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Il eft des geftes, des mouvemens qui prefqu'univerfellement indiquent les mêmes chofes, & annoncent les mêmes penfées; je dis presqu'univerfellement; car je penfe qu'il feroit bien difficile de prouver, qu'il y ait un feul gefte qui annonce par-tout exactement la même idée ou la même affection de l'ame. Le figne le plus commun & le plus univerfel eft la parole, au moyen de laquelle les hommes fe communiquent leurs difpofitions intérieures, leurs befoins ou leurs connoiffances.

Bien des favans ont tenté de remonter à l'origine du langage, nul d'entr'eux n'a réuffi dans fes recherches, & peut-être ont-ils tous été également, c'eft-à-dire, infiniment éloignés de cette origine; quoi qu'il en foit, il eft du moins conftant que la plupart des langues, ou pour mieux dire, toutes, fort fimples & très-pauvres dans leurs commencemens, ne fe font enrichies, embellies, que par fucceffion de temps, & à force d'avoir éprouvé des révolutions, des altérations. Mais ce n'eft pas-là ce dont il importe maintenant de s'occuper. Le langage ne fignifie rien de fa nature, & indépendamment de l'inftitution humaine: car toute langue n'eft formée que de mots; & ces mots qui par eux-mêmes, n'ont aucune fignification, n'expriment déterminément tel ou tel autre objet, c'est-à-dire, n'excitent ou ne réveillent telles ou telles idées que par l'inftitution au moyen de laquelle on a attaché à chaque mot la fignification d'une chose. En effet, fi les mots avoient une expreffion déterminée de leur nature, ou par une néceffité phyfique & interne; il n'y auroit indispensablement qu'une feule & même langue fur la terre entiere, & une même chose feroit toujours intelligiblement exprimée par le même mot; en forte que les expreffions ne varieroient point fuivant la diverfité des langues.

De ces réflexions trop connues pour qu'il foit néceffaire de s'arrêter à en démontrer la jufteffe, il résulte que l'ufage des mots fuppofe effentiellement quelque convention plus ou moins ancienne, entre les divers membres d'une nation qui fait ufage de tel ou de tel autre langage. Cette convention eft générale, ou particuliere; générale relativement à la langue nationale, & particuliere, quand on entend par langue, la connoiffance des mots auxquels on a attaché une idée différente de l'ufage commun ou inconnus abfolument dans le langage ordinaire. Tels font les mots. techniques dont fe fervent les ouvriers, ou les termes de l'art, que la néceffité de diftinguer plufieurs chofes qui n'avoient point de nom particulier, ou bien que le caprice, qui influe beaucoup fur pareille matiere, a fait inventer, ou a fait employer dans un fens nouveau, tout différent de celui que tout le monde connoît.

Ainfi, l'on emploie les mots dont on fe fert, ou conformément à l'ufage commun, ou bien conformément à l'ufage particulier. Mais en aucun cas, nous ne fommes point néceffairement contraints de faire ufage de ces fignes, c'eft-à-dire, de découvrir aux autres indistinctement tout ce que nous penfons. Nous ne fommes dans cette obligation, qu'autant que nous

nous y trouvons engagés par une convention particuliere; ou lorfque nous le devons faire par une loi générale & inviolable du droit naturel; ou enfin, lorfque cette néceffité, nous eft prefcrite par la nature même de l'affaire, que nous traitons, foit de vive voix, foit par écrit. Car, il n'eft pas douteux que fi nous nous fommes chargés d'enfeigner une science ou un art à quelqu'un, nous fommes obligés de ne lui cacher rien de ce qui concerne cet art ou cette fcience fi nous nous fommes chargés de rendre compte à quelqu'un d'une affaire, nous devons ne lui rien taire de ce que nous aurons pu découvrir relativement à cette affaire fi nous écrivons un récit hiftorique, nous ne devons y mêler aucune circonftance qui ne foit veritable: parce que ce n'eft plus écrire pour l'avantage des hommes, que de ne pas les inftruire de la vérité. En un mot, dans tout ce que nous faifons, comme dans tout ce que nous difons, & d'où il peut résulter, en vertu de notre propre confentement, quelque droit, ou quelque obligation, c'eft manquer effentiellement, que de ne point parler avec fincérité, & de rien déguifer de ce qui concerne la chofe fur laquelle on traite: car fi de telles diffimulations étoient permifes, il ne feroit plus poffible de compter fur les hommes, ni fur aucun de leurs engagemens.

