Page images
PDF
EPUB

S. VI.

De l'acquifition par droit de premier occupant.

ON N peut acquérir la propriété de diverfes manieres, & ces manieres font ou primitives, ou dérivées. Les chofes font acquifes d'une maniere primitive, lorfque n'ayant été jufqu'alors à perfonne, elles commencent à appartenir en propre à quelqu'un. On appelle maniere dérivée, celle qui fait paffer d'une perfonne à l'autre, la propriété établie déjà. L'acquifition primitive eft fimple & abfolue, quand on acquiert la propriété du fond & de la fubftance des chofes; elle n'eft primitive qu'à quelques égards feulement, quand on acquiert un fimple accroiffement de la chofe qu'on avoit déjà en propriété.

Lors de l'abolition de la communauté primitive, toutes les chofes qui n'entrerent point en partage, furent abandonnées au premier occupant, c'eft-à-dire, à celui qui s'en empareroit le premier, avec intention de s'en emparer. Ainsi, pour rendre cette opinion plus intelligible, on peut dire, que quand le genre humain eut commencé à former des familles féparées, le partage que l'on fit des biens, produifit des domaines diftincts & que, depuis cette époque, toute chofe qui eft fans maître eft acquife à celui qui s'en saisit, c'est-à-dire, qui, avant les autres, la prend & se l'approprie.

Si la chofe ainfi laiffée au premier occupant eft un immeuble, une éten due de terre, par exemple, celui qui s'en faifit eft cenfé s'en mettre en poffeffion, lorfqu'il la cultive & qu'il y plante des bornes; mais, quelque droit qu'il ait, il ne peut cependant s'approprier plus de terrain qu'il n'en faut pour une famille, avec quelque fécondité qu'elle fe multiplie. Car un homme qui feroit jeté avec une femme dans une ifle fi vafte, qu'elle pourroit fournir à la fubfiftance d'un peuple fort confidérable, feroit abfurde de vouloir s'approprier l'ifle entiere, &, fous prétexte qu'il a été le premier occupant, fe croire en droit de chaffer tous ceux qui y aborderoient enfuite. Quand ce font plufieurs qui s'emparent à la fois d'une même chofe, ils s'en rendent les maîtres en général ou par parties: en général, quand d'un commun accord, ils font convenus de s'emparer d'un pays. renfermé entre certaines bornes, & fur lequel dès-lors ils ont tous un droit égal: par parties, quand chaque partie de ce pays eft laiffée au premier occupant de cette multitude, ou plus fouvent, pour éviter la confufion, quand, par autorité de tout le corps, on affigne à chaque particulier une portion de ce terrain.

L'acquifition d'un pays par droit de premier occupant, donne à la totalité du corps, confidéré comme Etat, un droit plein de propriété fur toutes les chofes contenues dans le pays, à l'exclufion de quiconque n'est point membre du corps : & cette propriété du corps eft tellement diftincte de la Tome XXVII.

M m

propriété des particuliers, que celle-ci peut être transférée à un étranger, fans préjudicier en aucune maniere au domaine de l'Etat. Ce domaine eft fi plein, fi entier, que dans le cas où le partage fait, il refte encore des portions de terrain, elles appartiennent, non au premier occupant, mais au corps de l'Etat; en forte que, de quelque maniere que les particuliers en jouiffent enfuite, le droit de chacun d'eux à cet égard, dépend immédiatement de la conceffion & des réglemens du peuple.

