Page images
PDF
EPUB

enfans, même encore dans le fein de leur mere, peuvent acquérir & conferver leur droit de propriété fur les biens qu'on leur transfere. Cependant à caufe du défaut de jugement, & du manque de conduite attaché à leur âge, ils n'ont qu'un droit de propriété féparé du pouvoir de l'exercer eux-mêmes; & afin que ce droit ne foit pas inutile pour eux, on charge. des perfonnes capables d'adminiftrer en leur nom feurs affaires, jusqu'à ce qu'ils foient en âge de les conduire par eux-mêmes; quelquefois c'eft celui même qui transfere des biens à un enfant, qui nomme cet adminiftrateur; quelquefois ce font les loix ou les magiftrats qui font ce choix, & au défaut de l'un & de l'autre, ce font les parens, les amis ou les voifins, qui nomment à cette adminiftration une perfonne fage, intelligente, & qui n'ait aucun intérêt, à fe mal acquitter de fes fonctions, ou à abufer de la geftion des biens de l'orphelin.

En

J. v.

Des chofes qui peuvent entrer en propriété.

général, toutes les chofes qui peuvent être de quelqu'ufage aux hommes, foit pour l'agrément, foit pour l'utilité, pourvu qu'on puiffe les faifir & les garder en quelque maniere, font autant d'objets de propriété, c'eft-à-dire, qu'elles peuvent appartenir en propre à quelqu'un. Il en eft. d'autres qui font d'une fi vafte étendue, & par leur nature, fi fort inépuifables, qu'elles font à tous, & que chacun s'en fert également, fans diminuer la part des autres; il feroit donc abfurde de vouloir en jouir exclufivement; car, celui-là feroit ridicule qui prétendroit pofféder en propre la lumiere du foleil & la chaleur, l'air, les vents, les eaux courantes, &c.; en un mot, toutes les chofes qui, communes par le droit naturel, font publiques par leur effence, c'eft-à-dire, se diftribuent elles-mêmes à tous. Rien n'empêche pourtant qu'on ne s'approprie la derniere de ces chofes, les eaux courantes, par rapport à une certaine étendue; mais en poffédant une portion de riviere, on eft toujours obligé par les loix de l'humanité de n'en refuser à perfonne l'usage fimple.

On a dit que pour s'approprier une chofe, il faut pouvoir la garder en quelque maniere; en forte que plus un objet peut être ferré étroitement & renfermé, plus on a, par cela même, de facilité à faire valoir & conferver fon droit de propriété. Il ne s'enfuit cependant point delà que l'on ne puiffe avoir & maintenir un droit de propriété fur les chofes qu'on ne peut garantir que difficilement de toute invafion; on veut dire feulement que leur garde eft moins aifée, quoique d'ailleurs, celui qui les poffede, ait également fur elles le droit de propriété le plus entier. Quant aux chofes qui font d'une fi vafte étendue, qu'il n'eft pas poffible de les garder, rien ne feroit plus ridicule que de vouloir les faire entrer en propriété;

attendu qu'il n'y a point de raifon à croire pouvoir pofféder ce qu'on ne peut ni embraffer, ni retenir en aucune maniere.

Il eft des chofes qui, quoiqu'elles appartiennent en propre à quelqu'un, n'en font pour cela pas moins d'un ufage commun: telles font celles qui ayant divers ufages, peuvent être épuifées par rapport à quelques-uns, quoiqu'elles ne puiffent point l'être relativement aux autres: il est trèspermis fans doute de fe les approprier; mais l'équité veut auffi que celui qui les poffede laiffe à tous ceux qu'il n'a pas intérêt à exclure, c'est-à-dire, qui ne font point fes ennemis, le libre ufage de ce en quoi ces choses font inépuifables. A l'égard de celles qui par leur nature font inépuisables, s'offrent pour ainfi dire, à la jouiffance de tout le genre-humain, & qui par cela même qu'elles font d'une fi vafte généralité ne paroiffent pas fufceptibles de partage, il femble qu'il n'y ait ni juftice ni raison à prétendre les pofféder.

