Page images
PDF
EPUB

la violence & la crainte ont étouffé les témoignages de fon oppofition, on ne peut rien conclure de fon filence, & il ne donne aucun droit à l'ufurpateur.

Protection attachée aux fiefs. Les loix des fiefs ont fait, pendant longtemps, une partie confidérable du droit public de l'Europe, & le principal de la conftitution de quelques-uns de fes Etats. C'eft d'elles que dépendoient leur force & leur premiere police; elles régloient le fervice militaire & la diftribution de la juftice. Les temps ont défiguré ces anciens ufages; cependant il en refte des veftiges remarquables dans l'empire germanique & dans la France; cette matiere mérite qu'on s'y arrête un moment. On doit diftinguer dans les fiefs deux perfonnes protégées, mais différentes l'une de l'autre le vaffal & le cenfitaire. Le vaffal, quoique fous la Protection du fuzerain, tient les cenfitaires fous la fienne. Il représente un homme libre, & le cenfitaire tient la place du ferf. Le vassal rend un hommage, le cenfitaire paye un tribut.

:

Quelques auteurs ont prétendu que les fiefs nous venoient des Romains; d'autres plus fuivis les ont fait dériver des loix des Lombards, ou, fi l'on veut, des peuples Germains en général. Ces deux fentimens qui paroiffent fi oppofés, fe peuvent accorder: la diftinction qui vient d'être pofée, fait tout l'éclairciffement; elle fait remarquer deux parties diffemblables, à plufieurs égards, dans le même fief, le vaffelage & la cenfive.

Lorfque les Romains commencerent à remporter des victoires fur les peuples qu'ils ne deftinoient pas à faire avec eux un même corps de république, ils acquirent un grand nombre d'efclaves. Ils cefferent de travailler leurs campagnes; ils les remplirent de ces étrangers dont ils s'étoient enrichis. Pour les rendre plus affidus à la culture, on intéreffa dans les récoltes les plus entendus, & on leur donna une infpection fur les travaux.

Dans la fuite l'économie plus appliquée donna une part des fruits à chaque efclave dans le champ qu'il travailloit lui-même. Les efpeces d'argent étant devenues plus communes à Rome par de nouvelles conquêtes, plufieurs Romains prirent de leurs efclaves une fomme certaine à la place des fruits, pour une année, peut-être pour plufieurs à la maniere des fermes. On apperçoit aifément que, peu à peu, ces efclaves, libres dans leur travail, nourris à leurs frais, ne furent plus regardés comme des esclaves de rigueur ce fut en effet un milieu entre l'esclavage & la liberté. Ils furent préfumés affranchis fous la condition de ne point abandonner la glebe qu'ils travailloient.

On les nomma Adfcriptitii. Ils étoient cenfés vendus & légués, lorfque le fonds étoit vendu ou légué, quoiqu'il n'en fût fait aucune mention: l'acquéreur ne pouvoit les chaffer pour faire travailler ces terres par fes propres efclaves. Ils étoient plutôt efclaves du fonds qu'ils ne l'étoient du maître. Ils ne pouvoient fe rédimer de leur attachement, ni eux, ni leur poftérité, par aucun efpace de temps, que lorsqu'ils avoient vécu pendant

trente ans libres de redevances, au vu & au fu du maître. Telle eft la prescription que nous admettons encore aujourd'hui en faveur du cenfitaire: A die contradidionis.

Dans la fuite, les baux à temps furent changés en baux perpétuels. Il arriva encore que l'efclave ayant fait des profits, le maître ayant eu des befoins, il prit un capital en argent & diminua le tribut. Ceux qui, fans ces changemens & en qualité de partiaires, continuoient à donner une portion des fruits croiffans, furent toujours connus fous le nom de Coloni. Ceux qui payoient une quantité de fruits toujours égale, ou une quotité d'argent déterminée, furent connus fous le nom de Cenfiti.

