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d'accuser; chacun pouvoit appeler qui bon lui sembloit devant la justice criminelle. Ensuite ces accusations, si facilement permises, n'étoient pas portées devant des tribunaux particuliers, elles étoient portées devant la masse des hommes libres, qui déléguoit, soit par le sort, soit par le choix, quelques-uns de ses membres pour exercer les fonctions de juges. Dans de tels procès, la publicité des débats étoit nécessaire, puisque le public formoit lui-même le tribunal : c'étoient tous les citoyens qui jugeoient, il falloit bien que ces citoyens eussent le droit d'assister aux débats qui précédoient le jugement; la publicité n'amenoit pas alors aux audiences des personnes etrangères aux procès. Le public admis étoit le publicjuge; les non-citoyens, les esclaves étoient éloignés. Le peuple romain, le peuple-roi, ne connoissoit que des citoyens-rois, et, c'étoient ces citoyens auxquels seuls il étoit permis d'assister aux procès criminels. Quel rapport cette publicité peut-elle avoir avec nos sociétés modernes, où la suppression de l'esclavage et l'admission de tous les individus à l'état social ont nécessité des rouages tout différens?

Chez nous, la justice criminelle n'est pas rendue par le peuple en masse; une magistrature choisie dans les ⚫ classes les plus élevées, prête à la société son secours et son appui; chez nous, les magistrats n'agissent point d'eux-mêmes, et ne peuvent être appelés arbitrairement par tout individu à juger les actions criminelles; un ministère public, consacré à la défense de l'intérêt commun, devance leur marche; ils ne peuvent juger que lorsqu'une accusation leur a été déférée par ce ministère, et qu'après que les bases de cette accusation ont été discutées et jugées une première fois. A tant de précautions

contre les écarts de la foiblesse humaine, qu'ajoutera la publicité des débats? A côté de ces magistrats religieux et éclairés, que signifie cette foule de gens tarés et flétris, que les anciens tenoient dans l'esclavage?

Ah! que diroient ces fiers Romains dont on nous parle, s'ils voyoient les spectateurs déguenillés qui remplissent les audiences de nos cours criminelles? «Que font là, » s'écrieroient-ils, ces rebuts du genre humain? Nous >> les tenions dans l'esclavage : les voilà qui font les sou>> verains! Ils trembloient devant les citoyens : les voilà qui font trembler les magistrats. Nous les regardions » comme indignes d'être jugés : et les voilà qui exercent » les fonctions de la justice! Licteurs, chassez ces mi>> sérables...

>> Romains, pourrions-nous leur répondre, vous igno» rez qu'un Dieu est venu sur la terre anéantir cette » monstrueuse distinction que vous aviez établie entre >> les hommes; l'esclavage a disparu des sociétés. Ceux » que vous voyez dans cette audience sont des êtres dont » la vie et la mort ne sont plus à la discrétion d'autres >> hommes, ils ne connoissent d'autre joug que celui de » la loi; et, malgré les haillons qui les couvrent, ils sont >> les égaux de ces magistrats que vous voyez si élevés >> au-dessus d'eux. Respectez donc en eux vos frères; >> et, si leur admission dans cette enceinte judiciaire est >> un malheur pour eux et pour nous, laissez faire à l'expérience, elle amènera la réformation de cette publi» cité pernicieuse, qui vous indigne avec raison. »

ARTICLE LXV.

L'institution des jurés est conservée : les changemens qu'une plus longue expérience feroit juger nécessaires ne peuvent être effectués que par une loi.

Cet article mérite toute notre attention. Il s'agit ici d'une institution à laquelle la liberté, l'honneur et la vie des citoyens sont confiés.

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Un crime a été commis; la société, blessée dans ses plus chers intérêts, exige une réparation; et, si l'auteur du crime est découvert, il doit être puni. Comment et par qui s'ordonnera cette punition?

