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du pere, puiffent être transférés à autrui? Il femble d'abord qu'une telle tranflation ne peut point fe faire; attendu que le pouvoir & les engagemens du pere s'étant formés à l'occafion d'un acte purement perfonnel, ils font par cela même abfolument incommunicables. Néanmoins, par une conféquence impofée aux peres, par le droit naturel, de pourvoir à l'entretien de leurs enfans, & fur-tout par cette extrême affection que la nature leur infpire pour eux, un pere, dans la vue d'un plus grand avantage. pour fon fils, eft très-autorifé à confier le foin de l'éducation à un maître intelligent; de même qu'il peut donner fon fils & céder tous les droits qu'il a fur lui, à un honnête homme, qui veut l'adopter, & qui par cette adoption, améliorera la condition de l'enfant; mais toutes les fois que la ceffion de ces droits, eft, ou pourroit être préjudiciable aux enfans, les peres ne font point les maîtres, par la loi naturelle, de céder à qui que ce foit leur autorité, ni de vendre ou de mettre leurs enfans en gage; à moins de la néceffité la plus extrême; car dans cette malheureuse circonftance, la nature nous enfeigne qu'il vaut mieux qu'un enfant vive dans l'esclavage, qui pourra ceffer avec le temps, que de mourir de faim.

A l'égard du pouvoir des peres fur leurs enfans parvenus à l'âge d'hommes faits, quoique encore dans la famille paternelle; il faut également diftinguer entre l'état de la liberté naturelle & celui de fociété civile. Dans le premier, la famille féparée & indépendante, ayant quelque reffemblance avec un petit état, le pere qui en eft le chef, a, en cette qualité, un pouvoir qui tient un peu de la fouveraineté ; & il peut très-bien fe faire que ce chef, ait droit de vie & de mort, ainfi qu'une espece de pouvoir législatif fur tous ceux de fa famille qui lui font fubordonnés; alors il s'eft fait une convention tacite, par laquelle les enfans déférant au pere ou au chef l'autorité fouveraine, fe font foumis à fes ordres; & ce pouvoir s'étend fort au-delà des bornes de l'éducation; il n'a même point de limites; & il n'eft pas douteux que le pere y eft le maître de difpofer de la vie de fes enfans. Dans les fociétés civiles, cette puiffance, fi fort étendue dans l'état de la liberté naturelle, a été plus ou moins reftreinte, suivant la diverfité des loix pofitives des différentes nations: prefque par-tout, on a fans doute laiffé aux peres le foin de l'éducation des enfans; mais il eft des pays, où le pouvoir paternel ne s'étend point audelà; dans d'autres, cette autorité eft beaucoup plus confidérable; dans quelques-uns même, on leur a laiffé le droit de vie & de mort; mais dans la plupart des Etats chrétiens, le pouvoir des peres ne roule que fur les différentes chofes qui concernent l'éducation. Du refte, c'est le magiftrat, d'après les loix établies, & non les peres, qui prennent connoiffance des actions de tous les citoyens indiftin&tement, qui méritent la rigueur des châtimens.

Dans le troifieme intervalle, c'eft-à-dire, lorfque l'enfant parvenu à l'âge mûr, eft forti de la famille, il n'eft plus fous la jurifdiction paternelle,

& devenu à tous égards, maître abfolu de lui-même, il n'a plus d'autre obligation naturelle à remplir, que celle de conferver pour fon pere & fa mere la tendreffe & le refpect qu'exige de lui le fouvenir des fervices & des bienfaits qu'il en a reçus mais il eft des circonstances où ce respec ne doit pas être tout-à-fait minutieux, puifque le fils peut être revêtu d'une telle dignité que le pere foit obligé de l'honorer; même d'exécuter ses volontés, fans préjudice néanmoins, du refpect que le fils ne peut, comme particulier, fe difpenfer de conferver pour fon pere.

