoir quelqu'utilité pour eux à mal faire, ou qu'ils fe fentent affez forts pour nuire impunément, & pour infulter même à ceux que leur iniquité opprime? A combien plus forte raifon les hommes feroient-ils dangereux les uns pour les autres dans l'état de nature, où, pour eux, la loi du plus fort feroit la loi fuprême, & où la force armée, l'injuftice, la violence & l'ufurpation fouleroient impunément & les loix naturelles & les devoirs qu'elles impofent? Or, qu'y avoit-il de plus capable de raffurer contre les attentats des injuftes & des ufurpateurs, ceux qui aimoient à fuivre les impreffions naturelles, & à demeurer attachés à l'innocence, à l'honnêteté, à la foi & à la probité, que l'établissement des corps politiques, ou des fociétés civiles?

On a dit ailleurs (liv. 5. §. 13.) que fuivant les maximes du droit naturel, quand il furvient un différent entre deux perfonnes, elles doivent s'arranger amiablement, ou s'en remettre à la décifion d'un arbitre. Mais c'eft là un devoir, & non un moyen fuffifant, dans l'état de nature, pour maintenir la paix. Car, qui ne fent que tout homme affez injufte pour violer les loix naturelles, aimera beaucoup mieux, s'il fe croit affez puiffant, recourir à la force, que fe foumettre à l'arbitrage? Et fi le défaut de puiffance, ou les circonstances l'obligent à s'en rapporter au jugement d'un arbitre, quelle apparence y a-t-il qu'il fe conforme à la fentence de ce juge, lorsqu'elle lui fera défavorable, auffitôt qu'il croira pouvoir impunément ceffer de s'y conformer? Les fouverains, qui vivent refpe&ivement les uns aux autres, dans l'état de nature, font-ils exactement fidelles à leurs alliés, à leurs traités, toutes les fois qu'ils voient de l'utilité à abandonner les premiers, & à manquer aux autres ?

Comment les loix naturelles pourroient-elles fuffire au genre humain, fans l'établiffement des fociétés civiles & des loix pofitives qu'on y eft forcément obligé d'observer? Dans l'état de nature, chacun eft fon propre maître, indépendant; mais auffi, par cela même que tous y jouiffent du même avantage, chacun y eft auffi fans fubordonnés; en forte que comme chaque individu n'a pour le conferver & fe défendre que fes propres forces, c'eft à lui feul qu'il appartient de choisir les moyens qu'il juge à propos d'employer, pour fe conduire au gré de fes défirs & de fes paffions. Mais comme chaque individu a fes goûts qu'il cherche à fatisfaire, fes penchans qu'il veut fuivre, fes intérêts à ménager; comme le plus petit nombre s'attache à des avantages réels, tandis que la multitude fe détermine par l'utilité apparente; que l'on juge s'il eft poffible que la paix & l'union fe confervent au milieu de cette diverfité d'opinions, de fentimens, d'intérêts, de caprices, de volontés prefque toujours oppofées les unes aux autres; & que l'on concilie, s'il fe peut, ces caufes perpétuel es de difputes, de querelles, de guerres, avec ces brillantes peintures que l'on fait de la félicité du genre humain dans l'état de nature.

S. I I.

De la conftitution effentielle d'un Etat.

CB fut donc le befoin de fe garantir des effets de leurs propres vices, &

des attentats de l'injuftice & de l'ufurpation, qui fit fentir aux hommes, qui jufqu'alors avoient vécu dans l'indépendance de l'égalité naturelle, la néceffite de fe rapprocher les uns des autres, de réunir leurs intérêts, & de former un corps politique ou un Etat. I! eft vrai qu'il femble d'abord que fans recourir à un auffi grand facrifice que celui de la liberté naturelle, on pouvoit fe contenter de repouffer la force par la force, & de rendre

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inutile, ou du moins de faire retomber fur la tête de l'agreffeur, les entreprises qu'il auroit tentées, ou les maux qu'il auroit faits mais fi cet agreffeur injufte fe joignoit à plufieurs autres, tout auffi injuftes que lui, il auroit donc fallu fe liguer contr'eux; & dès-lors, voilà le genre humain divifé en deux troupes; celle des oppreffeurs, & celle de ceux qui euffent cherché par la force à fe mettre à l'abri de l'oppreffion; en forte que l'état de nature eut été un véritable état de guerre; état d'autant plus malheureux, que les méchans formant le plus grand nombre, il est très-vraifemblable que l'oppreffion l'eut emporté fur la vertu. Il n'y avoit donc pour les fages d'autre parti à prendre pour se mettre en fureté, que celui de fe joindre plufieurs ensemble, pour s'entre-fecourir, non par une fimple affociation d'armes; mais de maniere que la confervation des uns dépendît de la confervation des autres, afin que par cette union d'intérêts & de forces, on fût toujours en état de repouffer les infultes & les attaques, dont chacun en particulier, vivant ifolé & pour foi, n'auroit pu se garantir.

