Page images
PDF
EPUB

LIVRE IV.

Du mariage, du pouvoir paternel, & des droits des maîtres fur les

domeftiques.

§. I.

Du mariage.

APRÈS avoir parlé de la nature & de la force des différentes fortes de contrats, ainfi que de tout ce qui leur eft relatif, l'ordre de ce fyftême veut qu'avant de développer les maximes du droit de la nature & des gens, qui fuppofent l'établissement des diverfes fortes d'autorité qu'un homme peut avoir fur un autre homme, on recherche l'origine & la nature du gouver nement humain; origine & nature qu'on ne peut découvrir qu'au moyen de la connoiffance des états acceffoires, c'est-à-dire, de ceux où l'on fe trouve, en conféquence de quelque acte humain, & que l'on peut réduire à trois, favoir, le mariage; la relation de pere & de fils, & celle de maître & de ferviteur.

Ainfi, fans remonter à l'inftitution primitive de la fociété conjugale de l'homme & de la femme; après avoir confidéré que dans tous les animaux généralement, les plaifirs de l'amour font plus vifs que celui du manger & du boire, on examinera d'abord fi dans l'efpece humaine, ceux qui fe trouvent en état d'avoir des enfans, font dans l'obligation de fe marier? Le désir de la confervation de foi-même, l'attrait du plaifir, l'attachement aux créatures auxquelles on a donné la vie, ne caractérisent exclusivement aucune espece animale, c'est un instinct commun à tous les êtres animés; d'où bien des gens ont cru pouvoir conclure, que cet inftinct naturel fuffifant à nous infpirer d'une maniere affez forte & affez perfuafive la néceffité du mariage, il ne falloit pas mettre l'union conjugale au nombre des devoirs de la loi naturelle. On eût dû en inférer au contraire, que la nature, afin que nous nous portaffions avec d'autant plus d'ardeur à la pratique de ces devoirs d'où dépend la confervation du genre-humain, a fortifié les confeils de la raifon qui nous engage à nous acquitter de ces devoirs, des impulfions d'un inftin&t fi puiffant, qu'il n'eft guere poffible de lui réfifter. Et en effet, fans la maniere preffante dont l'inflinct agit en nous à cet égard, combien peu d'hommes, s'ils ne confultoient que les maximes de la raison, voudroient fe charger du foin d'élever des enfans, qui font prefque perpétuellement, pour les peres fenfibles, des objets d'embarras, d'inquiétude, de foucis, de chagrin? Combien peu voudroient renoncer aux douceurs de la liberté, pour s'assujettir à vivre avec des femmes, qui fans les graces du fexe, les attraits de l'amour, le plaifir de la jouissance, ne

feroient

[ocr errors]
[ocr errors]
[ocr errors]

feroient plus, du moins communément, que des compagnes ennuyeuses, fatigantes, peu dignes de l'attachement des hommes. Concluons donc que la nature n'a voulu que fortifier par cet inftin&t, en quelque forte irréfiftible, l'obligation du mariage, & celle de pourvoir à la confervation de nos enfans.

