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pas besoin d'être dit : tout mandataire est responsable, ce principe est vieux comme les sociétés; il ne falloit pas trente années de crimes et de proscriptions, pour en amener l'insertion dans une charte. Mais de ce que les ministres sont responsables, s'ensuit-il qu'ils doivent être accusés, et n'y a-t-il pas d'autre moyen d'exercer la responsabilité qu'une accusation? Lorsqu'un intendant n'exécute pas le mandat qui lui a été donné, ou lorsqu'il détourne à son profit des sommes qu'il a touchées pour son mandant, son mandant le traduit devant les tribunaux, et là, en vertu de la responsabilité écrite dans le Code civil contre les mandataires, comme elle est écrite dans la Charte contre les ministres, il le fait condamner à réparer le tort qu'il lui a fait, ou à restituer les sommes qu'il a détournées; dans tout cela, il n'est pas question d'accusation ni de crime. Il en est des ministres comme des intendans; lorsqu'ils violent leur mandat, lorsqu'ils détournent à leur profit des sommes reçues pour le roi, les procureurs-généraux les poursuivent au nom du roi, et les tribunaux les condamnent ou les déchargent. Une telle mesure n'altère pas la tranquillité publique; elle ne jette pas l'alarme dans le corps politique; elle ne met pas toutes les passions en fermentation, et n'amène pas ces catastrophes terribles qui renversent à la fois les ministres, les rois et les sociétés : la responsabilité des ministres est du droit civil, et non pas du droit criminel.

Dans la réalité, en liant la responsabilité des ministres avec leur accusation, on a rendu sans effet cette responsabilité : il y a tant de formalités à remplir, tant de degrés à parcourir, tant d'intérêts à concilier sur une accusation, que le ministre à accuser est toujours sûr de son impunité. L'accusation sera-t-elle intentée ?

Première question, qui commence par diviser tous les esprits. Sur quels faits portera l'accusation? autre discussion tumultueuse, dans laquelle on verra le ministre loué et blâmé tour à tour pour la même action. Quelles formes suivra-t-on contre ces illustres accusés? Quelle peine décernera-t-on, quand la loi n'en prononce aucune? Au milieu de ces débats, le temps s'écoule, de nouvelles affaires surviennent, on laisse là l'accusation et les accusés, et la responsabilité reste sans effet.

Nos vieux principes étoient mieux entendus que toute cette métaphysique constitutionnelle : d'après ces principes, on n'accusoit pas, on ne troubloit pas la société, on ne semoit pas l'effroi partout; les tribunaux, dont la mission étoit de juger, jugeoient; ils condamnoient ou acquittoient, suivant les circonstances; le ministre conservoit sa tête, et rendoit quelquefois l'argent qu'il avoit pris cela valoit mieux qu'une accusation, qui finit toujours comme l'accouchement de la montagne.

ARTICLE LVI.

Les ministres ne peuvent être accusés que pour fait de trahison et de concussion: des lois particulières spécifieront cette nature de délits, et en détermineront la poursuite.

Cet article dit que la nature des délits à imputer aux ministres et la forme de procéder seront déterminées par des lois ultérieures. Quelle étrange conception! et qu'est-ce donc que le droit d'accuser, quand il n'y a pas encore de crime? Quoi! la condition la plus importante de l'établissement du gouvernement ministériel reste ébauchée! Quoi! la loi qui doit faire la sanction de cet établissement et en fermer la voûte est encore à faire!

Comment, en donnant au peuple français une institution aussi essentielle à son existence, a-t-on pu laisser son organisation dans le vague, et remettre à l'avenir le soin d'en déterminer les bases?

Ce que j'ai pu découvrir dans les combinaisons du gouvernement ministériel, c'est l'attribution d'un pouvoir immense aux ministres, et l'annonce du principe de la responsabilité contre les abus de ce pouvoir; ces deux élémens doivent se combiner ensemble pour former l'institution. Cependant, de ces deux élémens je n'en vois qu'un de réalisé, c'est le pouvoir immense des ministres; quant à la responsabilité, elle se déterminera par des lois à venir. Comment des lois à venir peuvent-elles former une institution présente? et comment la chambre des députés pourra-t-elle accuser des ministres en vertu de lois qui ne sont pas encore faites?

Mais il y a bien plus encore : ces lois qui ne sont pas encore faites, par qui seront-elles proposées ? par le ministère! ainsi, c'est le ministère qui devra proposer aux chambres de fixer les moyens de l'accuser, et de déterminer le nombre de coups de fouet qui doivent lui être appliqués! Remarquez ensuite que, d'après la Charte, c'est aussi le ministère qui a l'initiative des lois; que dès lors, s'il lui plaît de n'en jamais proposer pour compléter l'art. 56, ce qui arrivera bien certainement, l'organisation de la responsabilité et du droit d'accusation restera éternellement dans les limbes de la puissance législative.

Que penseroit-on d'un Code pénal où l'on diroit : « Les procureurs du roi auront le droit d'accuser les citoyens les citoyens ne pourront être accusés que » pour vol : des lois particulières spécifieront la nature

» du crime de vol, et en détermineront la poursuite. »> On ne pourroit croire à l'existence d'un pareil Code. Les choses changeront-elles de nature, parce qu'il s'agit de ministres? et parce que le sujet est plus grave, et les personnes plus élevées, le vague et l'incertitude de la législation deviendront-ils moins reprochables?

Cependant l'art. 56 semble avoir borné les causes d'accusation contre les ministres à la trahison et à la concession; mais, comme ces deux sortes de crimes seront spécifiés par une loi à venir, que par conséquent je ne puis connoître, je vous renvoie à cette loi future pour l'examen de ces deux causes d'accusation. En attendant, vous remarquerez l'empressement que l'on a mis en France à jouir du gouvernement ministériel : l'institution est imparfaite, la loi qui doit régler la responsabilité qui en fait la base n'est pas encore rendue; cependant on s'est jeté à corps perdu dans cette institution; et cela, quand on avoit sous sa main une royauté toute faite, une royauté épurée, et qui avoit déjà en sa faveur quatorze siècles d'expérience. Quelle légèreté! quelle ingratitude!

VINGT-QUATRIÈME LETTRE.

CHAPITRE VI DE LA CHARTE.

DE L'ORDRE JUDICIAIRE.

Le pouvoir judiciaire est une force destinée à faire exécuter les lois; c'est, dans la machine politique, un rouage dont l'effet particulier est d'assurer à chacun sa propriété et la liberté de sa personne. Veut-on connoitre jusqu'à quel point la propriété et la liberté de la personne sont assurées dans un État? c'est moins aux lois même relatives à ces objets, qu'à la manière dont ces lois sont exécutées qu'il faut s'attacher. A quoi serviroient les meilleures combinaisons législatives, si elles restoient renfermées dans des Codes, et si l'exécution ne venoit, en quelque sorte, leur donner la vie? Rien n'est done plus important que le pouvoir judiciaire qui donne la vie aux lois.

La France est de tous les pays du monde celui où l'exercice du pouvoir judiciaire avoit acquis le plus de perfection; dans aucun pays les magistrats ne présentent aucun point de comparaison avec ces hommes vénérables qui ont composé la magistrature française. Dans l'histoire des autres nations, c'est au milieu des révolutions et du bruit des combats que nous apparoissent les grands hommes; Cicéron seul a percé dans la foule, sans emprunter l'éclat des armes en France, loin des lauriers militaires, loin des révolutions politiques, des com

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