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sont établis que pour appliquer les lois aux faits : dans dans cette fonction délicate, ils jugent bien moins les hommes que les actions, et, quand ils proscrivent ces actions, ce n'est pas parce qu'elles leur semblent coupables, c'est parce qu'elles ont été déclarées telles par une loi antérieure; aussi est-ce une maxime irréfragable en matière criminelle, que tout délit doit être prévu par une loi antérieure légalement publiée : non-seulement le délit doit être prévu, mais toutes les circonstances qui le composent doivent être clairement précisées, et l'action commise ne devient punissable, que quand elle renferme toutes les circonstances détaillées par la loi. Le fait le plus effrayant et le plus contraire à l'ordre social, qui ne seroit pas prévu par une loi, ne seroit pas un crime aux yeux de la société, et celui qui l'auroit commis ne pourroit être puni: telle est la base de toute législation. D'après cette base, appréciez la délégation donnée aux tribunaux, pour punir ce qu'on appelle les délits de la presse.

D'abord, que doit - on entendre par délits de la presse? Puisqu'il n'y a de délit possible que dans un fait prévu par une loi antérieure, quelle loi antérieure a prévu la pensée publiée aujourd'hui. Ensuite, la pensée n'étant pas un fait, quelles circonstances peuvent être invoquées pour qualifier de crime une chose qui n'est point un fait? Comment même une loi antérieure auroit-elle pu préciser quelque chose, sur un point aussi subtil que la pensée? On sent bien ici que, par la nature des choses, il est impossible d'appliquer à la pensée ce qui ne peut s'appliquer qu'à l'action : dans l'action, tout est visible, tout tombe sous les sens; dans la pensée, au contraire, rien n'est palpable, tout est du do

maine intellectuel : comment donc assimiler deux choses aussi différentes ?

Une maxime proclamée par tous les publicistes, est que l'autorité qui fait la loi ne doit pas être la même que l'autorité qui l'applique. L'idée de despotisme n'est formée que de cette confusion: cependant, par la nouvelle attribution donnée aux tribunaux, cette maxime se trouve violée. En effet, lorsqu'une pensée est dénoncée à un tribunal, il n'y a pas encore de délit, puisqu'il n'existe pas de loi antérieure qui ait pu qualifier la pensée dénoncée. Le délit n'existe que quand la majorité du tribunal a jugé que la pensée étoit dangereuse; c'est donc la majorité du tribunal qui, à la fois, a constitué le délit, et l'a puni; ainsi le tribunal réunit la double qualité de législateur et de juge : il fait la loi, et il l'applique.

Non-seulement c'est ici la majorité du tribunal qui seule fait la loi, et l'applique en même temps, mais, dans cette application, le tribunal ne peut employer les précautions ordinaires pour éclairer sa religion, et l'accusé est privé de tout secours pour se défendre. Dans toute affaire criminelle, l'accusateur est obligé d'apporter des preuves; l'accusé peut faire entendre des témoins. Ici, rien de cela; la majorité du tribunal fait tout: elle fait la loi, elle fait le délit, elle fait la preuve, elle fait la condamnation. En vain tous les témoins de l'univers viendroient déposer de la non-culpabilité de l'accusé, la majorité du tribunal ne reconnoît pas de guide, elle n'a que sa volonté à consulter. De son côté, l'accusé n'a pas de moyens possibles de défense; sans loi dont il puisse partir, sans témoignage humain sur lequel il puisse s'appuyer, que dire contre une accusation qui ne porte pas sur un fait, mais sur une pensée ?

Dans un tel arbitraire, les tribunaux ont dû prononcer, et ont prononcé en effet les décisions les plus bizarres et les plus contradictoires. Comme il n'y avoit pas de loi antérieure, et que dans chaque affaire c'étoit la majorité du jour qui faisoit la loi, les délits suivoient les variations des majorités, et changeoient suivant ces majorités. Quand il y a une loi fixe, c'est plutôt la loi qui prononce que le juge, et tous les jugemens basés sur la même loi se ressemblent à peu près. Mais, quand il n'y a pas de loi et que c'est le juge qui la fait sur chaque affaire, alors les jugemens se ressentent de la différence des hommes, et varient suivant la composition des tribunaux.