Il eft cependant vrai que l'inftinct feul qui guide tous les animaux, & qui, à leur exemple, ne pourroit nous porter qu'à la brutalité du plaifir de l'accouplement, ne nous auroit jamais inspiré ni l'inftitution, ni le goût du mariage, ni le foin de l'éducation de nos enfans: auffi par les mêmes maximes qui ont été pofées pour démontrer que les bêtes n'ont point de droit naturel, l'on doit établir pour principe que dans l'homme, tout usage des parties naturelles, dans lesquelles on fe propofe uniquement un plaifir fale & brutal, eft directement oppofé au droit naturel, & que par cela même plus les impulfions de l'inftin&t font en nous véhémentes, plus auffi la loi naturelle veut que nous prévenions les défordres qu'elles pourroient caufer dans la fociété, & en les dirigeant, les faire fervir au plus grand avantage de la fociété même. De ces réflexions, il résulte évidemment que toute conjonction charnelle qui n'a pas pour but la propagation de l'efpece, & qui n'a pour objet que le plaifir, eft condamnée par le droit naturel, comme oppofée à l'ordre que nous fommes obligés de maintenir dans la fociété qu'ainfi donc la propagation du genre-humain ne doit fe faire que par le commerce d'un mariage réglé, & qu'il n'eft point du tout convenable que cette propagation de l'efpece foit faite par des conjonctions vagues & déterminées par le befoin ou par la feule brutalité, quand même l'homme & la femme que le goût inftantané de la volupté réuniroit, auroient dans ce moment l'intention de mettre des enfans au monde. Une fociété où l'on ne connoîtroit que de femblables conjonctions, feroit à cet égard, une image fidelle d'un affemblage d'animaux dans une même forêt; il n'y auroit aucune forte de tranquillité, par les querelles, les difputes, les combats qu'entraîneroit le défir de la jouiffance des belles femmes : d'ailleurs, dans une telle fociété, chaque femme appartenant à tous les hom mes, & n'y ayant que des conjonctions fortuites, & nulle trace d'union particuliere & permanente; quelle feroit, & la fituation des femmes groffes qui, fujettes par leur état, à une foule d'incommodités, fe trouveroient deftituées de tout fecours, & la fituation des enfans, dont nul homme, qui n'auroit aucune raifon de s'en croire le pere, ne voudroit prendre foin?

Puifque c'eft donc pour le plus grand intérêt de la fociété, qu'il importe effentiellement que l'efpece humaine fe propage felon les loix du mariage, il refte à examiner jufqu'où s'étend cette obligation de fe marier, par rapport à chaque perfonne. Les législateurs ne font rien moins qu'uniformes à ce fujet, & quoique la plupart s'en foient finguliérement occupés, chacun d'eux a pensé diversement, les uns avec fageffe, les autres d'une maniere fort abfurde. Les docteurs Juifs ont regardé comme coupable d'hoTome XXVII.

Tt

micide, tout homme qui, en état de procréer des enfans négligeoit de se marier auffitôt qu'il étoit capable de propagation; quant aux femmes, ils ne leur ont impofé cette obligation qu'autant qu'elles trouvent un parti fortable & avantageux. Lycurgue voulut qu'on notât d'infamie quiconque refuseroit de se marier: Solon ordonna que l'on pourfuivit en justice nonfeulement les célibataires, mais ceux-mêmes qui fe lioient trop tard par les nœuds du mariage. Les Romains récompenfoient les citoyens qui fe marioient, & la même loi pappienne, décernoit une forte de punition con tre les célibataires. Par les confeils peu fages & les follicitations très-imprudentes de quelques eccléfiaftiques, les empereurs chrétiens abolirent cette loi, & de toutes les fautes, de toutes les inconféquences de ces empereurs foibles, fuperftitieux & fort mal confeillés, ce ne fut ni la plus légere, ni celle qui eut les fuites les moins fàcheufes pour l'empire même.

Il est une légiflation antérieure à celle des Lycurgue, des Solon, &c. plus immuable & plus univerfelle, c'eft le droit naturel, qui nous apprend, comme l'observe Cicéron, ( des fins des biens & des maux, liv. 3. ch. XX.) que l'obligation du mariage étant conforme à la nature, le fage doit penfer à fe marier, & à avoir des enfans, auffi-bien qu'à fe mêler du gou vernement de l'Etat. Cependant cette obligation naturelle ne fixe point de temps déterminé, & n'impofe la loi de s'y foumettre que lorsqu'on en a une occafion favorable, c'est-à-dire, quand on trouve un parti honnête, que l'on a de quoi entretenir une femme & des enfans, & que l'on eft capable de fe conduire en bon & fage pere de famille.

