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trinsèque des choses, Machiavel s'en soucie médiocrement; et il veut qu'on accueille tout ce qui favorise la religion, «<lors même qu'on en reconnaîtrait la fausseté (1). » La religion n'est donc plus qu'un instrument de gouvernement, instrumentum regni.

Dira-t-on qu'il ne parlait ainsi que du paganisme? Mais il est aisé de voir que le christianisme lui est fort peu sympathique, et qu'il le juge avec un esprit tout païen. « Notre religion, dit-il, place le bonheur suprême dans l'humilité, l'abjection, le mépris des choses humaines; l'autre au contraire faisait consister le souverain bien dans la grandeur d'âme, la force du corps, et toutes les qualités qui rendent les hommes redoutables... Il me paraît donc que ces principes (les principes chrétiens) en rendant les hommes plus faibles, les ont disposés à devenir plus facilement la proie des méchants. Ceux-ci ont vu qu'ils pouvaient tyranniser sans crainte des hommes qui, pour aller en paradis, sont plus disposés à supporter les injures qu'à les venger (2). » Ces passages, et d'autres plus forts encore, prouvent que Machiavel ne tenait à la foi chrétienne que par un fil très-léger, et qu'il la jugeait en homme du xv° siècle, en politique, en Italien.

Ne lui demandez pas non plus son opinion sur la grande question du moyen âge, la suprématie de l'empire ou de la papauté, de l'Église ou de l'État. Machiavel n'en parle même pas, tant cette question était déjì loin de la politique pratique. S'il traite du pouvoir de la papauté, et en général des États ecclésiastiques, c'est comme d'un genre particulier de souveraineté, qui ne se distingue des autres espèces de principautés, qu'en

(1) Ib., l. I, c. xII, come que le giudicassino false. (2) Ib., l. II, c. II.

ce qu'il y est plus facile que partout ailleurs de gouverner les hommes, puisque l'autorité du prêtre s'y ajoute à celle du monarque (1). Et, quoiqu'il dise avec une sorte d'ironie, « que ces États étant gouvernés par des moyens surhumains, il ne lui appartient pas d'en parler, » il explique cependant les moyens très-humains dont se sont servis les papes ses contemporains: « Aucun, dit-il, en parlant de l'un d'eux, Alexandre VI, n'a montré aussi bien que lui ce qu'on peut faire avec des hommes et de l'argent. » Voilà ce que Machiavel trouve à dire sur la souveraineté pontificale: mais, il faut l'avouer, en abaissant la papauté du rang auguste et unique que lui avaient assigné les grands papes, et les grands théologiens du moyen âge, en la réduisant à n'être qu'un pouvoir comme les autres, qui ne cherchait plus sa grandeur dans l'empire du monde, mais dans la conquête de quelque misérable portion de territoire, Machiavel racontait simplement l'histoire de son temps, de ce temps où la chaire de saint Pierre, la chaire de Grégoire VII était occupée par un Alexandre VI et un Jules II.

En pénétrant dans la doctrine de Machiavel par le côté qui met le plus en saillie son opposition avec les doctrines du moyen âge, nous nous sommes rendu plus facile l'appréciation de sa philosophie morale et politique. Depuis trois siècles, le procès est ouvert sur cette doctrine: les voix et les dépositions pour et contre n'ont pas manqué. Il nous semble qu'aujourd'hui l'instruction est terminée, et qu'il ne reste plus qu'à donner les conclusions.

On peut dire que les opinions de la critique, relativement à Machiavel, ont traversé deux phases. Dans la (1) Prince, c. XI.

première, Machiavel n'a pour juges que des sectateurs et des ennemis. Les premiers reproduisent grossièrement, et défendent sans détour les maximes les plus équivoques et les plus repoussantes du politique de Florence. Les autres le traitent comme un scélérat, et encore comme un scélérat sans talent et sans génie. Cette période n'est pas, à proprement parler, celle de la critique, mais de la guerre. On ne juge pas Machiavel; on l'attaque ou on le défend. L'impartialité n'est ni d'un côté, ni de l'autre : souvent, ceux qui l'attaquent ne le connaissent pas, et ceux qui le défendent ne le comprennent pas.