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Il eft encore d'autres cas, où le respect filial a fes bornes; car un enfant, non-feulement n'eft pas obligé, mais il doit même refuser d'obéir aux ordres de fon pere, lorfque ces ordres font injuftes, ou préjudiciables à l'Etat ou à autrui : il peut même s'en difpenfer, lorfque fon avantage évident & folide l'engageant à quitter la maison paternelle, le pere refuse abfolument d'y confentir alors, après avoir fait tout ce qui a dépendu de lui pour obtenir ce confentement, il ne bleffe ni la loi naturelle, qui lui impofe auffi le devoir de travailler à fes propres intérêts, ni les loix civiles, qui, quoiqu'elles maintiennent l'autorité paternelle, ne la protegent pas jufqu'à favorifer un caprice ou dur, ou ridicule, On est d'autant plus obligé de prendre le parti des enfans dans les cas où il s'agit d'améliorer leur fort, que même dans l'indépendance de l'état de nature, les chefs de famille ne peuvent retenir un enfant, lorsqu'il veut, pour de bonnes raisons, quitter la maison paternelle.

Mais fi les enfans peuvent s'éloigner de leur pere, lorfque cette féparation leur est avantageufe, leur eft-il également permis de fe marier fans leur confentement? D'après ce que l'on vient de dire & la diftinction qu'on a faite entre l'obéiffance abfolue, due à un homme, en qualité de chef de famille, & les égards refpectueux dûs au pere, par reconnoiffance, & confidéré comme tel, il eft conftant que le pouvoir paternel étant beaucoup moins étendu que la puiffance du chef de famille, dans la liberté naturelle, & cette autorité ne confiftant qu'à élever & gouverner les enfans pendant qu'ils font encore hors d'état de fe conduire eux-mêmes, elle ne fauroit aller jufqu'à annuller le mariage, qui ne fe fait ou ne doit fe faire qu'entre des perfonnes en âge de fe conduire. Sans doute que, par respect & par déférence pour les parens, un enfant doit les confulter dans une affaire d'une telle importance; mais delà il ne s'enfuit pas que s'il fe marie, sans avoir demandé le confentement de fon pere, le mariage foit nul, par le droit naturel. Il eft vrai que, dans plufieurs gouvernemens, les loix civiles imposent la néceffité de ce confentement, & en font une condition fans laquelle les mariages font caffés : mais ce ne font là que des réglemens particuliers, tout-à-fait étrangers au droit de la nature; & ces réglemens, quels qu'ils foient, ne font pas que dans la liberté naturelle, un pere confidéré feulement comme tel, & non comme chef de famille, ne soit réellement privé de tout droit d'empêcher ou de caffer le mariage de ses en

fans,

fans, qui n'ont point d'ailleurs d'autre défaut, que celui d'être contraires à la volonté paternelle, pourvu toutefois qu'un enfant qui fe marie ainfi, foit tout prêt de fortir de la famille, car il y auroit de l'injustice, & elle feroit très-oppofée au droit de la nature, à obliger un pere de recevoir malgré lui une belle-fille cela eft fi vrai que, lorfqu'un fils s'eft marié contre le gré de fon pere, & fans en avoir de bonnes raifons, il peut être, en punition de fon manque d'égards, chaffé de la maifon paternelle, & exclus de la fucceffion de fon pere: mais c'est là que doit se borner la plus grande rigueur du châtiment.

A l'égard du pouvoir paternel dans les fociétés civiles, relatif au mariage des enfans, il eft réglé par les loix civiles qui, de même qu'elles annullent les autres contrats par le défaut de quelques formalités, peuvent également faire dépendre l'invalidité du mariage des enfans, du défaut du confentement du pere, rendre nulles de telles conjonctions, & déclarer bâtards les enfans qui en proviennent.

S. III.

Du pouvoir des maîtres fur leurs ferviteurs & leurs efclaves.

Si le pere, en qualité de chef de famille, a autorité fur fa femme &

fes enfans; à plus forte raifon exerce-t-il légitimement fa puiffance, fur les membres inférieurs de la famille, ou fur les ferviteurs, dont la fujétion eft & doit être plus grande que celle des enfans & de la femme; auffi regarde-t-on la fociété des maîtres & des ferviteurs, comme l'image d'un gouvernement plus dur & plus rude que celui des peres & des meres fur leurs enfans.

