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ticuliere pour vouloir dépendre de tel maître, plutôt que de tout autre; au lieu que ceux qui font devenus maîtres d'un efclave par la force ou par la loi de la guerre, ont le droit d'aliéner le pouvoir qu'ils ont fur leurs efclaves, comme ils le jugent à propos; & c'eft en ce fens qu'on peut dire que les esclaves font partie du bien de leurs maîtres.

Si le maître a la propriété de fon efclave, tout ce que celui-ci poffédoit avant fon esclavage, eft-il acquis au premier? Il faut diftinguer la caufe de l'esclavage; s'il vient du droit de guerre, fans contredit, tous les biens qui tombent entre les mains du vainqueur, lui appartiennent. Mais fi un homme fe vend à un autre pour toujours, il peut lui donner en même-temps puiffance fur fa perfonne & fur le peu de bien qu'il avoit avant cet engagement, ou fe réserver, à titre de pécule, & les biens qu'il poffédoit, & le prix qu'il retire de fa liberté, dont il peut difpofer, ainfi qu'il le juge à propos. Quant à ce qu'il gagne pendant la fervitude, tout appartient à fon maître, à l'égard de l'adminiftration que celui-ci veut bien lui donner foit d'une ferme, foit d'un troupeau, &c. l'efclave peut garder les profits qu'il y fait, garder ce qu'on lui a donné, & le défendre contre tout autre que fon maître qui tenteroit de l'en dépofféder.

Comme l'autorité des peres de famille a été limitée par le droit pofitif, de même le pouvoir des maîtres fur les efclaves, a été diversement réglé par les loix civiles des différens Etats. Dans les pays où la loi n'a rien fatué fur cet objet, les maîtres n'en font pas pour cela plus autorisés à s'arroger une puiffance illimitée; & leur autorité doit fe modeler fur celle que les peres de famille exercent légitimement dans l'état de la liberté naturelle. C'eft dans l'inhumanité, & non pas dans le droit naturel qu'ont été puifées ces loix & ces coutumes, qui, dans quelques Etats, autorisent la cruauté des maîtres, & dégradent la fervitude au-deffous de la condition des animaux.

A l'égard des enfans nés des efclaves, ils fuivent la condition de la mere; foit par la difficulté de connoître le pere, dans les mariages des esclaves, la femme n'étant point affez fous la garde du mari, pour que l'on puiffe présumer suffisamment qu'il eft le pere de l'enfant qui naît; foit en dédommagement de la ceffation du travail de la mere, qui, par les infirmités de fa groffeffe, a été plus à charge qu'utile à fon maître. Les loix Romaines étoient à ce fujet fi favorables aux enfans, qu'elles ordonnoient, que fi la mere, libre lors de la conception, étoit devenue efclave pendant fa groffeffe, l'enfant refteroit libre; qu'il en feroit de même dans le cas où la mere, esclave, lors de la conception, n'avoit été libre que lors de l'enfantement enfin, elles vouloient que dans le cas où la mere efclave lors de la conception, affranchie pendant fa groffeffe, feroit redevenue efclave avant l'enfantement, l'enfant fût libre auffi; tant les Romains étoient perfuadés que les loix de l'humanité favorifent la liberté.

Toutefois, quelque précieufe que foit la liberté, il ne faut pas confon

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dre les abus de l'autorité avec les incommodités de la fervitude; car, bien confidéré, l'esclavage n'eft pas, il s'en faut de beaucoup, une condition aufli affreufe qu'on fe l'imagine communément. En effet, à s'en tenir aux bornes prescrites par le droit de la nature; bornes qui ne comportent point la cruauté de quelques maîtres; la fervitude perfonnelle n'eft autre chofe qu'une obligation contractée en vertu d'une convention, de fervir un maître, à condition que celui-ci fournira la nourriture & les autres choses néceffaires à la vie. Or, fi d'un côté, il paroît gênant d'être obligé à une fujétion perpétuelle, de l'autre, il eft fort doux d'être affuré que l'on aura toujours de quoi vivre, & qu'on ne manquera de rien d'utile à la vie : & c'eft cette espérance fi confolante qui fait le tourment d'une multitude de gens de journée, qui ne peuvent fubfifter, foit qu'ils ne trouvent pas toujours à être employés, foit par l'effet de leur pareffe. Quelques obfervateurs ont remarqué que depuis l'abolition de la fervitude perfonnelle ou des efclaves à perpétuité en Europe, les Etats de la chrétienté étoient prefque tous furchargés d'une multitude de voleurs, de gens inutiles, & de robuftes mendians, qui s'y perpétuent, & qui n'exiftoient pas dans le temps. où la fervitude perfonnelle étoit autorisée.