Indépendamment de cette obligation générale qui ne lie cependant pas fi rigoureusement tous les hommes, que ceux-là doivent être blâmés, qui ayant le don de continence, & point du tout favorifés de ceux de la fortune, penfent qu'en ne fe mariant pas ils rendront plus de fervice à leur patrie, en ne procréant point des enfans miférables, qu'en s'uniffant à une femme. Indépendamment de cette obligation générale, il eft pour quelques-uns des raifons particulieres, qui même malgré eux, leur impofent le devoir de fe marier. Tels font les fouverains, dont la famille fe trouve réduite à leur feule perfonne; & que rien ne peut difpenfer de tâcher d'avoir des enfans légitimes, afin de prévenir les troubles & les défordres toujours inféparables des interregnes.

Prouver l'obligation du mariage par le droit naturel, c'eft indiquer en même-temps le pouvoir que les loix civiles ont d'aftreindre les citoyens à fe marier, & les cas dans lefquels ces mêmes loix ont auffi le pouvoir de défendre cette union à certaines perfonnes. En effet, il n'eft point doueux que les légiflateurs ne puiffent, comme l'ont fait Lycurgue, Solon les loix Romaines, &c. Obliger au mariage tous ceux qui font d'un âge & d'une conftitution propres à s'acquitter des fonctions de cet état, & qui ont d'ailleurs affez de biens pour entretenir une femme & des enfans: car il y auroit auffi trop d'inhumanité à forcer des malheureux qui peu

vent à peine fournir à leur propre fubfiftance, de mettre au monde des enfans qu'ils ne pourroient nourrir, & remplir par une auffi mauvaise légiflation l'Etat de miférables. De cette réflexion, il fuit que c'est beaucoup moins par la crainte des peines impofées aux célibataires, que par l'attrait des récompenses accordées aux peres de famille, qu'il convient le plus d'inviter les citoyens à fe marier. Par la même confidération toutes les fois que l'expérience prouve que certains emplois font néceffairement mieux remplis par des célibataires que par des perfonnes mariées, les loix civiles ont, fans contredit, le pouvoir d'exclure du mariage ceux qui fe fentent. d'ailleurs affez de continence pour remplir ces emplois. A ce fujet, il paroît que bien des gens condamnent fans réflexion & très-mal à propos le célibat de prêtres de l'églife catholique : il falloit feulement condamner le trop grand nombre de prêtres oififs, ou cette infinité de moines qui ne fervent à rien: mais on ne devoit point blâmer le célibat des prêtres néceffaires au culte établi. Ces prêtres furent tous mariés dans les premiers fiecles de l'églife, ils le furent long-temps encore après mais quand ils furent établis les dépofitaires des fecrets les plus importans de tous les citoyens, de toutes les familles; quand la confeffion auriculaire fut inftituée; dès-lors il fut effentiel d'éloigner les prêtres de toute occafion de foibleffe & d'indifcrétion. Il est très-naturel que les femmes foient curieufes; il est tout auffi_naturel que dans certains momens un homme ne puiffe rien refuser à une femme qu'il chérit. Quelques-uns peut-être euffent eu affez de force pour réfifter aux queftions & aux prieres preffantes & perpétuelles de leurs époufes; mais combien d'entr'eux n'auroient pas été affez fermes pour taire inviolablement les fecrets qu'on venoit de leur confier; il étoit donc très-fage, dès-là que la confeffion étoit inftituée, de prévenir toute indifcrétion, en interdifant le mariage aux prêtres,

Il y a cette différence relativement au mariage, entre l'état de la liberté naturelle & l'état de fociété civile, que dans le premier, chacun peut fe marier avec qui, & lorfqu'il le juge à propos; au lieu que dans le fecond, le fouverain peut les régler, & qu'alors les citoyens font obligés de fe conformer à ces réglemens. Ainfi, un prince eft le maître de défendre à fes fujets d'époufer des étrangeres, aux nobles de fe marier avec des roturieres, &c. & alors ces réglemens ont une telle force, que les mariages qui n'y font point conformes, font dépouillés de tous leurs effets civils, ou même peuvent être déclarés nuls & caffés de plein droit; en forte que les enfans qui en font provenus font bâtards.