Plus tard, Machiavel trouva des justificateurs plus habiles, et des juges moins prévenus. Les premiers ne firent pas la faute de prendre parti pour les maximes de Machiavel; mais ils en cherchèrent l'explication. Diverses interprétations furent données. On eut honte de l'avoir pris à la lettre, et de n'avoir pas deviné le vrai sens des idées qu'il dissimulait. On lui rendit ainsi auprès des honnêtes gens une faveur à laquelle il n'était plus habitué, et on profita habilement du besoin de justice et d'équité que la philosophie avait répandu dans les esprits. Il ne manqua pas cependant d'écrivains incorruptibles (1) qui ne se laissèrent point prendre à ces prestiges, chez lesquels la conscience protesta sans fléchir, et qui persistèrent à faire la guerre aux erreurs de Machiavel, sans méconnaître son génie, et sans fermer les yeux sur les beautés de ses écrits.

Le premier écrivain, si je ne me trompe, qui ait eu l'idée de justifier Machiavel en lui prêtant une arrièrepensée toute contraire à celle qu'on lui supposait, est Albéric Gentilis, jurisconsulte du XVIIe siècle, antérieur (1) M. Daunou, Journal des Savants.

à Grotius. Voici la phrase que l'on trouve à ce sujet dans cet écrivain: « Sui propositi non est tyrannum instruere, sed arcanis ejus palam factis, ipsum miseris populis nudum et conspicuum exhibere (1). » Cette pensée fit quelque fortune. Mais ce qui lui donna la plus grande popularité, ce fut le suffrage de J.-J. Rousseau, qui la prit en quelque sorte à son compte, et l'inséra dans le Contrat social. « En feignant de donner des leçons aux rois, dit J.-J. Rousseau, il en a donné de grandes au peuple. Le Prince, de Machiavel, est le livre des républicains. » Puis il ajoute en note : « Machiavel était un honnête homme et un bon citoyen: mais attaché à la maison des Médicis, il était forcé, dans l'oppression de sa patrie, de déguiser son amour pour la liberté. Le choix seul de son éxécrable héros manifeste assez son intention secrète; et l'opposition des maximes de son livre du Prince à celles de ses Discours sur Tite Live et de son Histoire de Florence, démontre que ce profond politique n'a eu jusqu'ici que des lecteurs superficiels ou corrompus (2). » D'autres écrivains lui ont prêté d'autres desseins. Selon les uns, c'est l'amour de la patrie italienne, et le désir de la voir indépendante sous un pouvoir fort et unique, qui lui a inspiré d'écrire le Prince; selon les autres, Machiavel est une sorte d'écrivain révolutionnaire, qui conseillait la dictature pour arriver à l'établissement de la liberté et de l'égalité.

Examinons d'abord l'opinion de J.-J. Rousseau, qui est, de toutes, la plus considérable et par le nom de son auteur, et parce qu'elle est le principe de toutes les

(1) Alb. Gentil. De legatis, 1. III, c. Ix.

(2) Contr. soc., l. III, c. vi. Le philosophe allemand Fichte a soutenu la même thèse que J.-J. Rousseau dans son écrit sur Machiavel. (OEuvres compl., t. XI, p. 401.)

autres celles-ci viendront à leur place dans la suite de la discussion.

L'apologie de J.-J. Rousseau se ramène à trois points: 1° L'attachement de Machiavel pour la maison de Médicis l'a forcé de déguiser sa vraie pensée; 2° le choix de son héros, César Borgia, prouve assez que son intention est toute contraire à celle qu'on lui prête. Eûtil choisi sincèrement un tel modèle à proposer? 3° les maximes du Prince sont démenties par les maximes des Discours sur Tite Live.

Quelle est d'abord la nature de cette liaison avec les Médicis, dont parle Rousseau? Comment, attaché aux Médicis, Machiavel pouvait-il aimer la liberté? Comment, s'il aimait la liberté, était-il attaché aux Médicis? Machiavel avait servi pendant quatorze ans le gouvernement démocratique de Florence. Le retour des Médicis le déposséda de son emploi, et le fit rentrer dans la vie privée. Bien plus, ils étaient à peine revenus à Florence que, sur un soupçon de conspiration, ils le jetèrent en prison, et le firent mettre à la torture. Machiavel s'y comporta noblement. Mais il faut avouer qu'il n'était attaché aux Médicis par aucun lien, ni de parti, ni d'amitié. C'est après avoir fait cette expérience cruelle des dispositions bienveillantes des Médicis à son égard, que, par l'intermédiaire de Vettori, ambassadeur de Florence à Rome, son ami, et celui des Médicis, il ne cesse de réclamer leur appui, et de demander un emploi. C'est le fond de sa correspondance avec Vettori. Il renonce à ses relations de parti. Il craint d'aller à Rome, pour ne point aller visiter les Soderini, c'est-à-dire la famille du dernier gonfalonier de Florence. Plus tard, il est chargé officieusement par Léon X, qui était un Médicis, de proposer une constitution pour Florence. Il

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