Page images
PDF
EPUB
[ocr errors]

gentilhomme, voici cent écus que je vous confie pour acheter deux chevaux à ce vaillant gendarme, car il a la barbe encore trop jeune pour manier tant d'argent ; je vais écrire un mot à Laurencin pour qu'il lui fournisse les accoutremens qui lui seront nécessaires. C'est très-bien agir, Monseigneur, répondit Bellabre, en prenant l'argent; un si noble procédé vous fera le plus grand honneur à la cour. » L'abbé écrivit sur-le-champ à son marchand attitré de donner à son neveu ce qui lui serait nécessaire pour s'accoutrer au tournoi, bien persuadé qu'il ne lui en coûterait pas plus d'une centaine de francs.

Nantis de son argent et de sa lettre, les deux jeunes gens prirent congé de l'abbé, après l'avoir très-humblement remercié de sa générosité, et remontèrent dans leur bateau, tout joyeux du succès de leur voyage. << Savez-vous, se mit à dire Bellabre, que quand Dieu nous envoie une bonne fortune, c'est pécher que de ne pas en profiter? Ce qu'on dérobe à moine est pain bénit. Nous avons un billet pour prendre tout ce qui nous est nécessaire; hâtons-nous d'arriver chez Laurencin avant que notre abbé ait eu le temps de réfléchir à ce qu'il a écrit; car il n'a point limité notre crédit, et il faut que vous soyez habillé et pour le tournoi et pour le reste de l'année; aussi bien n'en aurez-vous autre chose de votre vie. Je l'entends bien ainsi,

Il ne fant pas qu'une ressemblance fortuite de nom fasse confondre avec le marchand de l'abbé d'Anay, son contemporain., Claude de Laurencin, baron de River.c, seigneur de Chanzé, tige de la famille de Laurencin qui exise aujourd'hui à Lyon. Les nombreux sujets que cette maison a fournis à l'ordre de Sai t-Jean de Jérusalem et aux principaux chapites nobles au Lyonnais et du Dauphiné, préviennent toute méprise

23

répondit Bayart en riant, mais dépêchons-nous; car, si l'abbé vient à s'apercevoir de son imprudence, il enverra aussitôt chez le marchand fixer la somme qu'il comple débourser. » Nous allons voir qu'ils avaient raison de prendre leurs précautions.

D

Ils pressèrent leur batelière, et ne firent qu'un saut du bateau dans la boutique de Laurencin. Après lui avoir rendu son salut, Bellabre entama tout de suite l'affaire importante: « Maître Laurencin, mon camarade » et moi venons chez vous de la part d'un digne abbé, Monseigneur d'Ainay. — Il est vrai, répondit le mara chand, c'est bien le plus honnête homme que je » connaisse, une de mes plus anciennes et de mes meilleures pratiques. Je lui ai bien fait en ma vie pour plus de vingt mille francs de fournitures, et n'ai ja>> mais trouvé un homme plus rond en affaires...>> Bellabre, qui n'était point là pour écouter le panégyrique de l'abbé, se hata de l'interrompre: « Mais vous ne savez » pas encore son dernier trait de générosité, poursui>>vit-il ; apprenant que son neveu, mon camarade que » voici, avait touché aux écus du sire de Vaudrey » pour soutenir la gloire de la famille, et connaissant

l'amitié qui nous unit, il nous a envoyé chercher » tous les deux de grand matin, et après avoir prodigué louanges sur louanges à l'action héroïque de » son neveu, il nous a fait faire un excellent déjeûner. >> Ce n'est pas tout, il lui a donné trois cents beaux » écus que voici dans cette bourse, pour acheter des » chevaux, et jaloux que personne ne parût avec plus • d'éclat au tournoi, il nous a remis cette lettre à › votre adresse pour que vous fournissiez à ce gentil

homme tout ce qui lui sera nécessaire. » Laurencin

ayant reconnu la signature de l'abbé, leur répondit « que tout, dans sa boutique, était à leur disposition, comme à celle de Monseigneur, qu'ils n'avaient qu'à choisir ; » et il fit déployer sur-le-champ devant eux draps d'or et d'argent, satins brochés, velours et soieries, ce qu'il avait de plus beau dans son magasin. Ils en prirent pour la valeur de sept ou huit cents francs, qu'ils firent en diligence porter à leur logis et mettre entre les mains du tailleur.