La même loi, qui défend d'exiger de l'argent des colons, le permet dans les lieux où c'eft l'ufage du fonds, & diftingue par conféquent le fimple cultivateur du cenfitaire.

Celui qui payoit un tribut au maître du fonds, c'eft l'expreffion de la loi, ne pouvoit plaider contre fon feigneur que pour fait de furcharge. Voilà clairement, dans tous ces points, la reffemblance du cenfitaire & du feigneur de fief; il ne manque que le nom du dernier, & voilà ce qui se trouve dans le texte de Agricolis, Cenfitis & Colonis fervis, & dans un nombre d'autres titres répandus dans le code & le digefte.

Enfin il n'eft ignoré de perfonne que lorfque les premiers Romains agrandiffoient leur territoire, ils donnoient des terres aux pauvres citoyens fous une redevance annuelle.

Les Romains avoient conquis les Gaules; plufieurs d'entr'eux s'y étoient établis ils y avoient de grandes poffeffions. Il feroit bien fingulier que ce peuple impérieux n'y eût point porté fes coutumes & fes loix; de forte que l'on ne peut douter que, lorfque les Francs envahirent les Gaules, ils trouverent cette partie de la matiere féodale établie & en ufage.

Il est évident qu'elle a pu fubfifter, & a réellement exifté, indépendamment de la fuzeraineté. Que l'on affranchiffe l'efclave fous la condition de demeurer attaché à une glebe, comme il n'eft pas douteux que l'on ne l'ait fait, on verra les tenanciers tels qu'ils étoient encore en France il y a moins de quatre cents ans, ferfs & queftaux ; fans autre charge d'ailleurs que les redevances annuelles; & le feigneur de ces ferfs & de ces terres ne devoit rien à perfonne avant l'invafion des Francs. Nous allons voir à préfent la partie fupérieure entiérement détachée de celle-ci.

Lorfque les Francs s'établirent dans les Gaules, ils n'en chafferent point ·les habitans que leurs loix appellent Romains. Ils prirent le tiers des terres & leur laifferent le refte, fans rien changer à leur ancienne maniere de pofféder. Mais leur code militaire obligea ceux qui avoient des poffeffions un peu confidérables de fervir à la guerre & d'y mener des foldats celui qui poffédoit quatre manoirs ne pouvoit fe difpenfer de ce devoir.

:

L'auteur de l'Esprit des loix trouve la fource de la fuzeraineté, tout au moins, chez les Francs, même avant la conquête. Il apperçoit des vaffaux

A

dans les perfonnes que les princes s'attachoient, qui les entouroient dans le combat, qui vivoient & mouroient avec eux, & que Tacite appelle

comites.

On ne voit nulle part ces comtes conduifant fous eux d'autres foldats : leur fonction, au contraire, paroît fe réduire à être les compagnons, les fideles du prince, les gardiens de fon corps; & l'Esprit des loix reconnoît cette vérité au point de les regarder comme des vaffaux fans fiefs, ce font fes termes. Je n'examinerai point la folidité de cette idée; fi elle étoit jufte, il en réfulteroit que le vaffelage, & par conféquent la suzeraineté exiftoit fans le fief fubalterne.

J'avoue que mes yeux n'apperçoivent jufques ici, pas plus de vaffelage que de cenfive: mais lorfqu'après la conquête, je vois ces fideles, ces comtes, prépofés dans les différens districts des provinces, pour mener à Ja guerre les maîtres des quatre manoirs, & pour recevoir d'eux le ferment de fidélité, je commence à entrevoir des fuzerains; je remarque des cenfitaires foumis aux poffeffeurs des manoirs, & ceux-ci prêtant la foi, & obéiffant à des fupérieurs; c'eft une image bien rapprochée de l'inté grité des fiefs.

Cette efpece de fuzerains étoit amovible à la vérité; & c'est précisément ce qui caractérise une partie du fief, détachée de l'autre.

