Page images
PDF
EPUB

leur lait. Ce qui femble confirmer cette défense naturelle de tuer les animaux, eft la préférence marquée que les premiers habitans de la terre, & qu'encore la plupart des enfans donnent aux végétaux & aux fruits fur la viande.

Ces raifons, quelque fortes qu'elles paroiffent, n'indiquent cependant que l'obligation où eft l'homme d'ufer avec modération du droit qu'il a d'ailleurs incontestablement de tuer les animaux, & de s'en nourrir. La preuve de l'existence de ce droit eft tirée de la diftance qui fépare l'homme du refte des créatures animées. Car, il n'eft perfonne qui ne fache qu'il n'y a aucun droit qui nous foit commun avec les bêtes mais il n'y a perfonne auffi qui ne fente & ne fache que la loi naturelle ne nous ordonne point de vivre en fociété & en amitié avec les animaux. Le défaut total de fociété produit une espece d'état de guerre, en vertu duquel on se fait réciproquement tout le mal que l'on peut fe faire; en forte que toutes les fois qu'un individu de l'une de ces deux efpeces fe faifit d'un individu de l'autre efpece, il a le droit de le traiter comme il le juge à propos; & c'eft ce qui arrive entre les hommes & les bêtes féroces, qui fe jettent fur nous & nous déchirent, toutes les fois que l'occafion s'en préfente. A l'égard des animaux apprivoifés, il eft conftant que ce n'eft que par leur foibleffe ou leur défaut d'induftrie, qu'elles s'accoutument à nous & nous font foumises, par les amorces des alimens, ou par l'effet de notre force fupérieure, & non par aucun principe d'obligation. Il eft d'autres bêtes qui font fi fécondes, qu'elles fe multiplieroient trop, fi on n'en tuoit un grand nombre. Il en eft d'autres qui ne font rien moins que malfaifantes, au contraire, elles font fi timides, fi foibles, & elles ont tant d'ennemis dans l'efpece animale, que malgré le pouvoir que nous exerçons fur elles, & le grand nombre que nous en tuons, il leur eft encore très-avantageux de vivre auprès de nous, qui leur fourniffons à manger, & auprès de qui elles trouvent des afiles inacceffibles aux animaux carnaffiers, qui en trèspeu de temps les extermineroient toutes.

Ainsi, pourvu qu'on n'abuse point du pouvoir qu'on a fur les animaux, & qu'on ne l'exerce point avec une cruauté infenfée, il eft très-permis de s'en fervir & de s'en nourrir.

[ocr errors]

S. IV.

De l'origine de la propriété des biens.

U pouvoir général accordé par l'Etre fuprême aux hommes fur les autres créatures, s'eft formé ce droit particulier que l'on appelle domaine, ou propriété, en vertu duquel une chofe appartient à l'un plutôt qu'à l'autre. Afin de remonter avec plus de certitude à l'origine de ce droit, il faut commencer par fe faire une jufte idée de la communauté & de la propriété des biens. Ce mot communauté a deux fens, l'un négatif & l'au

tre pofitif. Par le premier, les chofes communes font celles concernant lefquelles il n'a été déclaré par aucun acte humain, qu'elles appartiendroient tellement en particulier à une feule perfonne, que toute autre déformais n'auroit plus rien à y prétendre. De maniere que ces choses n'étant à perfonne, dans un fens négatif, elles font à tout venant, ou au premier venu, dans le fens pofitif. Les chofes communes different des propres, en ce qu'elles appartiennent également à plufieurs, au lieu que les propres appartiennent à une perfonne, exclufivement à tous.

Ainfi le domaine ou la propriété eft un droit en vertu duquel le fond & la substance d'une chofe appartient à quelqu'un, de telle maniere, qu'elle n'appartient à aucun autre, du moins entiérement & de la même forte: chacun peut donc, en vertu du domaine ou de la propriété, difpofer de ce qui lui appartient, & empêcher tous les autres de s'en fervir, à moins que par quelqu'engagement particulier, il ne leur en ait lui-même donné le droit.