L'origine d'une telle fociété ou le fondement de l'autorité des maîtres fur les ferviteurs, n'eft point, comme quelques-uns l'ont très-fauffement prétendu, dans le droit de la nature; puifqu'il eft évident au contraire, ainfi qu'on l'a dit ailleurs (liv. 3. §. 2.) que dans un tel état, les hommes étant parfaitement égaux, & indépendans les uns des autres, on ne fauroit concevoir entre eux aucune diftinction fondée fur un état opposé à l'égalité naturelle. Mais c'eft dans un établiffement humain qu'on trouve l'origine d'une telle fociété; car, lorfque le genre humain fe fut confidérablement multiplié, il eft très-vraisemblable que, s'éloignant de la fimplicité des premiers temps, les hommes s'occuperent beaucoup du foin d'augmenter, autant qu'il leur étoit poffible, les agrémens de la vie, & de fe procurer les chofes fuperflues, qu'ils avoient jadis méprifées, & auxquelles ils avoient fini par s'attacher. Dans ce défir de vivre plus commodément, les plus riches engagerent ceux qui ne l'étoient point, à travailler pour eux, moyennant une récompenfe, un prix, ou un falaire convenu. Cet arrangement dut paroître fort avantageux à ceux qui travailloient, & Tome XXVII.

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à ceux qui faifoient travailler; en forte que l'attrait du gain engagea les plus pauvres à offrir leurs travaux & leurs fervices aux plus ailés, chez lefquels ils fe fixerent, à condition que la nourriture & les chofes nécesfaires à la vie leur feroient fournies, en retour de leurs foins & de leurs travaux. D'après cette observation, il paroît que dans fon origine, la fervitude n'a été établie que du confentement des maîtres & des ferviteurs, & par un contrat volontaire de part & d'autre.

Ce fondement de la fervitude fait aifément connoître le but de cette fociété, ainfi que l'étendue du pouvoir des maîtres qui, à la vérité, ont droit d'exiger, en vertu de la convention qui établit leur autorité, toute forte de travail & de fervice de la part de leurs ferviteurs; mais qui font auffi dans l'obligation de ne point excéder leurs forces, & vouloir d'eux au-delà de leur capacité.

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La puiffance du maître peut aller jufqu'à corriger fon ferviteur de fa négligence; mais la févérité de la correction ne fauroit, en aucun cas, aller jufques à le faire mourir ; & le châtiment le plus rigoureux ne peut être jamais que de le chaffer de la maifon & de l'abandonner, mais non de le vendre ou de le donner à un autre maître, à moins que le ferviteur n'y confente car, en vertu du contrat primitif, les ferviteurs ne font que des valets, ou des mercenaires, & point du tout des efclaves. Dans le cas même où l'un d'eux a commis un crime atroce envers un étranger, fon maître n'a nul droit de le punir de mort; & tout ce qu'il peut faire eft de le chaffer de fa maifon. Mais fi c'eft contre le maître même ou contre fa famille que le crime a été commis: alors fans contredit, le maître peut légitimement, par le droit de guerre, faire mourir fon ferviteur; de même que, par la loi naturelle, on peut repouffer & tuer un agreffeur injufte.

Il est une autre claffe de ferviteurs; & l'établiffement de celle-ci eft encore plus éloigné de l'égalité naturelle; c'eft celle des efclaves. Par le droit de la guerre, lequel pendant l'hoftilité, n'eft autre que le droit du plus fort, il eft permis & très-utile de tuer autant d'ennemis, qu'il eft poffible: jadis ce droit cruel s'étendoit jufqu'à la vengeance, & tous les prifonniers que le vainqueur avoit faits dans le combat, étoient inhumainement maffacrés, après la victoire. Cependant, on avoit trouvé tant de commodité & tant d'utilité à faire faire par autrui ce qu'on ne vouloit point, ou qu'on ne favoit pas faire par foi-même, que pour fe procurer au moins de frais poffibles, autant de travailleurs, qu'on pourroit en avoir, on introduifit la coutume d'accorder aux prifonniers de guerre la vie, & la liberté corporelle, à condition qu'ils ferviroient pendant le refte de leur vie ceux entre les mains de qui ils étoient tombés. Le fouvenir de l'injure qu'on avoit reçue de ces ennemis ainfi réduits en fervitude, aigriffoit trop le reffentiment des maîtres pour qu'ils puffent traiter avec quelque douceur de femblables ferviteurs; auffi, les traitoient-ils fort durement; & comme on paffe aifément de la rigueur à l'injustice, & de l'injustice à la cruauté, les maîtres en