Cette variation devient encore plus grande, lorsqu'il s'agit de pensées et non de faits. Dans ce cas, ce ne sont pas les actions des accusés qui sont à juger, ce sont leurs systèmes. Or, tantôt la majorité d'un tribunal est pour un système, tantôt elle est pour un autre système; de sorte que ce qui est délit pour une majorité, peut devenir vertu pour une autre. Les choses en elles-mêmes sont bien les mêmes, mais les hommes ont changé, et ce sont les époques des jugemens qui font alors les délits.

J'ai vu condamner à la même peine un respectable ecclésiastique et un démagogue audacieux : l'un pour avoir prêché la morale évangélique, et l'autre pour avoir mis au jour des maximes anti-sociales; j'ai vu le même individu condamné et absous pour la même doctrine. Tel est l'effet de l'arbitraire: son introduction dans les tribunaux est le plus grand fléau des sociétés; elle fait méconnoître la justice; anéantit les notions du bien et du mal, avilit les juges, pervertit les individus, et altère en eux le premier sentiment du citoyen, l'obéissance.

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En vous entretenant de la législation sur la presse, éloignons de notre esprit toute idée de malignité contre les auteurs de cette législation. Nous examinons les institutions sociales, nous en remarquons les effets; mais nous ne blâmons pas les personnes loin de cela, je vais en quelque sorte justifier les chambres de cette faute politique, en vous démontrant comment elles Y ont été entraînées.

DE LA LIBERté de publIER TOUTES SES OPINIONS.

Déjà dans un écrit que vous avez connu (1), j'ai jeté quelques idées sur la liberté de la presse ; je vais aujourd'hui développer ces idées en vous faisant l'histoire de la liberté de la presse. Ce précis servira de base à mes réflexions.

Le monde social est ébranlé jusque dans ses racines les plus profondes; mais ce n'est pas, comme nous l'avons vu quelquefois, par quelques passions particulières; c'est par un égarement général qui a frappé tous les hommes dans leur faculté intelligente. Rien dans l'histoire ne ressemble à ce qui se passe.

Dans les évènemens qui ont détruit les sociétés les plus célèbres, les destructions étoient opérées par l'intermédiaire d'individus marquans: sans doute, c'étoient toujours les doctrines qui produisoient leurs effets; mais là massé, remuée par ces doctrines, suivoit des chefs connus, et l'impulsion sembloit donnée par ces chefs plutôt que par les doctrines. C'est ainsi qu'à la tête des mouvemens qui ont produit les grands changemens de la république romaine, nous voyons les Grac

(1) Observations sur la Charte.

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ques, les Marius, les Sylla, les Pompée, les César. Dans ces mouvemens, quelques hommes semblent entraîner les masses, et l'histoire de l'univers n'est que l'histoire de quelques individus.

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Cela tient à la différence du lien social qui étoit beaucoup moins étendu dans les anciennes sociétés que dans les nôtres. Dans les sociétés dont l'histoire nous est parvenue, nous voyons que les avantages de l'existence morale donnée par la réunion appartenoient à peu personnes. Le genre humain n'étoit pas, comme aujourd'hui en Europe, divisé en plusieurs collections dont tous les individus ont un droit égal à l'existence sociale. Au milieu d'une population innombrable, quelques milliers de citoyens formoient une association particulière, dont les avantages demeuroient étrangers à la masse qui habitoit avec eux. Athènes, Sparte, ne reconnurent jamais plus de vingt mille citoyens. Rome, devenue maîtresse de l'univers, faisoit le dénombrement de ses associés, et regardoit le reste du genre humain comme étant d'une autre nature. Dans des sociétés aussi resserrées, il étoit facile à l'homme, animé de fortes passions, de produire de grands effets, et l'on conçoit aisément comment de grands talens pouvoient faire naitre et diriger les révolutions que nous voyons dans l'histoire ancienne.

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Depuis l'avénement deJésus-Christ, le monde a changé de face le Fils de Dieu ayant appelé tous les hommes indistinctement à une même existence spirituelle et morale, les sociétés ont embrassé petit à petit la totalité des individus qui habitoient leur territoire; et, quoique divisé en classes différentes, le genre humain tout entier a participé à l'existence sociale.

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