Cet état dura pendant la premiere & la feconde race des rois françois, dont la domination embraffoit les Gaules, l'Allemagne & l'Italie; & lorf que, fous la troifieme race, les fiefs d'honneur devinrent héréditaires, ceux qui devoient marcher à la guerre & qui prêtoient le ferment, furent liés invariablement à ceux qui n'exigeoient auparavant ces devoirs, que comme commiffaires.

Alors les deux parties intimement confolidées, formerent les fiefs tels qu'on les a vus dans la fuite, compofés du cenfitaire, du feigneur de fief, & du fuzerain reffortiffant à la couronne.

La compilation des ufages des fiefs, & Cujas fur cette compilation, nous difent que dans les temps les plus reculés, les feigneurs donnoient les fiefs pour quelque temps, même pour une feule année, & les reprenoient enfuite. Ceci s'explique par ma diftinction, & même la confirme.

Les propriétaires n'avoient pas inféodé toutes leurs terres; cet ufage doit s'entendre de celles qui reftoient fous leur main; ils les donnoient à temps, ce n'eft qu'acenfer : le bail à perpétuité eft néceffaire pour l'inféodation. On a dû remarquer cette perpétuité dès le temps des Romains : il étoit auffi peu permis de chaffer celui qui étoit adfcriptitius glebæ, qu'à lui de fortir.

On trouve à la vérité des fiefs entiers amovibles, vaffaux, terres & ferfs; l'intelligence de ce fait eft bien fimple; c'eft ce qui fe paffe encore fous nos yeux. Lorfqu'après la conquête, les terres furent partagées, le partage du domaine royal fut proportionné à fa dignité. Les rois en eurent

affez pour en donner à leurs fideles: ces fiefs ainfi donnés, font appellés fifcalia beneficia, & le don étoit à temps ou à vie. Telles font aujourd'hui des terres qui n'entrent point dans les fermes du domaine, ou qu'on en exime, & dont les rois difpofent pour la vie de ceux qu'ils en veulent gratifier. C'est le feul exemple du fief entier amovible, & ce n'eft, à proprement parler, que le donner en ufufruit.

Ceux qui ont envifagé les fiefs feulement comme jurifconfultes; voyant la cenfive connue des Romains, régie par leurs loix, n'y appercevant d'autre changement que celui caufé par l'abolition de toute idée d'efclavage, en ont attribué l'origine aux Romains; & à cet égard, ils l'ont fait avec raison. Mais regardant la partie qui concerne le vaffal & le fuzerain, uniquement du côté de l'intérêt, & enivrés de la beauté du droit romain ils ont cru que tout devoir devoit s'y rapporter : ils ont eu tort.

Les autres au contraire qui, comme politiques ou hiftoriens, n'ont confidéré les fiefs que par le côté le plus noble, ont dit qu'ils nous venoient des Lombards; & je les crois fondés dans cette partie.

Je trouve dans Bodin, que les Hongrois vinrent s'établir en Germanie dans la province qui porte encore leur nom. Ce peuple forti de la Tartarie Afiatique, n'avoit jamais connu d'autre efpece de fouverain, que des defpotes. Conquérans ils voulurent établir le feul gouvernement dont ils euffent l'idée. Mais il ne faut pas regarder les conquêtes de ces temps reculés, comme celles qui fe font faites de nos jours. Tout eft plein aujourd'hui le vainqueur ne peut trouver de place qu'en chaffant le vaincu. Autrefois la terre peu cultivée préfentoit de vaftes forêts, des champs étendus qui ne fervoient qu'au pâturage, où fe pouvoient placer de nouveaux

habitans.

:

On doit encore diftinguer le conquérant qui ne veut que fubjuguer, d'avec celui qui cherche à s'établir & à réfider. Quoique ce dernier demande & obtienne l'hofpitalité l'épée à la main, il eft de fon intérêt de ménager les anciens peuples de fa conquête; fon Etat en devient plus affuré, plus puiffant & plus tranquille.