La propriété peut être conçue comme divifée en plufieurs degrés, &, fuivant ces degrés, on diftingue la propriété pleine & entiere de la propriété imparfaite & limitée; la propriété la plus pleine & la plus entiere eft celle qui eft jointe avec le domaine éminent ou fupérieur; c'est ainsi qu'un Etat & fes chefs font maîtres des biens qui leur appartiennent comme chefs de l'Etat. Lorfque la propriété pleine ou entiere eft féparée du domaine éminent, alors elle prend le nom de domaine fervant, ou domaine privé, & le droit de propriété, dans ce cas, confifte en ce que chaque particulier a le plein-pouvoir de difpofer de fes biens, à fon gré, autant toutefois que l'ufage n'en eft pas réglé ou limité par les loix civiles. Quant à la propriété imparfaite, c'est celle dont la plénitude eft refferrée par quelques reftrictions attachées aux biens que l'on poffede, tels que font des revenus en partie aliénés, une portion des produits ou des émolumens, ou donnée ou vendue, ou enfin quelque diminution dans le droit même de propriété.

Il y a cette égalité entre la communauté pofitive & la propriété, que l'une & l'autre excluent tout droit d'autrui fur la chofe appellée propre ou commune, & que conféquemment elles ne fuppofent point fur la terre entiere d'autre perfonne que celle qui jouit de la chofe: auffi peut-on dire que les biens dont l'ufage n'eft défendu à perfonne, & qui n'appartiennent pas à l'un exclufivement à tout autre, ne font communes que dans un fens négatif.

Mais fans s'arrêter à ces queftions, plus propres à amufer l'efprit qu'à l'éclairer utilement; il fuffit, pour découvrir la véritable origine & le fondement immédiat de la propriété, d'obferver qu'elle fuppofe indifpenfablement un acte humain, & quelque convention, ou expreffe, ou tacite. Car, il eft conftant que fi Dieu a permis aux hommes de faire fervir à leurs befoins & à la commodité de la vie, la terre & tout ce qu'elle

duit, il a laiffé à la volonté & à la difpofition des hommes la maniere, l'étendue & le degré de l'ufage qu'ils pourroient faire de cette permiflion; en forte qu'ils pourroient limiter ce pouvoir ou le laiffer fans bornes, laiffer à chacun le même droit fur tout, ou fur certaines chofes feulement, ou bien donner à chacun fa portion de biens, fans qu'il pût jamais rien prétendre de plus fur tout le refte.

Dieu n'ayant donc pas preferit aux hommes une certaine maniere de pofféder, à laquelle ils fuffent tous obligés de fe conformer; ce font les hommes qui ont réglé cette maniere, fuivant que l'exigeoient le repos & l'avantage de la fociété d'où il faut conclure que la propriété des biens vient directement des conventions humaines, ou expreffes ou tacites. Et en effet, , pour qu'un homme, par cela feul qu'il fe mettoit en poffeffion d'un champ, fût autorifé à exclure tous les autres du droit qu'ils avoient eu comme lui auparavant fur ce terrain, il falloit bien qu'il y eûr quelque convention.

