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tendre raifon fur cet objet aux Anglois qu'à ces pirates. Mais toutes les réflexions que je fais ici fur le commerce & fur la navigation des sujets du roi de Pruffe, peuvent porter totalement à faux, avant qu'il foit peu. Ces pays ayant une difpofition naturelle très-favorable, & un maître univerfellement grand homme, l'état de toutes ces choses changera peut-être en un inftant.

Autrefois la Pruffe avoit un établiffement en Afrique fur la côte de Guinée; & l'électeur Frédéric-Guillaume y fit cultiver en 1683 le fond de Friederichfbourg, ainfi que la Dorothée & Tacrama, qui étoient de petits endroits. Ils étoient fitués dans une contrée qu'on nomme Axim; mais quelque temps après, tout cela fut cédé aux Hollandois. On peut lire dans la vie de Frédéric-Guillaume, faite par Puffendorff, un ample détail des droits de la maifon de Brandebourg pour le commerce d'Afrique. Aujour d'hui les fujets du roi ne peuvent trafiquer aux Indes, que dans les mers qui font abfolument libres, & qui ne font affervies à aucune conceffion.

Les pays qui appartiennent au roi de Pruffe, ne font pas trop bien peuplés, fi vous en exceptez la Siléfie qui l'eft beaucoup. La Pruffe a été épuisée d'habitans par une pefte affreufe qui l'a ravagée. Les guerres y ont encore contribué. Le Brandebourg femble encore toujours le reffentir de la dévaftation qu'il effuya pendant la guerre de trente ans. Le terrain fablonneux de ce pays d'ailleurs ne paroît pas propre à nourrir un peuple nombreux. C'eft auffi la raison pourquoi le monarque d'aujourd'hui ménage fes fujets avec tant de foin, & les emploie le moins qu'il peut dans fon armée. Car, quoique toutes les provinces pruffiennes foient divisées par cantons, & que chaque régiment foit affigné fur un de ces cantons pour y prendre les hommes qui font propres à la guerre; on voit cependant que les chefs font obligés à en ufer avec beaucoup de modération; & le roi aime mieux faire des recrues pour fon compte dans toute l'Allemagne, que d'énerver fes Etats, & de nuire à la culture des terres ou aux fabriques. D'ailleurs, il eft bon d'observer, que la taille élevée qu'on demande en Pruffe dans un homme de guerre, contribue beaucoup à foulager le pays. Il y naît peu de gens affez grands, pour pouvoir entrer dans les bons régimens pruffiens; c'eft ce qui fait que les cantons font moins foulés. Chaque régiment envoie donc des enrôleurs dans l'étranger; & il eft incroyable combien de beaux hommes on voit arriver, qui prennent parti dans ces troupes. Qu'on ne croie pas que ces enrôlemens emportent beaucoup d'argent hors de l'Etat point du tout. Le nouveau foldat apporte avec lui tout ce qu'il a reçu d'engagement, & fouvent le peu de bien qu'il pouvoit déjà pofféder auparavant.

Mais on feroit peut-être fondé à croire que ce ramas d'hommes pris dans les différens pays de l'Europe, ne fauroit former que de mauvaises troupes, fans amour pour la patrie, fans ambition nationale, fans bravoure naturelle. L'expérience cependant a fait voir tout le contraire. De

puis le temps du grand électeur, les troupes brandebourgeoifes font en poffeflion d'une eftime univerfelle, & elles ont mis le comble à leur gloire fous le regne de Frédéric II. On peut donner plusieurs raisons phyfiques & morales des fuccès des Pruffiens. L'œil du maître, le choix d'hommes forts & robuftes, la quantité de nobles qui fervent, les foins particuliers que l'on a pour l'entretien du foldat, la maniere dont il eft vêtu & armé, la paie exacte, mais principalement la discipline admirable qui regne dans cette armée, & les peines infinies qu'on fe donne pour rendre le foldat adroit; toutes ces chofes ne fauroient que former des troupes excellentes. Avec cela un nouveau foldat prend presque toujours l'efprit du corps où il entre, les régimens pruffiens fe piquent à l'envi, à qui aura le plus de diftinction. Enfin je crois dire une vérité dont l'Europe convient, quand j'affure que les troupes pruffiennes font aujourd'hui les meilleures du monde connu.

