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ci de transporter ailleurs feurs marchandifes, nous ne recevons proprement aucun dommage; & qu'ils ne nous font aucun tort de prétendre à un profit, dont nous aurions pu nous emparer avant eux. Mais auffi comme ils n'ont aucun droit de nous en exclure, pourquoi ne tâcherions-nous pas de l'attirer à nous ? Pourquoi ne ferions-nous pas paffer leurs marchandifes immédiatement par le canal de nos citoyens, dans le tiers pays, où elles ne fauroient être tranfportées commodément que par notre pays? &c. «

De ces observations, il faut conclure que par cela même que les devoirs de l'humanité font réciproques, & que celui qui en reffent les effets eft tenu d'en témoigner quelque reconnoiffance, les étrangers ne fauroient raisonnablement fe plaindre de ce qu'on les oblige à expofer en vente leurs marchandifes dans le pays, pourvu qu'on les achete à un prix raifonnable. Il faut conclure encore que, s'il s'agit de marchandises, ou de denrées dont on ait abondance, & dont on trafique foi-même, on peut leur refuser abfolument l'entrée : car il eft clair qu'autant de profit que feroient ces marchands en paffant par notre pays pour aller dans l'autre ce feroit autant de diminution du gain que nous aurions fait. Mais fi en refusant le paffage, on prive les étrangers qui le demandent, du gain qu'ils pouvoient faire, fans qu'il nous en revienne à nous-mêmes aucun avantage, il y auroit alors de l'inhumanité à leur envier un bien que l'on ne peut pas obtenir foi-même, fur-tout fi l'autre peuple, chez lequel ils vouloient porter leurs marchandises, ne peut en avoir d'ailleurs, où du moins qu'à un prix exorbitant.

Quant au droit de mettre des impôts d'entrée ou de fortie fur les marchandifes, il eft fondé fur la juftice la plus manifefte. Car, outre que les chariots de voiture endommagent quelquefois les fonds cultivés, qui fe trouvent fur la route, il faut faire de la dépense pour entretenir les chemins; & d'ailleurs, le feigneur du pays fournit aux paffans, par fes foins & fa protection, le moyen de voyager en fureté. Il n'en eft pas de même des droits qui fe levent fur les vaiffeaux qui paffent par un détroit, à moins que le fouverain, de qui releve ce bras de mer, ne foit engagé à quelques dépenfes pour la commodité publique de la navigation. A l'égard des douanes qui vont au-delà, & qui fe levent fous quelqu'autre prétexte, il eft très-difficile, pour ne pas dire impoffible, d'en faire voir l'équité, quelque fpécieux que puiffent être les prétextes fur lefquels on prétend autorifer de pareils établiffemens.

C'est encore un office qu'on ne peut refufer fans manquer aux loix naturelles, que de permettre aux étrangers d'aborder fur nos côtes, & de refter quelque temps fur nos terres, foit pour rétablir leur fanté, soit pour faire de l'eau, ou pour quelqu'autre fujet légitime; mais la prudence veut que ces bons offices ne foient rendus qu'après s'être affuré que ces étrangers font amis & non ennemis, & qu'ils ne font point infectés d'aucune maladie contagieufe, capable de défoler le pays. Ces informations prifes, Tome XXVII. Gg

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il feroit inhumain de les empêcher de s'arrêter, ou même de fe conftruire une cabane ou une hutte fur le rivage, pour le peu de temps qu'ils ont à y séjourner.

L'hofpitalité eft un des devoirs mutuels auxquels les hommes font par la loi naturelle, le plus étroitement obligés; ce devoir fut jadis, & pendant bien des fiecles, univerfellement regardé comme le plus facré de tous: l'hofpitalité s'eft depuis fort confidérablement affoiblie, & elle eft actuelle ment prefque tout-à-fait inconnu chez la plupart des nations; mais l'oubli de cet office d'humanité n'en rend pas moins facrée l'obligation, qui, fuivant le droit naturel, ne nous permet point de refufer d'accueillir un étranger, quand nous nous fommes affurés, qu'il eft forti de chez lui pour quelque raifon de néceffité, ou du moins pour un fujet innocent; que d'ailleurs il paroît honnête homme, & qu'il n'y a pas lieu de craindre qu'il caufe quelque dommage ou quelque déshonneur à notre maison; enfin lorfqu'il ne trouve point à loger ailleurs, même pour fon argent.