Par cette origine même de l'établiffement de la propriété, on voit qu'antérieurement à toute convention humaine fur le partage des biens, tout étoit commun; de maniere que rien n'appartenoit à l'un plutôt qu'à l'autre, c'eft-à-dire, que la terre entiere n'étoit que le fujet d'une vaffe communauté négative; communauté fujette à bien des inconvéniens; car, qu'eftce que le droit de pofféder une chofe des produits de laquelle on ne peut même s'affurer? Or, telle étoit la nature de cette communauté primitive, qu'on ne pouvoit feulement recueillir les fruits, ni les deftiner à fon usage, attendu qu'à chaque inftant, ils pouvoient être impunément enlevés à celui qui les avoit cueillis. Ce fut d'après ces inconvéniens, qu'il est très-vraifemblable que les hommes, fatigués de cette communauté primitive, qui pour être trop illimitée, les gênoit tous également, convinrent qu'auffitôt que quelqu'un fe feroit faifi le premier d'une chofe ou de fes fruits pour les faire fervir à fon ufage, il y auroit des droits refpectés, & que nul autre ne pourroit l'en dépofféder; de maniere pourtant que le fond ou la fubftance même des chofes qui ne fe confomment point par l'usage, refteroit toujours en commun. Quant à ceux qui foutiennent que le droit du plus fort a introduit l'usage de la propriété, leur erreur eft fi manifefte, qu'elle ne mérite guere d'être férieufement combattue. Quelle apparence en effet, que tous les hommes ayant un droit égal fur les biens du monde, le fimple acte corporel du premier occupant, quelque robufte qu'on le fuppofe; quelle apparence, difons-nous, que cet acte prévaille, au préjudice de tous les autres, & fans le confentement de ceux-ci, c'est-à-dire, sans une convention expreffe faite entre eux à ce fujer? Il vaudroit autant dire qu'une feule perfonne, dans l'égalité de l'état de nature, peut fubjuguer la terre entiere & tous fes habitans. Il eft inconcevable que de graves auteurs ayent avancé & foutenu une auffi ridicule abfurdité: mais il eft bien plus inconcevable encore que ce bizarre fyftême de l'origine de l'inégalité des conditions, Tome XXVII.

[ocr errors]

LI

ait été admiré autant comme un difcours philofophique & raisonnable, qu'il méritoit d'être eftimé comme un difcours très-éloquent.

Il faut donc reconnoître l'abolition de cette communauté négative où les chofes étoient primitivement, comme l'effet d'une convention entre les hommes. Mais comment s'eft fait cet accord? A-t-il été universel, ou s'eftil fait de proche en proche, & en différens intervalles? C'eft ce qu'il n'eft pas poffible de décider d'une maniere bien précise. On peut toutefois préfumer que cette convention n'a été faite que peu à peu, fuivant l'état des chofes, la difpofition ou le nombre plus ou moins confidérable des contractans. Cet accord n'a pas été même uniforme; chez les uns, tout étoit divifé par portions égales ou inégales; chez les autres, il n'y avoit qu'une forte de biens qui étoient partagés. Chez les anciens Scythes, chaque particulier avoit en propriété des troupeaux & des meubles ou bagages; mais leurs terres étoient en commun. Peut-être tout fut-il réglé à peu de chofe près, chez plufieurs nations; & fans doute l'avantage de la fociété, fondé fur l'avantage de chaque particulier, indiqua les mesures qu'il convenoit le plus de prendre fur cet important objet. Or, d'après cet avantage, it n'eft pas poffible de découvrir comment on dût en agir relativement à la propriété, à mesure que la famille humaine s'accroiffant, on chercha auffi avec plus d'affiduité les moyens d'augmenter les commodités de la vie, & ceux de s'affurer la jouiffance de ces commodités. Il est beaucoup de cho fes, qui, quoique d'un usage immédiat, & qu'on employe à fe nourrir ou à fe couvrir, ne font pourtant pas celles qui croiffent en tous lieux en plus grande abondance, ni qui, fans être cultivées, viennent, dans les contrées même qui leur font les plus favorables, en fi grande abondance que chacun en ait plus qu'il ne lui en faut. Il est donc vraisemblable que, dans les premiers temps, toutes les fois que deux où trois perfonnes avoient befoin d'une chofe de cette efpece, chacun cherchoit à fe l'approprier, & que la loi du plus fort l'emportoit. On fent déjà quelle fource de difputes & de combats provenoit de ce concours. D'un autre côté, ce n'eft qu'à force de travail & de culture qu'on peut faire produire certaines chofes à la terre, & il étoit bien trifte pour ceux qui avoient cultivé de favoir que ceux qui ne s'étoient donné aucun foin, auroient cependant le même droit à la récolte, & plus de droit encore, s'ils étoient les plus forts. Le défordre que cette anarchie perpétuoit, fit comprendre aifément que le meilleur moyen d'établir la paix entre les hommes, feroit d'introduire la propriété, non-feulement des chofes mobiliaires, & qui exigent des foins & du travail, mais encore des immeubles qui font, par leur nature, d'un usage immédiat, telles que font les mailons ou les cabanes, qui dès-lors, furent affignées en propre à chacun, pour lui appartenir féparément, ou par indivis à plufieurs, qui conviendroient entr'eux de les poffeder également & en fociété ou d'une communauté pofitive. Quant aux terres, c'est-à-dire, à la fubftance des fonds, le genre-humain n'étant point