Cependant l'une des plus importantes queftions, & celle qui a le plus long-temps divifé les favans, fort peu d'accord encore dans leurs opinions fur ce fujet, a été de favoir, fi le domaine ou l'empire de la mer pouvoit appartenir à un feul fouverain, ou à une nation exclufivement au refte des peuples. On a beaucoup & très-vivement difputé; mais il ne paroît pas qu'on ait bien invariablement décidé. Cette grande queftion se réduit à favoir fi dans la nature même de la mer, on trouve quelque chofe qui empêche qu'elle ne puiffe entrer en propriété. Bien des favans ont foutenu l'impoffibilité de cette fufceptibilité de poffeffion, & ils ont étayé leur opinion de beaucoup de raisons phyfiques, & de raifons morales. De la fluidité de la mer, ils ont conclu qu'elle n'a point de bornes, où elle puiffe être renfermée, & que par conféquent elle n'étoit point capable d'entrer en propriété. Mais outre qu'il n'eft rien moins que démontré que la fluidité foit un obftacle naturel & infurmontable qui empêche qu'on ne s'approprie une chofe; ne doit-on pas d'ailleurs, regarder comme les bornes d'un fluide les bords entre lefquels il coule, & les rivages ne font-ils pas fes limites naturelles & imprescriptibles? Ne font-ce pas autant de bornes de différentes parties de la mer qui peuvent être poffédées, que les rochers qui s'élevent au-deffus de la furface de l'eau, les bancs de fable, les caps placés vis-à-vis l'un de l'autre, les ifles plus ou moins étendues, &c. Or, on peut s'emparer de tous ces lieux; on peut les occuper, les retenir, donc la mer peut entrer en propriété. Ce n'eft cependant point que l'on veuille dire par-là, que l'Océan entier puiffe former le domaine d'un feul peuple; il faudroit regarder comme tout-à-fait infenfée la nation qui afpireroit à un tel empire, & qui croiroit pouvoir entretenir des flottes affez puiffantes fur ce vafte espace, pour empêcher tous les autres peuples de naviguer.

Les mêmes favans, pour prouver que la mer ne peut point entrer en propriété, ont allégué cette raifon morale, qui eft pourtant bien foible,

favoir que la mer eft inépuisable, & que par conféquent, puifqu'elle fuffic aux befoins de tout le monde, il eft abfolument inutile de la partager; d'où il faut conclure que par fa nature, elle ne fauroit entrer en propriété. Mais c'est déduire une mauvaise conféquence d'un principe très-incertain: car, il n'eft pas vrai que la mer fourniffe par-tout fuffifamment aux befoins des peuples; en bien des endroits, elle eft, comme la terre, fort ftérile. Il fuffit pour fe convaincre de la fauffeté du principe fur lequel cette décision eft fondée, de confidérer quels font les principaux ufages de la mer. On peut s'y baigner & y puifer de l'eau, mais il n'y a que les habitans des côtes qui ayent cet avantage, qui, en lui-même, eft fort peu important. On fait du fel de l'eau de la mer; mais cet ufage eft reftreint à ceux qui habitent le rivage: la navigation eft très-utile, & elle est tou jours ouverte. Il eft d'autres ufages qui ne font pas entiérement inépuisables, & qui par cela même, s'ils étoient généralement permis, cauferoient beaucoup de préjudice aux nations établies fur les côtes de la mer tel est la pêche des poiffons, des perles, du corail, de l'ambre, &c. qui diminueroit confidérablement le profit des habitans des côtes fi tout le monde pouvoit également y venir pêcher. La mer eft la plus fûre des barrieres que les royaumes & les empires puiffent tenir de la nature. Il y a donc pour les nations qui ont de telles bornes, un intérêt fenfible à ne pas laiffer approcher de leurs côtes, des vaiffeaux de guerre étrangers, fans en avoir demandé la permiffion, & s'être engagés à ne caufer aucun dommage. Mais quelle étendue doit-on donner à cette barriere naturelle? Il n'eft guere poffible de donner une regle bien fixe là-deffus; cependant cette étendue eft ordinairement déterminée par tout l'efpace de mer que l'on peut garder par les armes, c'est-à-dire, chez tous les peuples où l'ufage de la poudre à tirer eft connu, jufqu'à la portée du canon.