Dans cette fituation, les Hongrois ne trouverent pas dans l'Europe un génie fait à la fervitude comme celui de leur patrie. Ils craignirent une réfiftance, un foulevement, qui auroit mis dans l'embarras un peuple qui fouhaitoit principalement un domicile. Le vaincu ne l'étoit pas au point d'être méprifé il fe fit un accord; on trouva la diftinction du domaine dire&t & du domaine utile. La vanité du conquérant & l'idée qu'il avoit du gouvernement, comme defpotique, furent fatisfaites fans qu'il en coûtat beaucoup au vaincu, de reconnoître qu'il tenoit du vainqueur une terre dont on lui laiffa la propriété & les profits, & de lui en faire hommage.

Il eft naturel que les Germains, témoins de cet exemple, s'y foient conformés lorsqu'ils ont conquis: le fupérieur faifit autant d'avantages qu'il

lui eft poffible. Le vainqueur a dit au vaincu : >> Reconnoiffez » que vous » tenez de notre grace, ces terres que nous vous laiffons. » Le vaincu aùquel on laiffe fes dieux & fes foyers, n'eft pas bien difficile. Voilà ce dont on trouve les premieres traces dans les loix des Lombards.

Je demande que l'on remarque encore ici la partie fupérieure du fief, fubfiftante feule, & fans la partie la plus fubalterne. Les naturels du pays purent reconnoître tenir des Hongrois, des terres qu'ils ne leur ôtoient pas, fans avoir fous eux des cenfitaires.

Ce trait d'hiftoire me paroît d'autant plus conforme à la vérité, que fi je cherche l'efprit des loix des fiefs, c'eft dans l'efprit du defpotifime que je le découvre. Que l'on examine la progreffion des reconnoiffances & des hommages; le cenfitaire reconnoît tenir la terre du feigneur de fief; celuici reconnoit tenir le fief du fuzerain, & lui dénombre les terres qui le compofent. Si le fuzerain immédiat n'eft pas la derniere main, il fait la même déclaration à fon fupérieur; & par cette gradation, tout aboutit au fouverain, duquel il paroît que tout dérive.

Mais je remarque en même temps que cet arrangement, fatisfaifant pour la vanité, donne des bornes naturelles au pouvoir exorbitant du defpotif il le mitige & le réduit aux termes de la monarchie modérée. C'est à ces Etats que conviennent les fiefs; ils s'éloignent de l'efprit de la république.

me;

L'auteur de l'Esprit des loix a fait auffi peu d'attention que les autres à la divifion des deux parties du fief: elle auroit été cependant bien utile à éclaircir la confufion dans laquelle il s'eft trouvé embarraffé. Il a établi l'esclavage de la glebe dans les Gaules, avant l'irruption des Francs; mais il n'a pas confidéré la nature de cet efclave avec affez de détail, pour y remarquer le cenfitaire.

Occupé de plus grandes idées, & de la réputation des fyftêmes du comte de Boulainvilliers, & de l'abbé Dubos, tout ce qu'il dit, fait fentir & appuie cette diftinction; mais il n'a fait que rouler autour. Cherchant une route nouvelle, il a laiffé derriere lui les Romains & les Lombards; & se fondant fur des paffages peu précis de Céfar & de Tacite, il a cru trouver le vaffelage où il convient qu'il ne voir pas de fief.

Ce fyftême n'a pas besoin d'être combattu; il eft l'effet de la séduction d'une idée neuve: je dirai feulement que fi on vouloit attribuer l'origine primitive & reculée des fiefs, à l'attachement perfonnel des leudes ou comtes aux feigneurs puiffans, il étoit inutile d'aller chercher dans la Germanie, des ufages déjà établis dans les Gaules.

Lorfque Jules-Céfar parle des chefs ou princes Gaulois, il parle auffi de leurs comtes. Il nous préfente ces fideles plus foumis, plus vaffaux, fi on peut l'être fans fief, & d'une maniere plus précife que ne fait Tacite dans l'Allemagne. On peut comparer les deux textes.

Mais je ne m'arrêterai point à une differtation de curiofité frivole. Je ne

« PreviousContinue »