[ocr errors]

Revenons un instant à notre abbé qui, enchanté de s'être débarrassé de son neveu à si bon marché, commanda de servir le dîner. Il avait ce jour là nombreuse compagnie, prieurs et moines de toutes couleurs, auxquels il n'oublia pas, dans le cours du repas, de raconter son aventure. « J'ai eu ce matin une terrible étrenne; » n'a-t-il pas pris fantaisie à mon neveu, ce petit étourdi » de Bayart, d'aller toucher aux écus du sire de Vaudrey, » et ne m'a-t-il pas fallu lui bailler de l'argent pour » s'équiper? J'en ai été pour cent beaux écus, et encore » n'est-ce pas tout ; j'ai écrit à Laurencin de lui donner >> ce qu'il lui demandera pour s'accoutrer à ce maudit » tournoi. C'est bien à vous, Monseigneur, dit le » sacristain de l'abbaye, d'encourager un jeune homme » de si belle esperance; mais permettez-moi une ob>> <servation : vous avez écrit à Laurencin, dites-vous, » de donner à votre neveu tout ce qu'il lui demandera, » et je suis sûr qu'il le fera, quand bien même il lui » en demanderait pour deux mille écus. Par saint » Jacques! mon sacristain a raison, s'écria l'abbé » après avoir un peu réfléchi; en effet, je n'ai point >> limité mon ordre. Qu'on appelle mon maître d'hôtel ! » Nicolas, courez chez Laurencin et dites-lui que je

[ocr errors]

1

» lui ai écrit ce matin de donner quelques étoffes à mon » neveu Bayart, pour le tournoi de Messire de Vaudrey, » mais qu'il ne dépasse pas dans tous les cas cent ou » six vingts francs au plus; allez, et revenez promp

>>tement. »

[ocr errors]

Le maitre d'hôtel fit grande diligence, mais il était parti trop tard! Il trouva le marchand à table, et à peine eut-il prononcé le nom de Bayart, que Laurencin l'interrompant, l'assura qu'il avait fait honneur à la signature de Monseigneur d'Ainay, et fourni à son neveu, fort honnête gentilhomme, des étoffes d'un goût, d'une qualité..... « — Et pour combien lui en avez-vous livré? - Je ne puis, sans voir mon livre et son reçu au dos de la lettre de Monseigneur, vous le dire au juste, mais cela ne doit pas s'élever à plus de sept ou huit cents francs. Ah! par Notre-Dame, vous avez tout gâté ! — Pourquoi çà? dit Laurencin. - Parce que Monseigneur m'envoyait vous prévenir de ne lui en donner que pour cent ou six vingts francs au plus. Sa lettre ne disait point cela, et, s'il m'en eût demandé pour davantage je le lui eusse de même donné. - A chose faite point de remède, répondit le maître d'hôtel, en se hâtant de retourner à l'abbaye, où il trouva la compagnie comme il l'avait laissée, c'est-à-dire à table. Eh bien! Nicolas, lui cria l'abbé, du plus loin qu'il l'aperçut, « avez-vous parlé à Laurencin ? Oui, Monseigneur, mais il était trop tard, votre neveu avait déjà fait sa foire, et pris pour huit cents francs. Pour huit cents francs! Sainte Marie, s'écria l'abbé hors de lui; voilà un méchant vaurien ! courez à son logis, et dites-lui bien que s'il ne fait vitement reporter chez Laurencin ce qu'il a pris de trop, de ses jours il n'aura denier de moi. >>

[ocr errors]

Le maître d'hôtel revint à Lyon, comptant trouver son homme au logis; mais celui-ci, qui s'était bien douté de l'enclouûre, avait donné le mot à ses gens pour éconduire poliment tous ceux qui viendraient de la part de l'abbé. On l'envoya chez le comte de Ligny; n'y trouvant point Bayart comme de raison, il retourna sur ses pàs; cette fois on lui dit qu'il venait d'aller essayer des chevaux de l'autre côté du Rhône: bref, le fit promener inutilement toute la journée. S'apercevant qu'on se moquait de lui, maître Nicolas revint bien fatigué dire à l'abbé que «c'était temps perdu de >> courir après son neveu, et qu'il était allé dix fois >> chez lui sans pouvoir le rencontrer. Je jure, dit » l'abbé, que le garnement s'en repentira. » Laissons-le se consoler, et retournons à son neveu, auquel il n'arriva d'autre mal que d'avoir de l'argent et trois costumes complets pour lui et Bellabre. Tout était commun entre eux, et Bayart voulait qu'ils parussent tous deux au tournoi dans le même équipage.

[ocr errors]
[ocr errors]

« Voici pour les habits, dit Bellabre, maintenant il » faut songer aux chevaux. Je sais qu'un gentilhomme » piémontais, logé à la Grenette, en a deux beaux et » bons, qui nous conviendraient bien; il veut s'en » défaire, m'a-t-on dit, par suite d'un accident qui >> lui est arrivé en les montant, il y a huit jours. » Le gentilhomme, qu'une chute grave retenait au moins pour trois mois à Lyon, où les fourrages étaient alors fort chers, se montra assez raisonnable sur le prix de ses chevaux qui se seraient mangés dans l'écurie. Bayart et son ami, après les avoir essayés dans la plaine de la Guillotière, conclurent le marché pour cent dix écus, et tout de suite les livrèrent à leurs gens pour les panser et les mettre en état.

[ocr errors]
« PreviousContinue »