La première condition est que ceux qui l'ordonneront n'y aient aucun intérêt possible. En me servant du mot intérêt, je n'entends pas seulement un intérêt direct, j'entends toute espèce d'impression morale qui, par un retour quelconque, pourroit rapprocher le juge de la personne de l'accusé. Par exemple, nos lois regardent la parenté comme un intérêt d'affection; mais combien d'autres nuances morales peuvent porter atteinte à l'impassibilité du juge? Elles doivent être toutes éloignées de la justice criminelle. Celui qui ordonne la punition du crime, doit être un homme élevé dans la hiérarchie sociale, instruit des besoins de la chose publique, et capable d'apprécier toute l'étendue des fonctions qu'il va remplir. Qu trouverons-nous ce juge, pour qui le devoir doit tout remplacer, jusqu'aux plus douces émotions du cœur? L'article 65 de la Charte veut que ce soit dans l'institution des jurés : examinons cette institution.

Autrefois, lorsqu'un crime étoit signalé, les tribu

naux étoient chargés à la fois d'en rechercher l'auteur et d'en ordonner la punition. Ces tribunaux, comme vous le savez, étoient composés de magistrats indépendans dans leur position sociale, et nourris des idées et des sentimens les plus convenables à leurs fonctions.

Dans les commencemens de la révolution, l'assemblée constituante, tout en laissant aux juges la recherche des crimes, rêva au moyen de leur en enlever les jugemens, et de les transporter à cet être abstrait et indéfinissable qu'on appelle le peuple. Le peuple, qui, suivant cette assemblée, savoit tout; le peuple, qui savoit faire des constitutions et des lois; le peuple, qui savoit gouverner, devoit aussi savoir juger. Après plus de six mois d'une discussion inintelligible, l'assemblée constituante décréta que la justice criminelle seroit rendue par peuple, sous le nom de jurés.

le

Les jurés sont de simples particuliers tirés arbitrairement du corps du peuple (1). Les administrateurs choisissent d'abord un certain nombre d'individus ; ce nombre est épuré par le sort et la récusation de l'accusé ; ceux qui restent sont les juges du crime, qui leur est dénoncé par un accusateur public. Les jurés sont pris indistinctement dans toutes les classes de la société ; les é; magistrats et les hauts fonctionnaires de l'État sont seuls exclus. Les jurés sont dispensés de toute instruction; un homme qui ne sait ni lire ni écrire peut être juré ; l'imbécillité, la foiblesse d'esprit ne dispensent pas d'être juré; j'ai vu des hommes, dont les enfans se moquoient dans les rues, être appelés pour être jurés.

L'institution des jurés fut donnée à la France dans

(1) Ce passage a été écrit en 1825.

un moment où toutes les passions haineuses et désordonnées étoient en fermentation: bientôt on vit paroître une nouvelle sorte de crimes, les crimes politiques. Les jurés furent employés à les punir, et ils firent monter à l'échafaud tous ceux qui se distinguoient en France par la piété, la vertu, l'instruction, même la richesse, et qui ne vouloient pas abandonner les sentimens dans lesquels ils avoient été élevés, pour embrasser la doctrine révolutionnaire.

Après le règne de la convention, les crimes politiques ne cessèrent pas en France; seulement ils changèrent de couleurs. Le directoire et Bonaparte en enlevèrent la connoissance aux jurés, et leur laissèrent simplement à juger les crimes ordinaires.

Les jurés qui, dans la grande crise, avoient trouvé tant de coupables, n'en trouvèrent plus quand il fallut rentrer dans les voies ordinaires : les accusés, presque tous tirés alors de la classe inférieure du peuple, rencontrèrent dans les jurés des protecteurs, et non des juges.

En 1814, le roi trouva l'institution des jurés établie ; il la conserva par l'article 65 de la Charte. Demandonsnous quels seront, pour l'ordre social, les résultats de cette conservation.

Si nous jugions l'institution des jurés par les faits qui se sont passés depuis sa naissance, d'un côté cinq à six mille personnes envoyées à la mort en moins d'un an, d'un autre côté, l'acquittement pendant près de trente années de beaucoup des véritables délinquans de la société, formeroient une expérience assez concluante sur les dangers de cette institution. Mais, en fait de créations révolutionnaires, les faits ne sont rien, et l'on ne

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