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Comme l'esclavage fe forme de diverses manieres; on eft auffi délivré de différentes manieres de la fervitude. 1°. Par l'affranchiffement, en vertu duquel le maître rend à fon efclave, le droit que celui-ci lui avoit donné fur lui; 2°. quand le maître chaffe fon efclave; ce qui dans une fociété civile, tient lieu de banniffement, & eft une peine & non une récompenfe; attendu que les domeftiques même, qui ne font pas efclaves, fentent bien le défavantage qu'il y a à être chaffés de chez un maître, dans la maifon duquel ils étoient nourris & bien entretenus. 30. Lorfqu'un efclave eft fait prifonnier, parce que fa nouvelle fervitude le dégage de l'ancienne, foit qu'il ait été pris feul, ou avec fon maître, qui dès-lors n'a plus d'autorité sur lui: mais fi le maître feul eft pris, la fervitude de l'esclave refte fufpendue jufqu'à ce que le maître recouvre fa liberté. 4°. Lorfque le maître n'a point de fucceffeur, foit qu'il meure, foit qu'il ne forte point de captivité; car alors n'ayant transféré à perfonne le droit qu'il avoit fur fon efclave, celui-ci eft cenfé n'avoir plus d'obligation à remplir, dès là qu'on ne connoît perfonne envers qui il doive être tenu. Chez les Romains, des efclaves dont le maître mouroit fans fucceffeurs, étoient, à la vérité, fans maître; mais ils n'étoient point libres, & étoient toujours réputés de condition fervile. Toutefois, ils n'étoient point dans la fervitude, & il n'étoit permis à perfonne d'en faire fes efclaves; car quoique les biens délaiffés par un homme qui meurt fans héritiers, appartiennent au premier occupant; cette maniere d'acquérir n'eft relative qu'aux chofes inanimées, qui, deftituées de raifon, n'ont par elles-mêmes, aucun droit qui empêche que le premier qui s'en faifit, ne fe les approprie, lorfqu'elles ne font au pouvoir de perfonne : mais on ne peut avoir aucune forte de droit fur

un homme à moins que de fon propre confentement, ou par l'acte d'un autre qui pouvoit en difpofer: ainfi, lorsque le droit que le maître avoit fur l'efclave vient à s'éteindre, cet efclave rentre auffitôt dans la liberté naturelle, qu'on ne peut plus lui faire perdre malgré lui. 5°. Si fans avoir commis aucun crime, fans s'être rendu coupable d'aucune faute, & fans que l'on entende le punir, un efclave eft mis en prifon, cet acte d'injustice rompt les fers de fa fervitude, & le maître eft préfumé avoir voulu par-là le dégager de fon obligation; il ne refte plus entr'eux de convention; car il ne fauroit y en avoir entre deux contractans quand l'un d'eux fe fie fi peu à l'autre, qu'il emploie la force, la violence & la prifon pour lui faire tenir fes engagemens; auffi ce dernier ne peut-il plus violer une foi fur laquelle l'autre ne compte plus, & il lui eft, en ce cas, très-permis de s'enfuir. C'étoit fans doute d'après ce principe, qu'une acte de violence fait fans forme de punition, fur un efclave qui ne l'avoit point mérité, le dégageoit, que la forme des affranchiffemens chez les Romains étoit de frapper à la joue l'efclave qu'on affranchiffoit.

LIVRE VII.

De l'origine & de la conftitution des fociétés civiles; des droits & des engagemens du fouverain ; des différentes manieres d'acquérir la fouveraineté.