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Une telle affociation ne doit pas être compofée d'un petit nombre d'affociés, elle feroit infuffifante, & les fecours mutuels qu'ils fe prêteroient, ne feroient que hâter leur ruine; car un agreffeur injufte, pour les exterminer n'auroit de fon côté, qu'à s'affocier avec affez de fcélérats s'af furer de la victoire. Il faut donc que les premiers qui fe réuniffent pour leur défense mutuelle, foient par leur grand nombre, affez formidables pour que leurs ennemis, quelqu'entreprenans qu'ils foient, ne puiffent efpérer d'obtenir par la force, un avantage fur ceux que, fans cette crainte, ils ne manqueroient pas d'attaquer. De cette obfervation il réfulte que pour former un Etat, il faut néceffairement une multitude considérable ; & que le nombre de ceux qui le composent, doit être effentiellement proportionné, non-feulement à l'étendue des terres qu'il occupe; mais encore à la grandeur des Etats voifins, vis-à-vis defquels, pour être en paix avec eux, il est très-important qu'il foit toujours à même de repouffer l'insulte qu'il pourroit en recevoir. Il eft vrai qu'autrefois des Etats paffoient pour fort grands, qui ne feroient regardés aujourd'hui que comme très-petits. On penfoit jufte alors, & l'on a raifon de nos jours: ces Etats étoient grands relativement à ceux qui les environnoient, & ils ont ceffé de l'être, auffitôt qu'il s'eft formé dans leur voifinage, des empires étendus.

Mais, quelque confidérable que foit & que doive être le nombre de ceux qui forment un Etat, il eft indispensablement effentiel qu'ils foient d'accord non-feulement par le défir général de retirer le plus grand avantage poffible de la réunion de leurs forces, mais encore par le choix unanime des moyens les plus propres à parvenir au but de leur confédération; en forte que tous les citoyens, volontairement foumis au même régime & à la même légiflation, demeurent obligés de travailler, chacun suivant le rang qu'il occupe, à la défenfe commune; non, comme il l'entendra,

mais de la maniere qui lui fera tracée par le chef ou les chefs du gouvernement, conformément à la nature de ce corps politique; corps qui ne feroit plus qu'une confufe anarchie, fi chacun y étoit le maître de fuivre, dans fa maniere de concourir au bien public, fon jugement particulier. Le trouble, le défordre, les factions & les émeutes feroient inévitablement les fuites d'une telle diverfité de mefures, d'opinions & de fentimens oppofés les uns aux autres; en forte que ces mêmes citoyens, quelque zele qu'ils euffent d'abord témoigné pour le bien public, défunis bientôt entr'eux, foit par la fimple oppofition de leurs goûts, foit par la jaloufie & l'envie fi naturelle aux hommes, foit par l'inconftance & la légéreté qui les cara&erifent prefque tous, cefferoit de vouloir s'entre-fecourir, & ne pourroient plus vivre en paix les uns avec les autres. Il faut donc, pour qu'un tel corps politique puiffe fubfifter long-temps, aplanir d'avance ces obftacles, & donner aux paffions humaines, qui tôt ou tard le détruiroient, un frein commun ou une crainte affez puiffante pour réprimer le défir que chacun des citoyens auroit de fe dédire à fon gré de fes engagemens, & de facrifier à fon intérêt particulier les devoirs qu'il auroit à remplir, & les obligations dont il feroit convenu; d'où l'on voit que ce n'eft pas affez d'une fimple convention, pour engager efficacement tous les membres d'un Etat, à rapporter toutes leurs actions au bien public.

Il eft donc inconteftable que pour former un gouvernement heureux & durable par fa nature, il faut effentiellement une union inébranlable de volontés & de forces. A ne confidérer les hommes qu'en général & relativement à leur maniere commune de penfer & d'agir, il n'eft guere facile de concevoir la poffibilité d'une telle union; elle paroît inconciliable avec cette prodigieufe diverfité d'inclinations qu'on remarque dans la multitude; avec ce défaut de pénétration qui, ne permettant point à la plupart de difcerner avec jufteffe les moyens les plus avantageux que l'on doit employer pour l'intérêt commun, les attache avec d'autant plus d'opiniâtreté aux opinions mauvaises ou pernicieuses, qu'ils ont une fois adoptées. Comment concilier encore cette union effentiellement indispensable de volontés, avee cette nonchalance des uns & cette répugnance des autres à faire d'euxmêmes, & par le feul amour du bien public, ce qui peut être le plus avantageux à la fociété? Il étoit deux moyens de prévenir ces inconvé niens, & ils ont été pris; le premier étoit d'unir folidement & pour toujours, les volontés des citoyens, de maniere que déformais ils ne puffent vouloir qu'une feule & même chofe dans tous les objets relatifs au but de la fociété ; le fecond étoit d'établir un pouvoir fupérieur, dont l'autorité fût foutenue par des forces néceffaires, & qui pût, fans obftacle, sans contradiction, faire fouffrir un mal préfent & fenfible, à quiconque tenteroit d'agir contre l'utilité commune, ou bien qui manqueroit de s'y conformer.

Par cette union efficace de volontés, on n'entend point ici une telle una

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