Les immeubles qui, par leur nature, font très-apparens & immuables, font cenfés appartenir au peuple qui a pris poffeffion du pays dont ils font partie. Mais il eft des chofes mobiliaires qu'on ne peut découvrir, ni faifir fans travail, fans induftrie; tels que font les métaux cachés dans le fein de la terre, les pierres précieufes, les perles, &c. 11 eft auffi des chofes qu'on ne peut prendre fans adreffe ni garder qu'avec beaucoup de foin, telles que font les bêtes fauvages, les poiffons, les oifeaux. Le peuple qui fe rend maître d'un pays, ne s'approprie pas précisément ces choses; mais il acquiert feulement le droit de fe les approprier, quand il les découvrira, ou qu'il pourra les prendre : ainfi, c'eft le corps de l'Etat ou le fouverain, qui représente ce corps, qui non-feulement a le droit de prendre ces chofes, mais encore celui d'en régler l'ufage aux particuliers, foit en le permettant à tous indiftin&tement, foit en l'accordant à quelquesuns d'entr'eux, ou bien en fe le réfervant pour lui feul. Ainfi, le droit de la chaffe & de la pêche dépend uniquement du fouverain. Il eft des pays où le droit de chaffe appartient fi exclufivement au fouverain, qu'il n'y eft pas même permis de tuer les bêtes mal-faifantes, & cette défense eft communément fondée fur une raifon d'utilité; car, il feroit trop dangereux de laiffer courir dans les forêts les payfans & les ouvriers, qui, outre le temps qu'ils perdroient, pourroient s'accoutumer au brigandage. Un motif à peu près femblable, interdit, par-tout ailleurs, la chaffe au peuple, parce qu'il s'éleveroit trop de difputes, & qu'il arriveroit trop de malheurs, fi l'on permettoit l'usage des armes à la populace des villes. Il refte cependant que, comme l'ont décidé les jurifconfultes Romains, l'empire des hommes fur les bêtes étant d'inftitution divine, la chaffe, en général, eft permife originairement, & par le droit naturel & par le droit des gens; mais il faut diftinguer le droit naturel de fimple permiffion, d'avec le droit naturel obligatoire, & expliquer les différentes fignifications que l'on peut donner au terme de droit des gens: il faut ajouter enfuite, que le peuple en plufieurs lieux, s'étant dépouillé de fon pur mouvement, du droit de chaffe en faveur du fouverain, & ce droit ne diminuant en rien les biens des particuliers, il eft jufte & naturel, que le fouverain jouiffe des conceffions qui lui ont été faites.

A l'égard du temps auquel les immeubles font cenfès appartenir à quelqu'un par droit de premier occupant, cette époque eft fixée au moment où l'on s'en empare en y mettant le pied, avec intention de le cultiver,

& en y affignant des bornes qui limitent fa contenance. On s'empare des chofes immobiliaires par une prife de poffeffion corporelle; c'est-à-dire, quand on les ôte, foit avec les mains, foit par le moyen de quelqu'inf trument de l'endroit où elles étoient, & qu'on les tranfporte ou dans le lieu de fon domicile, ou dans celui où l'on fe propofe de les garder.

il

Une bête fauvage appartient, non au chaffeur qui l'a bleffée, mais à celui qui l'a tuée à l'égard des poiffons, s'ils font dans un vivier, ils appartiennent, fans contredit, au propriétaire du vivier; mais s'ils font dans un lac ou dans un étang, ils n'ont pas encore perdu leur liberté raturelle, quoiqu'ils ne puiffent aller au-delà de certaines bornes : cependant le maître de l'étang ayant le droit de prendre les poiffons qui y font renfermés, eft cenfé en être actuellement en poffeffion, & s'ils confervent leur liberté naturelle, ce n'eft qu'autant que perfonne ne les a encore pris, & non pas qu'il foit permis à chacun de les prendre; la même diftin&tion a lieu au fujet des bêtes fauvages, renfermées dans un parc, & celles qui font renfermées dans une forêt étendue, mais environnée de tous côtés, d'une clôture.