Il est donc évident que chaque nation a été fondée à s'approprier une certaine étendue de la mer. Toutefois, puifqu'ainfi qu'il a été prouvé, toute propriété doit fon origine à quelqu'acte humain, il faut néceffairement fuppofer que l'étendue du domaine de chaque peuple fur la mer qui baigne fes côtes, eft réglée ou par la poffeffion, ou par les conventions faites avec les nations voifines. Il eft fouvent très-difficile de remonter, en pareille matiere, au titre primordial : l'acte de prife de poffeffion eft enfoncé dans des temps fi reculés, qu'il s'eft entiérement perdu : & alors, au défaut de preuves légales, on fe décide par les préfomptions.

En effet, dans les premiers temps, il est très-certain que les peuples, qui s'établiffoient dans le voifinage de la mer, ne s'emparoient que du rivage feulement. Comme alors on n'avoit aucune idée de la navigation, & qu'on n'avoit inventé encore nulle forte de bâtiment, on fe contentoit de prendre, comme l'on pouvoit, fur les bords de la mer, des coquil les, ou tout au plus de pêcher à la ligne quelques petits poiffons; & trèsaffurément on n'avoit point à craindre que des voifins, jaloux d'un fi foible

avantage, vinffent enlever ou diminuer cette pêche. Les hommes plus induftrieux, inventerent enfuite des bâtimens, & ils oferent s'expofer fur les eaux; mais cependant fans perdre le rivage de vue la pêche resta libré encore; car le moyen de fuppofer qu'une occupation fi dangereufe, fi pénible fut alors affez commune, pour que l'on eut à craindre les querelles & les difputes qui résultent d'un concours trop nombreux? Ainfi la mer demeura un rempart fuffifant contre les entreprifes des ennemis. Mais lorfque élevé par degrés à de plus fublimes inventions, le génie eut ima giné le plan de la conftruction des vaiffeaux de guerre; alors chaque nation eut un égal intérêt à veiller plus attentivement à la défense de l'entrée de ses terres par la mer; on creufa, on conftruifit des ports; on s'affura la propriété de la pêche; on pourvur à la fureté des côtes mais on laiffa le refte de l'élément liquide dans l'état de communauté primitive; communauté violemment troublée par l'audace & l'avidité des corfaires, d'autant plus entreprenans qu'ils croyoient pouvoir fe permettre d'infecter les mers, puifque les plages fur lefquelles ils commettoient leurs hostilités, ne dépendoient réellement de la jurifdiction de perfonne, par cela feul qu'elles appartenoient à tout le genre humain. Dans la fuite des temps, le commerce de la mer s'établit, & les profits confidérables qu'on en retiroit , engagerent les habitans des détroits à fe les approprier, foit pour y établir des impôts fur les marchandifes qui y paffoient, & participer au gain qui en revenoit aux intéreffés, foit pour rendre leurs villes plus commerçantes, & y attirer une plus grande affluence de négocians étrangers. La pêche eft incomparablement plus abondante en certaines parties de la mer, qu'elle ne l'eft ailleurs, & ce fut un grand motif de s'approprier ces parties: ailleurs, la mer met à couvert de toute invafion certains pays, & les peuples qui poffedent ces pays ont le plus grand intérêt de s'affurer la propriété de tout l'efpace maritime qui défend ces continens. Ce fut là fans doute ce qui détermina jadis la propriété de diverfes parties de la mer mais tout l'empire qu'on y exerçoit, confiftoit à empêcher tout brigandage, toute piraterie fur ces parties, ou à en interdire le paffage aux vaiffeaux de guerre qui ne demandoient point la permiffion d'y naviguer.