De célébres publiciftes, & Grotius entr'autres, ont dit qu'il y auroit de l'inhumanité à ne pas accorder une demeure fixe à des étrangers, qui chaffés de leur pays, cherchent à s'établir ailleurs, pourvu qu'ils fe foumettent aux loix de l'Etat dans lequel ils veulent fe fixer, & qu'ils fe conduifent de telle maniere qu'on n'ait à craindre de leur part ni féditions ni troubles. Cette décifion ne doit être admise qu'avec des reftrictions: fans doute l'humanité veut qu'on accorde une retraite à un petit nombre de gens qui n'ont pas été bannis de leur patrie pour crime, & fur-tout, s'ils ont de l'induftrie, ou du bien, & qu'ils ne viennent troubler ni la religion. ni les loix du pays : & l'expérience prouve combien l'imprudence de femblables banniffemens a porté dans certains pays l'industrie, & les richeffes d'un gouvernement qui fent encore, & fe reffentira long-temps de fa févérité très-mal entendue, envers une multitude de familles honnêtes & utiles qu'on a forcées de s'éloigner. Mais on ne fauroit foutenir qu'il y ait, par le droit naturel, aucune obligation indifpenfable de recevoir une grande multitude d'étrangers, fur-tout fi ce font des gens belliqueux & armés. Ains chaque Etat, doit, à cet égard, fe conduire d'après les propres intérêts : & il feroit abfurde, lorfque ces intérêts s'y oppofent, de blâmer un gouvernement qui refufe de pouffer auffi loin la compaffion envers les malheureux, dans la crainte fondée de devenir lui-même, par cet excès d'humanité, l'objet de la compaffion d'autrui. Au fond, comme la permiffion accordée aux étrangers de former des établissemens, eft une grace, un bienfait, il s'enfuit de la nature même d'une telle permiffion, que ces étrangers n'ont aucun droit de prendre d'eux-mêmes les chofes qui leur agréent, ni de s'emparer des terres qu'ils trouvent à leur convenance, mais qu'ils doivent fe contenter du terrain qu'on leur affigne.

Eft-il d'une obligation naturelle de permettre aux étrangers de fe pourvoir dans notre pays, foit pour de l'argent, foit par leur induftrie, par

échange, ou par quelqu'autre contrat licite, des chofes, non de néceffité abfolue, mais de celles qui contribuent à rendre la vie plus commode; & le refus qu'on leur en fait offenfe-t-il le droit des gens? Cette permiffion eft encore limitée par bien des reftrictions. Car il paroît d'abord qu'il n'y a nulle obligation de faire part aux autres des chofes qui ne contribuent qu'à l'agrément & point du tout à la néceffité de la vie. D'ailleurs, toutes les fois qu'on eft raisonnablement fondé à craindre de manquer foi-même d'une chofe, foit néceffaire, foit fuperflue, il eft beaucoup plus prudent de la garder que de s'en deffaifir; & dans ce cas, on ne bleffe ni l'équité naturelle, ni le droit des gens. Il eft bon d'obferver encore qu'en fourniffant aux autres des chofes peu néceffaires à la vie, ou même fuperflues, on fe prive foi-même du profit confidérable que l'on pouvoit y faire, & alors le refus eft très-légitime. Par exemple, dans les contrées où il nait de très-beaux chevaux, c'eft une ordonnance fort fage que celle qui défend de laiffer fortir du pays aucun cheval de haras, attendu que fi la race s'en multiplioit chez l'étranger, cette contrée perdroit un profit trèsconfidérable.