Les chofes abandonnées font cenfées laiffées par l'ancien propriétaire à quiconque les trouvera; & elles appartiennent au premier occupant. Quant aux chofes que l'on ne rejette point, mais dont on perd la poffeffion mal gré foi, elles ne ceffent point d'appartenir à celui qui les a perdues; & quiconque les trouve, n'en devient pas pour cela le maître, à moins qu'après avoir déclaré la découverte qu'il en a faite, perfonne ne les réclame; car alors, elles font cenfées avoir été abandonnées. On demande fi un amas d'or ou d'argent ou bien un tréfor, dont on ignore le maître, appartient à celui qui le trouve? A cette queftion, on répond que quand il y a apparence que ce tréfor a été caché en terre depuis long-temps, il appartient très-légitimement à l'inventeur, fur-tout fi c'eft fur fon propre fond qu'il le trouve : mais que fi c'eft dans la terre d'autrui, on ne peut en conscience fe difpenfer de s'informer indirectement du maître de la terre, s'il n'auroit point caché là de l'argent. Les loix, à ce fujet, varient fuivant les différens pays.

La guerre eft encore un moyen d'acquérir la propriété des chofes ; & tout ce que l'on prend fur l'ennemi, eft dans le cas des chofes dévolues au premier occupant: car la guerre fufpendant l'effet de la propriété, ainfi que tous les droits de la paix, par rapport à l'ennemi, tout ce qui lui appartient, devient à l'égard de l'autre, comme un bien fans maître. Toutefois, il faut obferver que cette propriété n'eft bien pleine & bien affurée, que lorsque l'ennemi qui en a été dépouillé, renonce, par un traité de paix, à toutes fes prétentions.

Enfin, dans le cas de déshérence totale, c'est-à-dire, lorfque quelqu'un qui n'a point de parens, & qui n'a point fait teftament, vient à mourir. fans héritiers proches ni éloignés, & où, fuivant les difpofitions des loix

du pays, tous les droits qu'il avoit fur fes biens & fur certaines perfonnes, s'éteignent avec lui, fans contredit, fes biens appartiennent au premier occupant; mais les perfonnes rentrent dans la liberté naturelle, & nul n'a droit fur elles.

S. VII.

De l'acquifition des accessoires.

LES ES chofes qu'on poffede en propriété, ne reftent pas toujours comme elles étoient, quand on commença de les pofféder; quelques-unes s'étendent, fe dilatent intérieurement & par leur propre fubftance. Quelques autres reçoivent des accroiffemens extérieurs : il en eft d'autres qui produifent des fruits; il y en a enfin auxquelles l'induftrie & le travail donnent une forme nouvelle, & un plus haut prix. Toutes ces modifications portent le nom d'acceffoires, qui, en regle générale, appartiennent au maître de la chofe à laquelle ils furviennent : & cela doit être; car quels feroient les avantages de la poffeffion d'une chofe, fi tout autre que le propriétaire étoit autorisé à en recueillir les fruits?

Tout accroiffement, multiplication, augmentation, émolument ou revenu d'une chofe, quelle qu'elle foit, eft le fruit de cette chofe; & l'on diftingue deux efpeces de fruits; les uns naturels, qui proviennent de la nature de la chofe même, & les autres civils, c'eft-à-dire, que l'on recueille à l'occafion d'une chofe. Les premiers font produits par la nature toute feule, & fans qu'il foit néceffaire de foins ni de culture: les autres font, à la vérité, produits auffi par la nature, mais fecondée, difpofée & fécondée par l'induftrie. Ces fruits des deux efpeces font cenfés faire partie de la chofe, quand ils n'en font point encore féparés; mais ils ont une existence propre & diftin&te, auffitôt qu'ils en font détachés. Quant aux fruits civils, ce font les revenus d'une maison, l'intérêt d'une fomme d'argent prêtée, le prix d'un louage, une rente, le falaire d'un transport de marchandises, le prix du fret d'un navire, &c. Ainfi, à l'exemple des fruits naturels, les fruits civils appartiennent au maître de la chose d'où ces fruits proviennent auffi tous les jurifconfultes conviennent unanimement que les fruits ou les petits des animaux appartiennent au maître de la mere; ce' qui eft planté ou femé au propriétaire du fonds; ainfi que les bâtimens élevés fur le fol d'autrui, ou conftruits des matériaux qui n'appartiennent pas au maître du fonds, doivent refter à ce dernier, pourvu toutefois que le bâtiment ne puiffe point être transporté ailleurs; car, dans ce cas, le conftructeur ne feroit tenu qu'à dédommager le propriétaire du préjudice qu'il auroit pu caufer au fol. Cependant, comme cette loi trop litté ralement obfervée, pourroit autorifer bien des injuftices, il eft décidé que fi l'on a bâti de fes propres matériaux, dans le fonds d'autrui, fachant bien à qui appartenoit le fol; alors le bâtiment appartient au propriétaire