Il est très-difficile de déterminer au jufte à combien montent les revenus du roi de Pruffe. Ceux qui le favent, font affez honnêtes gens pour en faire un fecret; & ceux qui le difent pofitivement, font cenfés l'ignorer. Je ne faurois rien déterminer de fixe à cet égard. Mais fi l'on confidere l'arrangement que le roi Frédéric-Guillaume a mis dans les finances les tréfors qu'il a amaffés, l'armée nombreuse que le roi d'aujourd'hui a fur pied, la maniere dont il l'entretient; le grand nombre d'autres perfonnes dans l'état civil qu'il a à fon fervice, les bâtimens qu'il éleve, & les autres dépenfes qu'il fait; on jugera aifément que le public ne fauroit avoir une idée trop avantageufe des revenus de ce monarque.

La forme du gouvernement eft dans ce pays toute monarchique. Le roi de Pruffe eft comme le Jupiter de l'Olympe, qui d'un mouvement de fes fourcils ébranle tout. Il hérite la couronne de fon prédéceffeur, fans être obligé de fe faire facrer, & devient fouverain au moment que celui-ci expire. Le peuple & l'armée lui prêtent le ferment de fidélité. Il dicte les loix felon fon bon plaifir; il prononce en dernier reffort fur tous les cas poffibles, & n'eft affervi à aucune formalité. Il n'y a ni parlement ni autre corps de cette nature, entre le monarque & le peuple, & ce n'eft qu'à Dieu feul, qu'il rend compte de fes actions.

Dans chaque grande province on a établi un tribunal de judicature, que l'on nomme la régence, & qui rend la juftice aux fujets en premiere inftance. Il y a un préfident à la tête, un directeur, des confeillers, & des fecrétaires. Les parties qui fe croient léfées par la premiere fentence, ont le bénéfice de l'appel au tribunal, ou à la chambre de juftice fupérieure de Berlin. Il leur refte encore la voie de révifion, qui forme la troifieme inftance, & dans des cas extraordinaires, on peut enfin avoir recours immédiatement au roi. Pour la perception des impôts & des contributions, pour l'administration des finances, ainfi que pour la régie des domaines du roi, chaque province a également fa chambre particuliere, que l'on nomme la chambre

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de guerre & des domaines. Elle eft compofée d'un préfident, d'un directeur, de plufieurs confeillers, & des autres perfonnes néceffaires. Ces chambres entrent dans tous les détails qui regardent le pays, le commerce, la navigation, l'économie rurale, &c. Les préfidens de la chambre dans les provinces y ont une grande autorité; c'eft de leur habileté & de leur droiture, que dépend en grande partie le falut des peuples, & l'état florif fant de la province où ils réfident. Chaque province eft encore partagée en différens cercles; & chacun de ces cercles a un confeiller provincial, qui eft, ou qui plutôt devroit être l'homme de la nobleffe établie dans fon district. Il eft proprement entre eux & la chambre des finances; c'est à lui à défendre leurs droits; mais d'un autre côté, il eft chargé du foin d'entretenir l'ordre dans fon cercle, & d'y veiller au bien public.

Toutes ces chambres établies dans les différentes provinces, reffortiffent au directoire général de Berlin, & elles viennent y aboutir comme des lignes à un centre commun. C'eft proprement le grand-confeil pour les affaires intérieures de l'Etat. Il eft compofé de plufieurs miniftres d'Etat, de douze confeillers privés des finances, & quantité d'officiers fubalternes. Chacun des miniftres eft chargé en particulier de la régie d'une ou de plufieurs provinces, felon qu'elles font confidérables; mais les affaires de grande conféquence font difcutées en plein confeil, & toutes les expéditions le font au nom du roi, fous la contre-fignature de tous les miniftres en corps. Indépendamment de la direction d'une province, chaque miniftre a encore des emplois particuliers. Tel, par exemple, fait l'office de grandmaître des poftes, tel, celui de contrôleur-général des finances, & ainfi du refte. Le grand directoire a une chancellerie particuliere, des archives, & une chambre des comptes pour les calculs.