Toutefois, comme on ne traite pas toujours d'affaire, & que l'on n'eft pas perpétuellement obligé de découvrir fes penfées, nous n'y fommes tenus qu'à l'égard de ceux qui ont un droit parfait ou imparfait de connoître ce que nous penfons. Au contraire, c'eft prudence que de cacher à propos fa façon de penfer, & c'eft même un devoir, lorsqu'on ne peut par aucun autre moyen, procurer à foi-même, ou à autrui quelqu'avantage, ou éviter un préjudice, un danger preffant, de faire usage des fignes extérieurs, de maniere qu'ils expriment tout autre chofe que celle que l'on penfe, pourvu toutefois que par ce figne trompeur, on ne préjudicie point aux droits de qui que ce puiffe être.

Ces principes conduisent à la connoiffance de la vérité morale qui confifte, non comme la vérité logique à conformer fes paroles aux chofes, mais à faire en forte que les fignes extérieurs que l'on emploie, & fur-tout les paroles, repréfentent fidellement nos pensées à ceux qui ont droit de les connoître, & auxquels nous fommes tenus de les découvrir en vertu d'une obligation parfaite, ou imparfaite, & cela, foit pour lui procurer quelque avantage qui lui eft dú, foit pour ne pas lui caufer injuftement du dommage. Le menfonge, qui eft l'oppofé de la vérité, confifte donc à faire ufage de paroles ou de fignes qui ne répondent pas à ce que nous avons dans l'efprit, quoique celui avec qui nous les employons ait droit de connoître nos penfees, & que nous foyons obligés de les lui découvrir, autant qu'il dépend de nous.

D'après ces deux définitions on voit que le menfonge renferme fans contredit, la fauffeté; mais qu'il y a cependant bien de la différence entre mentir & dire une fauffeté; car il s'en faut de beaucoup que tout dif

cours, lorfque les circonftances exigent que l'on parle contre fa pensée, foit criminel, pour cela feul qu'on ne s'exprime pas exactement comme l'on penfe c'eft feulement s'énoncer, à l'égard de ceux qui n'ont aucun droit de connoître nos pensées, de telle maniere, qu'ils entendent autre chofe que ce que nous avons dans l'efprit, fans cependant que cette prudente diffimulation puiffe leur nuire, ni à qui que ce foit au lieu que le menfonge, déshonnête & condamnable par lui-même, eft toujours, ou du moins prefque toujours accompagné de l'intention de nuire, foit à ceux à qui on l'adreffe, foit à d'autres.