vinrent au point de croire pouvoir impunément tuer ces efclaves, de la vie defquels ils avoient pu difpofer pendant la guerre & qu'ils avoient eu l'indulgence d'épargner jusqu'alors. Cet ufage inhumain une fois introduit, ne tarda point à produire de nouvelles injuftices, & ce même droit de vie & de mort, on l'étendit d'abord fur les enfans nés de ces esclaves, & enfuite fur les hommes qu'on privoit de la liberté, ou que l'on achetoit de ceux qui les en avoient dépouillés, ou enfin, que l'on acquéroit par quelque moyen que ce fut.

Toutefois, quelqu'autorisée qu'ait été la puissance abusive des maîtres fur les efclaves, elle n'anéantit pas plus les droits de ceux-ci, qu'elle ne légitime l'injufte cruauté des maîtres; & il refte toujours que la fervitude vient originairement du confentement volontaire, & non pas du droir de la guerre; quoique la guerre ait été l'occafion de la fervitude. C'eft une espece de contrat qui produit une obligation réciproque; or, toute obligation de ce genre, vient d'une convention, & dans toute convention, il eft de principe que chacun des contractans, doit fe fier à l'autre. Quand le vainqueur, en accordant la vie à fon prifonnier, lui laiffe encore fa liberté corporelle, le prifonnier, s'engage à être fon efclave & à le fervir en reconnoiffance de la vie & de la liberté corporelle qui lui font affurées. Car, fi le vainqueur, en faififfant le prifonnier, le faifoit enchaîner, & fans lui accorder expreffément la vie, ne faifoit que différer la fentence qu'il jugeroit à propos de prononcer fur fon fort, alors il n'y auroit eu entr'eux aucune convention, l'état de guerre fubfifteroit, & le prifonnier, s'il en avoit le pouvoir, feroit autant en droit d'ôter la vie à fon vainqueur, que celui-ci d'égorger fon prifonnier. Il y a donc cette différence entre les efclaves qui font tenus d'obéir à leur maître en vertu de l'obligation où ils font envers lui, & ceux qui ne font tenus que par la force de quelque lien corporel, que les premiers font entrés avec leur maître dans un engagement moral qu'ils ne peuvent enfreindre fans crime; au lieu que les derniers ne font que céder à la force, & que s'ils s'enfuient, ou même s'ils tuent leur maîcette action n'a rien de contraire aux loix de la nature, puifqu'elle n'eft pas plus condamnable que celle d'un ennemi qui, en temps de guerre, tue fon ennemi. Mais hors ce dernier cas, c'est-à-dire, bors l'état de guerre, & la foumiffion tacite de l'esclave fuppofée une fois, il n'eft pas douteux que l'empire le plus fouverain du maître fur fes efclaves ne lui donne pas, directement & par lui-même, le droit de leur ôter Ja vie, à moins qu'ils ne l'aient mérité par quelque crime, en attentant à celle de leur maître, à fon honneur, ou à fes biens, à la vie, à l'honneur, ou aux biens de fa famille.

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On dit en regle de droit, que les efclaves font partie des biens de leur maître mais cette maxime doit être restreinte à fes juftes bornes. Lorfque l'autorité du maître a été établie par le confentement volontaire de l'esclave, celui-ci ne peut être aliéné malgré lui, étant cenfé avoir eu une raison par

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