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C'est pendant ce séjour à Paris, qui dura huit années (1770-1778), qu'il composa, à la demande du comte de Wielhorski, ses Considérations sur le gouvernement de Pologne (1772), cette consultation d'un philosophe qui devait être inutile à ceux qui l'avaient réclamée, puisque, dans le temps même où elle partait de Paris, le démembrement de la Pologne était déjà décidé entre les trois puissances voisines; ses trois dialogues: Rousseau juge de Jean-Jacques (1775-1776), cette lutte pénible d'un esprit malade contre les fantômes qu'il se crée à lui-même; enfin ses Rêveries du promeneur solitaire, ce mélancolique supplément aux Confessions qui fut comme le dernier soupir de son âme au moment de quitter la terre. Sa dernière promenade est de 1778, c'est-à-dire de l'année même de sa mort.

Je n'ai pas le courage de vous raconter les nouveaux actes de folie que commit Rousseau pendant son séjour à Paris. Un des plus tristes est le mémoire qu'il fit pour solliciter de la pitié publique un asile, même l'hôpital. J'aime mieux vous faire remarquer avec M. Henri Martin (1) que, dans sa folie, malgré la conviction où il était qu'un atroce complot l'avait déshonoré et lui avait aliéné jusqu'aux petits enfants, il n'a pas eu un mot de haine contre ceux qu'ii

(1) Histoire de France, t. XVI, p. 398.

regardait comme ses persécuteurs. « On ne l'entend jamais dire de mal de personne », ont déclaré ceux qui l'ont fréquenté dans ses dernières années, Corancez et Bernardin de Saint-Pierre. Il rendait justice aux talents de ses ennemis, vrais ou supposés, et du fond de sa retraite, applaudissait aux éclatants honneurs rendus à Voltaire par les habitants de Paris. Il fut très-vivement affecté par la mort de ce grand homme, et le suivit de bien près dans la tombe. Voltaire est mort le 30 mai 1778; Rousseau, le 3 juillet de la même année. On a affirmé qu'il avait mis fin à ses jours; quelle est la valeur de cette assertion? c'est ce que je me réserve d'examiner dans la prochaine leçon.

VINGT ET UNIEME LEÇON.

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JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

L'HOMME SA MORT. S'EST-IL SUICIDÉ?

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Récit des derniers moments de Rousseau d'après Le Bègue de Presles; · Résumé et conclusion du procès-verbal de l'autopsie du corps; Masque de la tête moulé par Houdon; Malgré tout cela, bruit de suicide répandu dès cette époque, et même opinion soutenue depuis. Examen des arguments qu'ont fait valoir en faveur de cette opinion: 1o madame de Staël; 2o Corancez. La supposition du suicide par le pistolet invinciblement réfutée par le masque de Houdon. Que l'hypothèse de l'empoisonnement ne s'appuie sur aucune raison décisive : les erreurs qu'on peut relever dans le procès-verbal de l'autopsie ne prouvent pas que la mort de Rousseau n'ait pas été naturelle, et les circonstances qui ont précédé cette mort ne le prouvent pas davantage. - Conclusion. Les restes de Rousseau déposés dans l'île des Peupliers à Ermenonville, puis réunis par la Convention à ceux de Voltaire dans le Panthéon (d'où ils ont été secrètement enlevés en 1814). — Décrets de la Constituante, de la Convention et du Directoire pour l'érection d'une statue. Une promenade de Bonaparte à Ermc. nonville.

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Rousseau, ai-je dit à la fin, de la dernière leçon, fut très-vivement affecté par la mort de Voltaire. Comme on lui en témoignait quelque surprise à

BARNI.

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cause de leur inimitié, « c'est, répondit-il, que je sens que mon existence était attachée à la sienne : il est mort, je ne tarderai pas à le suivre (1). » Mais, tandis que Voltaire avait quitté sa retraite de Ferney pour venir mourir à Paris, au milieu du plus éclatant triomphe, on dirait que Rousseau eût voulu fuir tout exprès la grande ville pour aller achever sa vie au sein de cette belle nature qu'il avait tant aimée. A la fin de 1778, après huit ans de séjour à Paris, il se transporta à Ermenonville, dans une délicieuse campagne où M. de Girardin lui avait offert un asile il n'y devait vivre qu'une quarantaine de jours; il mourut dans la matinée du 2 juillet.

Voici comment son ami le médecin Le Bègue de Presle, qui l'avait accompagné à Ermenonville, et qui assista, non pas, il est vrai, à sa mort, mais à l'ouverture de son corps, raconte cet événement dans une notice publiée le mois suivant:

« Le jeudi (2 juillet), il se leva de bonne heure, se promena dehors, suivant son usage, jusqu'à l'heure de son déjeuner, qu'il fit selon sa coutume avec du café au lait préparé par sa femme, et dont elle prit une tasse, ainsi que sa servante. Aussitôt après le déjeuner, il demanda à sa femme

(1) Voy. Lettre de Stanislas Girardin à M. Mussel-Pathay.

de l'aider à s'habiller, parce que la veille il avait promis d'aller au château dans la matinée. Il se préparait à sortir, lorsqu'il commença à se sentir dans un état de malaise, de faiblesse et de souffrance générale. Il se plaignit successivement de picotement très-incommode à la plante des pieds; d'une sensation de froid le long de l'épine du dos, comme s'il y coulait un fluide glacé; de quelques douleurs de poitrine, et surtout, pendant la dernière heure de sa vie, de douleurs de tête d'une violence extrême qui se faisaient sentir par accès: il les exprimait en portant les deux mains à sa tête, et disant qu'il semblait qu'on lui déchirait le crâne. Ce fut dans un de ces accès que sa vie se termina; et il tomba de son siége par terre. On le releva à l'instant, mais il était

mort. »

Je ferai ici une remarque dont on verra plus tard l'importance: c'est que, dans cette relation, il n'est nullement question des douleurs de colique dont, suivant le récit de René Girardin (1), Rousseau se serait plaint dans les derniers moments de sa vie.

Le lendemain de sa mort, le lieutenant du bailliage et vicomté d'Ermenonville, le procureur fiscal de ce bailliage, le sergent de cette juridiction et deux chirurgiens se transportèrent dans la demeure de

(1) Voyez dans les pièces justificatives de la Lettre de Stanislas Girardin à M. Musset-Pathay (Paris, 1814), la Lettre à Sophie, comtesse de * , par René Girardin, sur les derniers moments de J. J. Rousseau, datée d'Ermenonville, le juillet 1778 (p. 43, 44).

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