De ces obfervations, il faut conclure 1°. que tout peuple eft cenfé maitre de la mer qui baigne fes côtes, des ports, des rades, & des autres endroits où l'on peut aisément aborder; 2°. que les détroits & les golfes appartiennent auffi au peuple dans les terres duquel ils font enclavés, & que fi diverfes nations ont des terres fur les côtes du même golfe ou du même détroit, chacune d'elles jouit de cet empire, à proportion de l'étendue des terres qu'elle poffede en ce lieu; à moins qu'elles ne foient réunies pour faire valoir, d'un commun accord, leurs droits contre les étrangers, ou qu'elles ne foient convenues de pofféder également & par indivis; ou bien, à moins que l'une d'elles n'ait acquis le droit exclufif de pofféder, foit par une convention expreffe, foit par une convention

tacite, ou par droit de conquête, ou à titre d'achat, ou à titre d'échange, &c.

Il faut conclure encore de ces obfervations, que le fein du vafte Océan, pris dans toute fon étendue, n'eft point du tout fufceptible de propriété. Car, une ou plufieurs nations réunies qui voudroient fe l'approprier, formeroient le plus injufte & le plus extravagant des projets, ne fut-ce que par l'impoffibilité où elles feroient de garder une telle poffeffion qui environne l'Europe, l'Afie, l'Afrique, l'Amérique, la terre auftrale, & peutêtre plus de continens inconnus qu'il n'y en a de connus. Relativement à la navigation, ce projet feroit inutile, parce que la navigation de l'un n'empêche ni ne gêne la navigation de l'autre, & que les vents qui enflent les voiles d'un vaiffeau peuvent pouffer auffi toutes les flottes raffemblées. Ce feroit porter l'injuftice jufques à l'impudence, que de prétendre que chacun devant travailler à fon propre intérêt, on peut, pour retirer feul le profit de toute la navigation, fermer à tout le refte de la terre la route de l'Océan; alors ce feroit foutenir auffi que, par le plus injufte & le plus puniffable des monopoles, on eft en droit d'interdire à tout le refte des peuples les avantages du commerce.

Il eft donc inconteftable que la navigation de l'Océan eft permise à tout le monde, & qu'une nation ne fauroit empêcher légitimement les autres de naviguer & de négocier entre elles; à moins toutefois que quelqu'un de ces peuples ne fe fut engagé, envers cette nation, à ne pas permettre qu'un tiers vint négocier dans fon pays, ou que ce tiers n'eût renoncé par un traité, au droit d'aller commercer chez l'autre car, chacun peut s'engager en faveur d'un autre, comme il eft libre auffi à chacun de céder fon droit à qui il veut. Ainfi, de même qu'un prince eft le maître de défendre à fes fujets de tranfporter hors de fon pays, les denrées qui y croiffent, de même auffi un fouverain ou un peuple d'Europe qui a acquis une contrée dans l'Inde ou dans l'Afrique, & qui en a la propriété, eft le maître de n'en pas permettre l'entrée aux négocians de tout autre pays, ou de ne la leur accorder qu'à certaines conditions, & qu'autant qu'ils fe foumettront à certaines charges mais au fond, ces traités, ces conventions de peuple à peuple, & ces droits que donne toute acquifition qui affure un titre de propriété, ne donnent aucune atteinte à la communauté primitive relativement à la mer, communauté qui donne à tous les hommes une telle égalité de droit fur l'Océan, qu'il n'eft point du tout fufceptible de propriété exclufive.

§. VI.

« PreviousContinue »