Par cela même que les hommes ont tous les facultés de concevoir la vérité, n'ont-ils pas tous le droit de connoître les penfées les uns des autres ? Et celui qui les diffimule n'eft-il pas coupable de menfonge? Il est indubitable que relativement aux vérités de la religion, & par rapport à Dieu, c'eft une très-répréhensible irrévérence que d'ufer en aucune maniere de diffimulation; & de chercher à lui déguifer la vérité qui lui eft effentiellement connue, & dont il eft la fource & l'auteur: mais relativement aux hommes, le pouvoir moral ne fuppofe pas, il s'en faut bien, le pouvoir phyfique; & avoir la faculté de connoître la vérité, ne prouve point du tout que l'on ait droit de la connoître. Ainfi, pour que nous foyons obligés de découvrir à quelqu'un nos penfées en toute occafion, en toute circonftance, même en ce qui concerne nos intérêts & nos affaires, il faut abfolument que ce foit pour nous un devoir qui nous foit étroitement prescrit par quelque loi générale du droit naturel, ou bien par quelque convention particuliere qui nous oblige à ne rien taire à celui à qui nous parlons. Les cas où l'on peut innocemment diffimuler une partie de la vérité, les bornes jufqu'auxquelles il eft permis de feindre, ou d'ufer d'équivoque font fi faciles à connoître, & les exemples font fi nombreux, qu'il feroit inutile de s'y arrêter. Auffi, fuffira-t-il d'indiquer ces deux principes, dont on ne fauroit s'écarter fans fe rendre criminel, 1°. qu'il faut avoir attention que ce qui eft dit, ou écrit, ou marqué par des caracteres, ou donné à entendre par quelque gefte, lorfque l'on eft tenu, foit par la nature de l'affaire qu'on traite, foit par la qualité de la perfonne avec qui l'on traite, ne puifle être pris dans un fens différent de la penfée de celui qui s'exprime. 2°. Que c'eft un lâche artifice & un grand figne de fourberie, que d'avoir recours aux équivoques, lorsqu'il s'agit de contrats, ou de quelqu'affaire d'intérêt.

Une maniere de tromper plus odieufe encore & inventée par des fourBes, eft l'ufage des reftrictions mentales; expreffion en apparence très-fincere, & par laquelle, au moyen d'une penfée qu'on fous-entend, on tord, & l'on ramene à un fens directement contraire, les paroles les moins équivoques, en forte que ce que l'on affirme expreffément, c'eft-là précifément ce qu'on nie dans le fond de fon ame. Par exemple, fi l'on me demande, avez-vous fait telle chofe? je réponds affirmativement, je ne l'ai

pas fait; fous-entendant une autre chofe que celle dont on me parle. Du refte, il eft permis en certaines matieres, de déguiser à un enfant une vérité que la foibleffe de fon âge, ne lui permet pas de connoître, ainfi qu'à un infenfé qui pourroit en déduire des conféquences très-nuifibles à lui-même & aux autres. Il eft auffi permis de feindre, lorsque bien loin de nuire, la feinte eft avantageuse à autrui : lorfqu'il eft, par exemple, queftion de mettre à couvert l'innocence de quelqu'un, d'appaifer une perfonne en colere, de relever par une rufe heureufe le courage des foldats; de perfuader à un malade que le remede qu'on lui préfente, & dont il craint la violence, eft doux. A plus forte raifon, la feinte & la diffimulation font permises, & quelquefois indifpenfablement néceffaires aux conducteurs des Etats, ou aux miniftres. Car, comme dit Platon, dans fa république, liv. 3. Si le menfonge eft utile aux hommes, comme un remede auquel ils font obligés d'avoir recours; il n'appartient qu'aux médecins de le mettre en ufage; cela eft défendu aux particuliers. C'est donc par-tout aux chefs de l'Etat qu'il eft permis de mentir, ou à caufe des ennemis, ou à cause des citoyens méme; & cela pour le bien public. Toutefois il faut fe garder d'excufer par ce principe, les inventions ou plutôt les impoftures que la politique de Numa lui fit imaginer; ni d'étendre la permiffion de parler ou d'agir contre fa penfée, aux promeffes que font les fouverains, & en général à toutes fortes de fupérieurs.

