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pagnies d'hommes sages et vertueux s'étoient formées sans autre but que celui d'assurer le repos de l'État, de détruire le frottement des intérêts privés, et de régulariser le mouvement du corps politique.

De grands talens illustroient aussi ces compagnies : mais, ne vous y trompez pas, c'est bien moins par leurs talens que par leurs vertus que ces compagnies sont devenues si célèbres. De nos jours, on ne parle que de talens et de génie; on a tort : avec des talens et du génie, on peut décorer les sociétés, mais non les établir et les consolider: Michel-Ange orne de peintures célestes la coupole de Rome; mais c'est un humble maçon qui en pose les fondemens.

il

Le pouvoir judiciaire est exercé par des hommes; faudroit qu'il le fût par qu'il le fût par des anges: mais, si l'on ne peut, en cette partie comme dans aucune autre, atteindre à la perfection, du moins on peut en approcher. Supposons des hommes dans une indépendance absolue de l'autorité; environnons-les d'une considération telle, qu'elle puisse remplir tous les désirs de l'être moral; formons des ces hommes des compagnies où l'esprit de corps mène à l'utilité sociale; que l'honneur, l'estime et le respect soient les seules récompenses de ces hommes publics; qu'on éloigne d'eux surtout toute idée pécuniaire, et que le magistrat n'aperçoive jamais l'ombre d'un salaire ou d'une rétribution dans l'exercice de ses -nobles fonctions : vous aurez là de véritables protecteurs de la propriété et de la liberté de la personne; et, sous de tels protecteurs, la société prendra en même temps une splendeur morale qui en fera l'ornement.

Tels étoient les membres de l'ancienne magistrature française; tels étoient les effets d'upe institution aujour→

II.

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d'hui presque universellement décriée : cette institution étoit l'érection en charges des places de magistrature, qu'on désigne ordinairement aujourd'hui sous le nom de vénalité des charges.

Il n'est pas de mot dont on ait plus abusé que de celui de vénalité, appliqué aux charges de magistrature. De ce que les charges étoient vénales, on a conclu que les magistrats étoient vénaux; de ce qu'ils achetoient leurs charges, on a conclu qu'ils vendoient leur conscience.

De pareilles déclamations sont au-dessous de toute réponse; je ferai seulement une observation sur la vénalité des charges: c'est que l'acquisition d'une charge ne dispensoit pas des autres conditions nécessaires aujourd'hui pour être juge. On n'a pas voulu remarquer que le magistrat qui achetoit sa charge, devoit aussi avoir pris ses grades dans les facultés de droit, qu'il devoit être de bonne vie et mœurs, qu'il devoit être institué par le roi, qu'il devoit obtenir l'agrément de sa compagnie, et qu'ainsi le sacrifice de fortune qu'il faisoit par son acquisition, n'étoit qu'une nouvelle garanție de ses qualités morales. Cependant, quoi qu'en aient dit les déclamateurs qui ont tant fait sonner le mot vénalité, il sera toujours plus honorable d'entrer dans la magistrature en sacrifiant, pour acquérir une charge, une partie de sa fortune, qu'en sollicitant bassement sa nomination dans l'antichambre d'un commis au personnel.

Sans nous arrêter plus long-temps sur le mot vénalité, voyons quelles furent les circonstances qui engagèrent les rois de France à ériger en charges les places de magistrature, et quels furent les effets de cette institution.

DE L'ÉRECTION EN CHARGES DES PLACES DE MAGISTRATURE.

Jusqu'au seizième siècle, l'administration de la justice, en France, n'avoit présenté qu'un ensemble plus ou moins irrégulier. Ce n'étoit que bien lentement que les rois de France étoient parvenus à modifier d'abord, et enfin à détruire presque entièrement les juridictions seigneuriales, pour y substituer les bailliages et les cours souveraines.

Au seizième siècle, l'Europe prit tout à coup une attitude extraordinaire : les progrès de la navigation, la découverte de l'Amérique, celle de l'imprimerie et la naissance de la doctrine de Luther, jetèrent le monde social dans une crise politique.