S. I.

Des motifs qui ont porté les hommes à former des fociétés civiles. APRÈS avoir parlé des fociétés primitives, confiftant, ainfi qu'on l'a obfervé, dans l'autorité du chef de famille & la dépendance des membres qui lui font fubordonnés, l'ordre des chofes & des matieres conduit naturellement au corps politique, ou à l'Etat; qui, de toutes les inftitutions, étant celle qui favorife le plus la propagation de l'efpece humaine, eft auffi par cela même, la plus parfaite de toutes les fociétés.

Quels motifs affez puiffans ont pu porter les familles féparées, libres & indépendantes les unes des autres, à fe réunir fops un même gouvernement & à former un corps d'Etat? Telle eft, ont dit quelques favans, la nature de l'homme, qu'il ne peut vivre feul, & que la fociété de fes femblables a pour lui tant d'attraits, qu'il ne fauroit, fans fe rendre très-malheureux, lui préférer les ennuis de la folitude. Et en effet, ajoute-t-on, n'eft-ce point parce qu'il eft effentiellement destiné à vivre en fociété. que, feul de tous les animaux, il a la faculté de parler? Or, à quoi ferviroit aux hommes le don de la parole, s'ils vivoient ifolés? Qui ne fent d'ailleurs, qui n'éprouve par foi-même, combien eft agréable & douce la liaifon que plufieurs êtres raisonnables contractent enfemble, & combien font

flatteurs les avantages que chacun d'eux retire de cette mutuelle fréquentation? C'est beaucoup moins, fuivant les autres, & fur-tout fuivant Hobbes c'est beaucoup moins par amour pour la fociété, que par amour pour euxmêmes, que les hommes fe font rapprochés : chacun de nous n'a qu'un objet en vue, fes propres intérêts; c'eft à eux feuls qu'il facrifie, ce font eux feuls qui l'infpirent, & jamais il n'eût abandonné la folitude pour la fociété, s'il n'eût point efpéré d'y trouver fon plaifir & fon avantage particulier : chacun de ceux qui la formerent, ne s'y détermina que parce qu'il s'imagina pouvoir fe procurer par-là plus de douceurs, plus de commodités qu'il n'en avoit dans fa famille ifolée. L'efpoir de ces avantages l'emporta fur un goût infiniment plus dominant dans l'homme que le défir de la fociété; car, qui doute que s'il eût cru pouvoir parvenir à la domination, il n'eût mieux aimé commander à fes femblables, que chercher fon bonheur dans l'utilité qui réfulte de l'affiftance mutuelle? Mais chaque individu s'aimant uniquement, & n'aimant que foi-même, cet amour-propre les porta néceffairement à s'entre-fecourir, & par l'impoffibilité où chacun d'eux étoit de dominer, & par la crainte fondée que chacun d'eux avoit auffi, de s'attirer quelque mal, en voulant ufer d'autorité fur fes égaux, qui fe fuffent inévitablement tous ligués contre lui,

Ces deux motifs, la fociabilité naturelle à l'homme, & l'amour-propre ou le défir d'être auffi heureux qu'on peut l'être, quand on ne peut point dominer, ne font pas plus propres l'un que l'autre, à nous faire découvrir les véritables caufes de la formation du corps politique ou de l'Etat. Car d'abord, de ce principe très-vrai que l'homme a naturellement du penchant pour la fociété, il ne s'enfuit point du tout qu'il foit porté à former des fociétés civiles. Et en effet, ce défir, quelque vif qu'on veuille le fuppofer ce goût de fociabilité étoit pleinement fatisfait dans les fociétés primitives; quelque bornées qu'elles fuffent, ceux qui les compofoient, y trouvoient tous les avantages qu'ils pouvoient défirer, par les liaisons d'amitié qu'ils y contra&toient avec leurs égaux. A confidérer l'homme dans ces temps primitifs, & à n'avoir égard qu'aux idées qui pouvoient l'occuper, à fes connoiffances, à fes befoins; on fe convaincra qu'il étoit dans la fituation la plus avantageuse; à le confidérer même tel qu'il eft, mais indépendamment de toute inflitution, & de tout préjugé, on eft forcé de convenir qu'il eft fait plutôt pour le mariage que pour la fociété civile; parce que, outre que la premiere de ces liaifons eft fans contredit la plus ancienne, les familles font évidemment plus néceffaires que les Etats, qui ne contribuent