Mais de ce que chaque Etat eft libre de refufer fes marchandises aux étrangers, il ne peut, par la même raifon, être obligé d'acheter les marchandifes ou les denrées des autres, à moins qu'il n'y ait des traités particuliers par lefquels cet Etat dérogé expreffèment en faveur d'un autre, a cette liberté. Car, chacun doit refter le maître d'acquérir ou de ne pas acquérir, & perfonne n'eft en droit de fe plaindre de ce que les autres fe paffent des chofes qu'il vend. Aussi y a-t-il, dans plufieurs Etats, des défenfes rigoureufes de laiffer entrer certaines marchandifes; & le motif de ces fortes de prohibitions eft ou d'éviter le dommage que l'Etat en pourroit recevoir, ou d'exciter l'induftrie des habitans, & par là d'empêcher que les étrangers n'attirent chez eux l'argent & les richeffes du pays.

On compte auffi parmi les devoirs de l'humanité, celui de fouffrir que les étrangers, fur-tout s'ils font nos voisins, recherchent & prennent en mariage des citoyennes de notre Etat; & lorfque les étrangers recherchent notre amitié par une alliance qui ne peut point nous préjudicier, il y aúroit de la dureté à rejeter des propofitions de mariage faites par des hommes pour lefquels nos concitoyennes n'ont point d'averfion. Cependant les loix civiles de certains peuples défendent de marier les filles avec des étrangers, ou même avec des gens qui ne font pas de même condition : mais ces loix font établies, ou pour empêcher que certaines familles illuftres ne se méfallient, ou afin que les femmes fe marient plus facilement avec leurs concitoyens, ou bien de crainte que les richeffes des particuliers ne paffent dans un autre gouvernement, & qu'ils n'embraffent eux-mêmes les intérêts de cet Etat étranger, contre ceux de leur patrie même.

Les devoirs naturels de l'humanité font fondés, ainfi qu'on l'a dit, fur une telle obligation naturelle, qu'y manquer, c'eft prouver ou une extrême

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avidité, où une méprifable baffeffe de fentiment d'ailleurs, nous fommes tous perfonnellement intéreffés à les remplir, par les mêmes fervices que nous avons à attendre des autres. Mais il eft des offices d'une efpece plus noble, quoiqu'ils foient naturels, fans cependant qu'ils nous foient rigoureusement impofés par le droit naturel. Ces offices confiftent à faire gratuitement, foit par une bienveillance particuliere, ou par générofité, foit par un effet de tendreffe, ou par un mouvement de compaffion, quelque chofe qui exige de nous de la dépenfe, des foins ou du travail, uniquement dans la vue de fecourir quelqu'un, ou pour lui procurer quelque grand avantage. C'eft-là ce qu'on appelle la bienfaisance, la libéralité. Mais fi l'exercice de cette vertu ne nous eft point impofé par une obligation naturelle; du moins ceux qui ont été les objets de cette vertu, font effentiellement obligés au devoir de la reconnoiffance, laquelle n'eft point une vertu, tant elle eft indifpenfable, & tant le vice qui lui eft oppofé, l'ingratitude, eft odieux & lâche. L'ingratitude, dit Defcartes, dans fon traité des paffions, art. 294, eft un vice qui n'appartient qu'aux hommes brutaux & fottement arrogans, qui penfent que toutes chofes leur font dues; ou aux ftupides, qui ne font aucune réflexion fur les bienfaits qu'ils reçoivent; ou aux foibles & abjects, qui, fentant leur infirmité & leur befoin, recherchent baffement le fecours des autres, & après qu'ils l'ont reçu, les haïffent, parce que n'ayant pas la volonté de leur rendre la pareille, ou défefperant de le pouvoir, & s'imaginant que tout le monde eft mercenaire comme eux, & qu'on ne fait aucun bien qu'avec efpérance d'en être récompenfé, ils pensent les avoir trompés.

S. IV.

De la fidélité à fa parole, & des différentes fortes d'obligations en général.