[ocr errors]

encore prodigieufement étendu, il y en avoit plus qu'on n'en pouvoit cultiver, & chacun refta le maître de s'en approprier autant qu'il croyoit en avoir befoin: le refte des champs. demeura dans une communauté néga tive, c'est-à-dire, qu'ils furent à tous, jusqu'à ce que le premier qui les cultivoit en prenoit poffeffion par cet acte de propriété, qui, dès ce mo¬ ment, lui affùroit le fonds de fes produits.

A la fuite de ce fyftême fur l'origine de la propriété, fyftême dont la jufteffe pourroit être facilement conteftée, Puffendorff examine les diver fes opinions des anciens fur le même fujet; il démontre affez évidemment leur infuffifance; mais cette infuffifance ne prouve pas non plus que le fyftême qu'il propofe foit d'une folidité bien inébranlable. Quoi qu'il en foit, après avoir examiné le fentiment de Grotius, qui a dit que dès la création du monde Dieu donna en général au genre-humain un droit fur toutes les chofes de la terre; & qu'il renouvella cette conceffion au déluge; après avoir tenté de prouver que ce droit donné aux hommes fur les autres créatures , ne détruit point la communauté primitive, certifiée par l'histoire sainte, l'auteur s'attache à prouver, par ce même texte facré, que cette communauté, telle qu'il l'a fuppofée, n'étoit rien moins qu'im= poffible; & revenant à des inftitutions plus connues & à des temps moins enfoncés dans l'obscurité des fiecles écoulés, il parle de la fociété telle qu'elle eft, & de la propriété des biens, en tant qu'elle eft ou doit être en tous lieux respectée : cependant, obferve-t-il, là maxime du droit nas turel qui défend de prendre le bien d'autrui, ne commença d'avoir lieu que quand les hommes eurent réglé entr'eux, par des conventions, ce qui appartenoit ou n'appartenoit pas à chacun; car avant cela, elle étoit renfermée dans la loi générale qui preferit de tenir ce à quoi l'on s'eft engagé, & de ne donner, aucune atteinte aux droits d'autrui. Ainfi, l'on peut dire fans abfurdité, que l'obligation d'obferver la loi qui. défend de prendre le bien d'autrui, eft auffi ancienne que le genre-humain, quoique la distinction du mien & du tien n'ait été introduite qu'avec le temps. Une chofe qui dans l'état actuel de la fociété eft bien plus importante que de favoir comment la communauté primitive a ceffé, ou combien de temps elle a duré, eft de connoître quelles font les perfonnes capables de pofféder quelque chofe en propre? Il eft conftant que fi l'on n'entend par-là que le droit de s'approprier originairement une chofe, à titre de premier occupant; il faut avoir intention de la poffeder en propre déformais, & être en état de concevoir qu'un tel acte a la vertu de donner un droit réel. Or, les enfans, les infenfés & en général tous ceux qui n'ont pas l'ufage de la raifon, ne fauroit non plus avoir aucun droit de propriété. Mais, fi l'on entend la tranflation de propriété de l'un à l'autre ; quoique celui à qui l'on transfere doive communément être capable de favoir ce que l'on fait en fa faveur, & faire connoître l'intention qu'il a d'accepter; toutefois, par l'ufage reçu chez toutes les nations policées, les

« PreviousContinue »