Il eft inutile d'employer des preuves nombreuses pour démontrer combien il eft permis, fans fe rendre coupable de menfonge, de dire quelque fauffeté à un ennemi, de femer de faux bruits pour l'épouvanter, ou même pour lui caufer le plus grand dommage, pourvu toutefois, que le mal qui en résultera ne puiffe point rejaillir fur un tiers qui feroit notre allié, ou feulement qui ne feroit point ligué contre nous avec l'ennemi. Cependant, ces rufes, ces faux difcours, en un mot, cette permiffion de tromper un ennemi, ne doit jamais s'étendre jufques aux conventions que l'on fait avec lui, foit pour finir, foit pour fufpendre les actes d'hoftilité. On demande fi une perfonne coupable d'un crime, dont elle eft accusée en juftice, peut innocemment le nier, ou bien fi elle peut éluder les accufations par de fauffes preuves? On ne répond à cette queftion qu'autant qu'il s'agit de favoir fi en ce cas il eft permis à un criminel de tromper fes juges car relativement au tribunal de Dieu, il n'y a point de doute que tout criminel, quelle que puiffe être la noirceur de fes forfaits, eft obligé d'avouer fincérement fes mauvaises actions, & de s'en repentir. Mais quant aux tribunaux humains, il eft conftant que nul homme n'étant tenu de s'expofer foi-même à la peine même qu'il a méritée, & ne pouvant la regarder naturellement qu'avec horreur, fur-tout fi elle doit aller jufqu'à la perte de la vie; il eft très-permis de chercher à l'éviter par toutes fortes de moyens, lors d'ailleurs, que par cette voie on ne nuit à perfonne. Car, fi l'on peut réparer le dommage que l'on a caufé par la valeur de fes

biens ou dans le cas, où l'on n'a rien, fi l'on fe propose de confacrer fon travail & fon induftrie à la réparation du dommage. Il importe peu à P'Etat, quand le crime n'eft pas notoire, qu'il foit puni, ou couvert par des excufes fpécieuses. Au contraire, il vaut mieux pour l'Etat, qu'un homme ne périffe pas, & que par conféquent il ne fe trahiffe pas luimême. Il eft vrai que de fon côté, le juge peut interroger & employer toute fon adreffe pour faire avouer le crime à l'accufé; mais c'eft par cela même que le dernier peut ufer de la même adreffe, & que rien ne l'oblige en confcience de s'accufer. Ces deux droits ne font point du tout oppofés l'un à l'autre ; le magiftrat fait ce qu'il doit pour avoir connoiffance du fait, & le coupable emploie une exception naturelle, licite & raifonnable, au droit qu'a fon juge d'exiger qu'on lui dife la vérité. Ces principes doivent auffi guider les avocats dans la défense des caufes qui leur font confiées. Si c'eft en matiere civile, il eft conftant que l'avocat ne pouvant en confcience empêcher que la partie adverse ne jouiffe, le plutôt poffible de fon droit; il lui eft défendu d'avancer aucune fauffeté, par laquelle il apporteroit du retardement à la fatisfaction de la partie adverfe, attendu que ce ne feroit que contre la juftice & la vérité qu'il rendroit fervice à celui qu'il voudroit défendre. Mais en matiere criminelle, l'avocat eft conftitué par l'autorité publique, ou par le criminel fi c'est par l'autorité publique, il ne peut, fans fe rendre en quelque forte, complice de l'accufé, alléguer de fauffes allégations: car, il n'eft conftitué que pour s'opposer aux détours de la chicane & aux impoftures de la calomnie; en un mot, toute fa fonction fe réduit à empêcher qu'on ne faffe injuftice à l'accufé mais fi c'eft le criminel qui lui a confié fa défense, alors agiffant comme fimple interprete, il lui eft permis d'ufer de tous les moyens dont le criminel pourroit très-légitimement ufer s'il plaidoit lui-même. Et en effet, toutes les fois que je me fuis chargé de parler au nom de quelqu'un, c'eft en fa place que je me mets, & je dois, autant qu'il m'eft poffible, me fervir de toutes les raifons dont il fe ferviroit lui-même, animé du défir d'échapper au danger imminent qui le preffe.

S. II.

Du ferment.

LE ferment eft un acte religieux, par lequel on affure une chose en pre

nant Dieu à témoin, & en déclarant que l'on renonce à fa mifericorde, ou que l'on fe foumet à fa vengeance, s'il fe trouve qu'on n'ait pas dit la vérité. Après cette définition on conçoit que le ferment eft une forte de fureté qui donne beaucoup de poids & de créance à nos difcours, ainfi qu'à tous les actes où la parole intervient. Le ferment a été introduit, afin que ceux fur qui l'autorité des hommes ne feroit pas affez d'impreffion, fufTome XXVII.

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