L'armée eft payée par des caiffiers particuliers, établis à cet effet. On appelle commiffariat un college que le roi a formé pour tous les befoins de l'armée en général. Ce college a un miniftre d'Etat à la tête; & il eft compofé de quelques officiers entendus, que le roi nomme, & de plufieurs confeillers. Le commiffariat regle en temps de paix & en temps de guerre, les comptes de l'armée, les vivres, les munitions, les fourrages, les uniformes, en un mot, tout ce qui eft néceffaire pour l'entretien des troupes, & pour mettre l'armée en état d'agir.

Le département des affaires étrangeres à deux miniftres d'Etat au moins à fa tête, plufieurs confeillers privés qui expédient les décrets, & qui en cela ne font que l'office de premiers commis, & des officiers de la chancellerie, qui mettent les dépêches au net. Il y a des déchiffreurs, des copiftes, & d'autres fubalternes qui travaillent dans ce département. On y obferve beaucoup d'ordre & de diligence; on a foin d'expédier les affaires avec toute la promptitude dont elles font fufceptibles, & fans les laiffer accumuler. Le roi ayant connu par expérience, qu'un négociateur habile, (qui s'éleve au-deffus du commun de ces miniftrès entre les mains Tome XXVII,

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defquels on voit fouvent avec étonnement & douleur les grandes affaires de l'Europe,) en un mot, qu'un envoyé qui fert fupérieurement eft un homme rare, & qu'il faut bien des talens, de l'étude & de l'expérience pour apprendre ce grand art; ce monarque a formé une pépiniere de jeunes gens de condition, qui fous le titre de confeillers de légation, font attachés au département des affaires étrangeres, reçoivent une légere penfion, pour leur encouragement plutôt qu'en guife de falaire, & font obligés de travailler pour se mettre en état de fervir un jour le prince & la patrie avec fuccès. C'eft proprement une école politique. Les miniftres que la cour de Pruffe emploie dans les différentes cours de l'Europe, tirent leurs appointemens d'une caiffe particuliere annexée au département des affaires étrangeres, & qu'on nomme la caiffe de légation.

La direction des affaires eccléfiaftiques eft encore commife à un déparrement particulier. Un miniftre d'Etat en eft le chef; il a fous lui un préfident, plufieurs confeillers & une chancellerie pour les expéditions. Les églifes des villes & des provinces ont leurs confiftoires particuliers, qui font fubordonnés aux confiftoires fupérieurs, & ceux-ci au département des af faires eccléfiaftiques, lequel a auffi la nomination aux cures vacantes.

Les affaires de religion font fur un très-bon pied dans les Etats du Brandebourg; & je puis dire hardiment, que je ne connois point de pays où elles foient mieux dirigées. Un efprit de tolérance y regne non-feulement chez le fouverain, mais auffi dans la nation. Toutes les communions y jouiffent d'une égale protection; ce font les mêmes prérogatives, les mêmes privileges.