ni

du fonds, fans qu'il foit obligé de rien payer pour le falaire des ouvriers, pour la valeur des matériaux; & la mauvaise foi du conftructeur mérite cette punition. Les mêmes jurifconfultes ont décidé que par la même raison que l'arbre fuit le fol; quand on a écrit quelque chofe fur un cahier blanc, que l'on ignoroit appartenir à un autre; l'écriture, fut-ce un ouvrage auffi précieux que l'Iliade ou l'Eneïde, appartient au maître du papier. Cette opinion à force d'équité, paroît un peu abfurde; & n'eft-il pas ridicule en effet, de vouloir abfolument prendre l'écriture pour l'acceffoire du papier, qui auffitôt qu'il eft écrit, perd fa dénomination, & devient livre, mémoire, lettre, &c. Il eft donc plus exact & plus équitable de décider qu'en ce cas, le maître du cahier ne fouffrant point d'autre dommage que celui de ne pouvoir plus écrire fur le même papier, n'a plus rien à répéter que la valeur du cahier dont on s'eft fervi; valeur au moyen de laquelle il peut fe procurer la même quantité de papier, & le faire fervir au même ufage auquel il avoit destiné le premier cahier. Il eft étonnant que les jurifconfultes Romains n'aient point fenti l'extrême ridiculité de leur opinion à ce fujet, eux qui ont décidé fans balancer, & avec raifon, que la toile fuit la peinture, & que celle-ci, quelle qu'elle puiffe être, admirable, ou très-mauvaise, n'eft jamais regardée comme l'acceffoire de la toile leur opinion eft très-jufte, & s'ils n'ont pas raifonné de même à l'égard de l'écriture, c'eft vraisemblablement parce que n'en connoiffant point affez le prix, ils ont cru devoir mettre la peinture au-deffus des fciences & des belles-lettres.

La pourpre eft la plus chere des teintures, & elle eft plus précieuse par fa valeur, que toutes les étoffes à l'égard defquelles on l'emploie auffi, dans le cas où l'étoffe entiere, & que l'on ignoroit appartenir à autrui, a été teinte en pourpre, il n'eft pas douteux que le propriétaire de l'étoffe doit fe contenter de la reftitution de la valeur du drap; mais fi ce n'eft, difent les jurifconfultes Romains, qu'une bande de pourpre coufue, ou teinte à l'extrémité d'une piece de drap, il eft jufte alors que la pourpre étant de moindre valeur, fuive l'étoffe, & en foit regardée comme l'acceffoire.

1

L'introduction d'une nouvelle forme dans une matiere appartenante à autrui, a beaucoup exercé les jurifconfultes, pour favoir à qui devoit être adjugée cette matiere revêtue d'une nouvelle forme. Ils ont dit que, quand cette matiere ne peut plus reprendre fon premier état, & que la forme qui lui a été donnée, en a fait un être nouveau, elle doit être adjugée à celui qui l'a fait exifter fous cette nouvelle face, fauf à lui à rembourser la valeur de la matiere premiere. C'eft fort mal décider; car il eft conftant que fi un étranger a fait du vin avec les raifins de mon vignoble, ou de l'huile avec les olives de mes oliviers, ou du charbon avec les arbres de ma forêt; tous ces nouveaux êtres ne fauroient plus revenir à leur premiere forme, & il y auroit de la folie à imaginer pour cela, d'adjuger au dé

« PreviousContinue »