AFIN

FIN de rendre plus régulier & plus fréquent ce commerce de devoirs ou offices mutuels qui fait la force, l'union & l'agrément de la fociété, il étoit important que les hommes traitaffent entr'eux, au fujet de bien des chofes, qu'ils ne pouvoient pas toujours s'accorder les uns aux autres, par un fimple effet des obligations qui résultent des loix naturelles, attendu que ces loix plus ou moins oblitérées, ne font pas une impreffion égale fur tous les cœurs. Dans cette vue, il étoit néceffaire qu'on introduisit l'ufage des traités particuliers, par lesquels deux ou plufieurs perfonnes déterminent d'un accord unanime, ce que l'une fera obligée de faire en faveur de l'autre, ce qu'elle devra en attendre à fon tour, ou ce qu'elle fera autorisée à en exiger de plein droit. Ces différentes fortes de traités particuliers, font connus fous la dénomination en général de conventions ou de promeffes.

D'après cette définition des conventions générales, il est inutile de

prouver, combien il eft jufte & raifonnable que quiconque s'eft acquis, par une convention, quelque droit fur certaines actions d'autrui, lefquelles n'étoient engagées à perfonne par aucune obligation antérieure, puiffe difpofer de ces fortes d'actions, conformément à l'accord. Ce droit met, comme on voit, une très-grande différence entre les devoirs naturels de l'humanité, & les devoirs de la juftice ou du droit rigoureux; les premiers nous étant impofés par la nature, fans qu'il y ait de notre part aucun confentement volontaire ou exprès ou tacite; & les autres tirant leur origine & leur force de la convention ou de la promeffe, par laquelle, de notre confentement exprès, un autre a acquis fur nous un droit particulier. La premiere obligation qui réfulte de tout engagement, eft de remplir ftrictement les claufes qu'il renferme car, fi l'on pouvoit fe difpenfer d'exécuter les conventions promises, bientôt tous les liens civils feroient rompus; en forte que perfonne ne pouvant plus compter fur autrui, ou ayant toujours à craindre un manque de parole; la fociabilité ne feroit plus qu'un commerce de querelles, de conteftations, & l'état de fociété réaliferoit la fuppofition de Hobbes à l'égard de l'état de nature, c'eft-à-dire qu'il ne feroit plus qu'un état perpétuel de guerre de tous contre tous.

Tout engagement particulier, quel qu'il puiffe être, produit néceffairement quelque obligation particuliere, à laquelle on n'étoit point foumis par la nature; du moins d'une maniere précife & déterminée. Les obligations en général font de deux fortes, les naturelles & les acceffoires. Les premieres font celles qui ont pour objet, les devoirs auxquels on eft tenu en tant qu'animal raifonnable & fociable. Les obligations acceffoires font celles qu'on contracte en conféquence de quelque acte humain, & de fon confentement, foit exprès, foit tacite. L'obligation purement naturelle, eft un engagement fondé uniquement fur l'équité naturelle, & qui ne donne point action en juftice. Ainfi, lorsqu'un mineur a emprunté quelque chofe fans le confentement de fon curateur, le créancier ne peut rien demander en justice mais le mineur n'en eft pas moins naturellement, ou en confcience, obligé de rendre ce qu'il a emprunté. L'obligation purement civile, eft un engagement fondé uniquement fur le droit civil, & en vertu duquel on peut être actionné en juftice, mais dont on eft néanmoins déchargé par celui qui a le droit d'exercer cette action. Enfin, il est une tro fieme forte d'obligation que l'on appelle mixte, parce qu'elle opere un engagement également foutenu par l'équité naturelle & par le droit civil. La force de l'obligation, foit naturelle, foit civile, peut être confidérée ou relativement à celui qui eft contraint à remplir l'engagement, ou relativement à celui en faveur duquel on eft tenu de faire quelque chofe. Au premier égard, cette force de l'obligation naturelle agit fur la confcience, en nous convainquant intérieurement que manquer à notre parole, c'està-dire à l'obligation naturelle en vertu de laquelle nous avons confenti à la convention que nous avons promis de remplir, c'eft manquer effentiel

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