Dans cette crise, les rois de France éprouvèrent des embarras financiers : ils imaginèrent de puiser des ressources dans les places de judicature; jusqu'alors, le plus souvent, ces places avoient été données arbitrairement, comme nous le voyons aujourd'hui le monarque en fit des propriétés susceptibles d'être mises dans la société, et d'y circuler comme les propriétés ordinaires. Pour cela, il convertit les places de magistrature, qui étoient à vie, en offices transmissibles par vente et hérédité, et demanda aux premiers possesseurs une finance pour servir aux besoins de l'État. Cette opération, tant critiquée aujourd'hui, devint pour la France une source de bonheur, et répandit à flots, si je puis m'exprimer ainsi, dans le corps politique, l'honneur, la probité, et toutes sortes de qualités sociales.

Dans l'état d'éblouissement où nous ont jeté les lumières nouvelles, nous n'avons plus d'idées exactes sur

rien; par exemple, c'est aujourd'hui un axiome qu'il faut de grands talens pour remplir une place publique : c'est là une erreur grave. Sauf quelques exceptions rares, tous les hommes ont une capacité suffisante à l'état social; et, quant aux places publiques, il en est de ces places comme des autres occupations de la vie, c'est par l'éducation et la pratique que l'on devient apte à les remplir: Fit fabricando faber; cela est vrai du magistrat comme du forgeron. S'il en étoit autrement, l'état social n'auroit pas de base; et, s'il falloit des talens extraordinaires pour faire marcher la société, elle pourroit à chaque instant voir cesser son mouvement. Il scroit facile de prouver, contrairement à l'axiome moderne, que de grands talens sont généralement plus nuisibles qu'utiles à l'ordre social; aussi, dans un état bien ́organisé, ce ne sont pas les talens qu'on encourage, ils n'en ont pas besoin, ce sont les vertus et les qualités sociales que l'on cherche à multiplier.

Cependant, si tous les hommes peuvent devenir capables de remplir des places publiques, il est certaines de ces places qui, sans exiger des talens extraordinaires, demandent des inspirations morales et des sentimens de probité plus épurés; telle est la profession de la magistrature. La société qui voudra rencontrer ces conditions fera sagement, si elle exige du magistrat, non la preuve de ces inspirations et de ces sentimens, ce qui est impossible, mais quelque action qui en soit une grande présomption, et qui en devienne en quelque sorte la garantie. Dans l'ancien régime, le sacrifice de fortune que faisoit le magistrat en acquérant une charge, ou en succédant à une charge dont il auroit pu recevoir le prix, étoit cette action généreuse.

Dans, nos grandes monarchies, une autorité puissante est nécessaire si les magistrats se trouvoient dans la dépendance de cette autorité, il seroit à craindre qu'ils ne suivissent, dans leurs jugemens, plutôt l'impulsion du gouvernement que l'impulsion de leur conscience; il faut donc que la magistrature soit, par son élévation morale, hors de l'influence du gouvernement. L'érection des places de magistrature en titres de propriété, donnoit cette indépendance; le magistrat, sacrifiant sa fortune pour acquérir l'honneur, ne pouvoit être atteint par les agens du gouvernement, qui ne savent, en général, donner que de l'argent sans honneur.

La propriété et la liberté de la personne étant placées immédiatement sous la protection du pouvoir judiciaire, il faut aussi que ceux qui exercent ce pouvoir soient audessus de toutes les séductions, et, pour cela, leur position doit être telle, qu'elle puisse suffire à tous les besoins d'une existence distinguée, quoique modérée : la fortune que nécessite l'acquisition ou la possession d'une charge, suppose encore cette condition.

Enfin, il faut éloigner toute idée de gain du cœur des magistrats ; et le désintéressement doit être leur première qualité. Le sacrifice pécuniaire que nécessitoit l'acquisition d'une charge supposoit ce désintéressement.

Aussi, l'érection en charges des places de magistrature répandit sur la magistrature française un vernis moral, qui ne se rencontrera jamais avec une existence salariée. Il y a dans l'idée de salaire quelque chose d'avi lissant; l'homme salarié est dans la dépendance de celui qui paie; le domestique est salarié, l'homme de peine est salarié, le courtisan est salarié; l'honneur existe surtout là où il n'y a pas de salaire, parce qu'il n'y a pas

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