que fort peu à l'accroiffement de la propagation de l'efpece; attendu que la propagation eft commune à tous les animaux, foit qu'ils vivent ifolés, foit qu'ils vivent par troupes. Dire donc que l'homme eft fait pour la fociété, ce n'eft dire une chofe exactement vraie qu'en ce fens, qu'il eft fait pour exifter en famille, avec une femme & des enfans: mais entendre par-là qu'il eft naturellement fait pour vivre dans un Etat ou un corps poli

tique, c'est parler de l'homme, non d'après la nature, mais d'après l'éducation, qui, feule, peut le rendre propre à la fociété civile. Ne femble-til pas qu'il foit plus facile au contraire, de prouver la jufteffe de l'opinion oppofée, c'est-à-dire, que la nature paroît avoir interdit à l'homme la fociété civile? N'a-t-il pas fallu en effet, pour entrer dans ce nouveau genre de vie, que l'homme renonçât à fon caractere, & prît une maniere toute différente de penfer, de fentir & d'agir? Sa condition a éprouvé un changement total; &, y a-t-elle gagné? Il a fallu furmonter les obftacles que la nature humaine avoit mis à cette maniere d'exifter, qui, à bien des égards, ne vaut peut-être pas la maniere primitive. L'homme étoit libre alors, égal à fes femblables; au lieu qu'en entrant dans la fociété civile, il a été forcé de fe dépouiller de fa liberté naturelle, de fe foumettre à une autorité fouveraine, c'est-à-dire, à une puiffance qui, ayant fur lui droit de vie & de mort, le contraignoit à faire des chofes pour lesquelles il fe fentoit la plus forte répugnance, & à s'abftenir de quelques autres pour lesquelles il avoit le penchant le plus décidé. En fe foumettant à un gouvernement, il s'imposa l'obligation de rapporter toutes fes actions à l'avantage de l'Etat; avantage très-fouvent inconciliable avec celui des particuliers. En un mot, l'homme vivoit indépendant, & pour s'affujettir aux liens de la dépendance, il faut chercher ailleurs que dans la fociabilité des motifs affez puiffans pour l'avoir déterminé à un facrifice auffi pénible. Car enfin, qu'est-ce qu'un bon citoyen, qu'un homme qui fe dévoue perpétuellement au bien de l'Etat, & s'oublie fans ceffe lui-même; toujours prêt à obéir aux ordres de fon fou verain, confacrant toutes fes forces, tous fes talens au bien public, & préférant habituellement l'intérêt du gouvernement, à fes propres intérêts? Or, eft-il vrai que la nature ait mis dans l'homme ces fentimens défintéreffés? Non très-certainement, & ils font fi peu naturels, que l'on voit très-peu d'excellens citoyens : la plupart contenus par la crainte des châtimens n'ofent ouvertement facrifier les intérêts publics à leur utilité particuliere, ou violer audacieusement les loix; mais quels font ceux qui forment le plus grand nombre? N'eft-ce pas une multitude de mauvais citoyens, membres vicieux d'un Etat, auquel la crainte feule les empêche de nuire. Comment feroit-il vrai que l'homme fût naturellement fait pour la fociété, puifque c'est au contraire, de tous les animaux, celui qui a les paffions & les vices les plus directement oppofés au repos de la fociété. Ce n'eft que par la faim, ou irritées par le défir de la propagation, que les bêtes s'élancent les unes fur les autres; mais la faim appaifée, elles reftent paifibles, & le temps du rut écoulé, nul fujer de querelle ne les excite à s'entre-dévorer; elles errent tranquillement dans les mêmes forêts, ou dans les mêmes plaines, & ne s'y raffemblent point par troupes féparées, dans le deffein de s'exterminer mutuellement.

Tout au contraire, chez les hommes, n'eft-il pas mille fujets de querelles, de difputes, de guerres? Le défir de s'élever les uns au-deffus des

autres,

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