Il n'en eft point de même dans l'état de la liberté naturelle; auffi, pour favoir en quoi confifte l'engagement du mariage, felon la loi naturelle seule, & quel droit chacun des deux mariés acquiert, il faut obferver que dans cet état de la liberté naturelle, tous les individus fans diftinction de fexe, étant égaux les uns aux autres, & l'autorité n'appartenant à aucun, le droit que l'homme a fur la femme ne peut venir que du confentement volon

taire de celle-ci, ou bien des fuites d'une guerre juffe, qui donne aux hommes du peuple vainqueur des droits inconteftables fur les femmes du peuple vaincu, devenues les efclaves des victorieux: mais, comme les droits du plus fort ne forment ordinairement que des nœuds malheureux, ne fuppofons ici le lien du mariage que comme un effet de l'inclination & de l'af fection mutuelle, & fondé fur le confentement de la femme. Dans ce cas, il fe peut que la femme, ainfi que l'homme ne s'eft lié que par le défir d'avoir des enfans fous fa puiffance, & pouffés par ce défir autant que par leur affection mutuelle, ils ont fait une convention par laquelle ils fe font engagés à s'accorder réciproquement l'ufage de leur corps. Si c'eft-là tout ce qu'ils fe font promis, il eft conftant qu'ils n'auront l'un fur l'autre aucune autorité; que tous leurs droits fe borneront au but de leur convention, & que les enfans refteront fous la puiffance de celui des deux qui aura ftipulé que c'étoit pour avoir de la lignée qu'il s'uniffoit à l'autre ; en forte que les enfans feront à la femme, fi c'est elle qui a fait une telle ftipulation c'eft ainfi que l'hiftoire, vraie ou fauffe des Amazones, affure qu'elles retenoient les enfans fous leur puiffance.

Mais comme ces unions irrégulieres font vraisemblablement reçues chez très-peu de peuples, il vaut mieux s'arrêter au mariage régulier : le plus par fair, le plus conforme au droit naturel & même à la conftitution de la vie civile, eft celui qui outre la promeffe de s'accorder l'un à l'autre l'ufage de fon corps, renferme auffi une convention par laquelle la femme s'engage à refter & vivre auprès de fon mari, & à contribuer, ainfi que lui, à l'éducation des enfans, & de la part des deux contractans à fe fecourir, s'aimer & fe fervir l'un l'autre. De cette convention, il résulte 1°. qu'il n'ap partient qu'au mari de régler le domicile, attendu que c'eft dans fa famille & chez lui qu'il a reçu fa femme, & non pas celle-ci fon époux; 2°. que dès-là que la femme a promis de refter & vivre auprès de fon époux, les loix du mariage ne lui permettent point de voyager fans le confentement de fon mari, ni de quitter fon lit, ni de lui refufer fon corps, à moins de très-fortes raifons. 3. Que cette cohabitation néceffairement fupposée, tout enfant doit paffer pour le fils du mari de fa mere, à moins que cette préfomption ne foit détruite par les preuves les plus fortes & les plus évi dentes. 4°. Que le mari ayant reçu fa femme dans fa famille, eft le chef & le directeur dans tout ce qui eft relatif aux affaires du mariage & de la famille.

On demande, au fujet de cette derniere conféquence, fi, par le droit naturel, les conventions fondamentales du mariage parfait donnent au mari de l'autorité fur fa femme? Par le droit pofitif, il n'eft pas douteux que la femme eft foumise à fon mari, qui a autorité fur elle; mais les difpofitions de la loi civile ne prouvent rien ici. Quelqu'obligée que foit une femme de remplir les promeffes qu'elle a faites à fon mari, & quoique, par le droit naturel, elle foit dans l'obligation de fe conformer aux volon

« PreviousContinue »