Les proteftans y vivent dans une union fi parfaite, que les luthériens & les réformés font confondus par les mariages, par l'exercice du fervice divin dans les mêmes églifes, &c. Les catholiques y font nombreux. A leur égard il faut diftinguer entre les anciens Etats du roi & la Siléfie. Dans les premiers, l'évêque de Hildesheim eft vicaire apoftolique, & regle les affaires qui regardent la confcience des fujets Pruffiens attachés à l'églife Romaine. Il ne leur eft pas permis, à l'exacte rigueur, de faire bénir leurs mariages, ni baptifer leurs enfans par des prêtres catholiques; les pafteurs proteftans font ces fonctions; mais il y a de fréquens exemples modernes, qu'on a paffé par-deffus cet ufage. En Siléfie, il y a l'évêque de Breflau, qui a de très-gros revenus, cet évêque étant en même temps prince de Neifs & de Grotkau, & ayant la direction des affaires de la religion catholique dans tout le duché. Il y a outre cela plufieurs riches prélatures, comme celle de Sand, & de Ste. Croix dans Breslau, celles de Leibus, de Griffau, de Camentz, & autres; enfin la religion catholiqne a été fort avantagée par les empereurs de la maifon de Habfbourg, anciens poffeffeurs de la Siléfie; & le roi de Pruffe, en conformité du traité de paix de Breslau, a laiffé fubfifter toutes les affaires de religion fur le pied où il les a trouvées, hormis les contributions que payent les bénéfices

eccléfiaftiques, qui ont été confidérablement augmentées ; & l'on prétend que les gens d'églife qui poffedent ces bénéfices, en payent près de foixante pour cent au roi. Un pareil impôt paroîtroit exceffif, fi l'on ne confidéroit que ces bénéfices font donnés par le roi à des perfonnes qui fans cela n'auroient rien, & qui pour la plupart ne font chargées de rien; qu'en France & ailleurs on fait à peu près la même chofe, fous une autre forme, en affignant des penfions à des officiers invalides, ou à d'autres perfonnes fur de pareils bénéfices, & qu'en Siléfie les curés ne payent rien. Il y a encore outre cela, quantité de colleges établis, comme pour la direction des poftes, pour celle des hôpitaux, des univerfités & des académies, pour la manutention des deniers des pupilles, &c.

Le grand-veneur a l'intendance fur les chaffes du roi & fur les forêts; le grand-écuyer fur les chevaux & les haras, & ainfi du refte. La ville de Berlin a un lieutenant de police & des commiffaires de quartiers. En général on doit convenir qu'il regne beaucoup d'ordre dans le fyftême du gouvernement de la monarchie Pruffienne; qu'on y a introduit une grande exactitude en toutes chofes ; qu'il n'eft guere poffible que des miniftres, ou autres perfonnes employées dans les charges, puiffent fouler les fujets, ou s'enrichir, foit par des exactions, foit par d'autres voies. Mais, comme rien n'eft parfait fous le foleil, on ne fauroit difconvenir que le gouvernement Pruffien n'ait auffi fes inconvéniens; comme, par exemple, celui d'être trop militaire, & d'en porter l'efprit jufques dans la régie des affaires civiles; celui d'énerver l'Etat & le commerce, par une économie mal entendue, & pouffée à l'excès, & ainfi du refte. Cependant il faut convenir que ces inconvéniens ne naiffent point du fyftême, ou des principes du fouverain, mais plutôt de l'ignorance & de l'ambition de quelques perfonnes en charge, qui croient trouver leur intérêt à faire les bons valets aux dépens du public & des honnêtes gens.

On a grand foin de dreffer annuellement l'Etat de toutes les dépenses du royaume; chaque dépense eft affignée fur certains revenus, fur certaines caiffes; & tout fe paye avec une régularité & une promptitude admirables. Le roi se réserve une certaine fomme pour fa dépenfe particulière & pour fes plaifirs. En Pruffe la recette générale des revenus du pays excede toujours la dépenfe; ce furplus eft déposé dans le tréfor du roi, le-. quel tréfor forme, pour ainfi dire, le grand réfervoir où le monarque peur puifer les fommes dont il a befoin dans les occafions extraordinaires.

Il y a encore un fonds public, qu'on nomme la Landfchafft. Ce font les Etats du pays qui négocient de certaines fommes d'argent, & en répondent aux particuliers qui veulent y placer leur argent. Ce fonds eft fort fûr, & la Landschafft paye cinq pour cent d'intérêt à ceux qui y placent des capitaux. Il eft à croire que, plus la Pruffe ira en augmentant, plus on rendra cet établiffement grand & confidérable; & il ne feroit pas impoffible, ce me femble, d'en faire une reffource intariffable pour l'Etat.

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