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LA DOCTRINE DU PROGRÈS.

§I. Les Économistes. Leur place dans la philosophie politique du XVIIIe siècle. Mercier de la Rivière : de l'Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques. Théorie du droit de propriété. Trois espèces de propriété personnelle, mobilière, foncière. De l'évidence et du droit d'examen. Séparation du pouvoir judiciaire d'avec le pouvoir exécutif et législatif. Confusion de l'exécutif et du législatif. Critique de la théorie des contre-forces. Du despotisme arbitraire et du despotisme légal.— Communistes. L'abbé de Mably. Influence de Platon sur Mably, et par suite sur la révolution française et le communisme moderne. — Premiers écrits de Mably, contraires à ses principes ultérieurs. Entretiens de Phocion. Rapports de la morale et de la politique. L'Etat doit faire régner la vertu. Autres ouvrages de Mably. Critique de la propriété. Objections à Mercier de la Rivière. La communauté des biens. Lois somptuaires et agraires. Opinions judicieuses de Mably dans l'ordre politique. Sa défense de la théorie des contre-forces contre les économistes. Ses vues sur le pouvoir législatif. — Morelly. Le Code de la nature. Organisation du communisme. § II. La doctrine du progrès.

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Turgot et Condorcet. Doctrine de la perfectibilité humaine. Ses antécédents jusqu'à Turgot. - Turgot: son traité sur la Tolérance. Son traité de l'Usure. Ses Discours sur l'histoire universelle. Ses vues sur le développement de l'humanité. - Condorcet. Esquisse du progrès de l'esprit humain. Ses vues sur l'avenir de l'humanité. Considérations sur la théorie du progrès.

Parmi les écrivains qui, au xvi* siècle, ont le plus contribué au progrès des connaissances sociales et politiques, il serait injuste d'oublier une école célèbre qui, sans avoir jeté le même éclat que les philosophes et les encyclopédistes, a exercé une influence presque aussi considérable, et a, peut-être, pour sa part, répandu un plus grand nombre de vérités utiles : ce sont les économistes, dont le chef a été le célèbre docteur Quesnay, l'un des esprits les plus originaux du xvin siècle.

Nous n'avons pas à nous occuper de ces écrivains au

point de vue spécial de la science économique; et nous renvoyons, pour l'appréciation de leurs services dans ce domaine, aux historiens spéciaux (1). Nous n'avons qu'à les considérer au point de vue général de la philosophie sociale et politique : ce n'est peut-être pas, à vrai dire, le côté de leurs idées qui leur fait le plus d'honneur ; car eux-mêmes, en politique, sont encore sous le joug de beaucoup de préjugés cependant, même dans cet ordre d'idées, ils ont rendu les plus grands services.

Il faut faire deux parts dans les théories politiques des économistes : l'une est d'une parfaite solidité et est à la fois neuve et durable; l'autre est très-contestable, pour ne pas dire absolument fausse dans la première, ils sont en avant de leur siècle; dans la seconde, ils sont au contraire en arrière de leurs plus illustres contemporains.

Ce qui est neuf et solide dans les théories des économistes, c'est d'avoir fait, du droit de propriété, entendu de la manière la plus large, la base même de l'ordre social: c'est d'avoir dit que le pouvoir politique n'est pas chargé de faire des lois, mais simplement de reconnaître les lois naturelles de l'ordre social et de n'édicter que ce qui est déjà en quelque sorte édicté par la nature même.

Ce qui est contestable et vicieux, dans ces mêmes théories, c'est d'avoir chargé de cette fonction suprême le pouvoir absolu, c'est d'avoir nié tout ce que l'expérience et la science avaient pu apprendre sur les garanties qui doivent être exigées du pouvoir public: c'est enfin d'avoir demandé que l'on confiât sans réserve la société à une autorité tutélaire, sans autre garantie que l'évidence

(1) Voir l'Histoire de l'économie politique, de M. Aug. Blanqui.

de ces lois naturelles, que le pouvoir souverain, disentils, ne pourrait violer sans se détruire lui-même.

Cette double doctrine se trouve déjà en germes dans les écrits du docteur Quesnay (1); mais elle est surtout développée avec lumière et avec force dans l'ouvrage de Mercier de la Rivière: de l'Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques (2); ouvrage curieux, et qui fit à son auteur une assez grande réputation, pour que l'impératrice Catherine II l'ait appelé dans ses États à l'effet d'y réaliser le bel ordre qu'il avait décrit dans son livre. Siècle étrange où le despotisme et l'idéologie eurent un instant l'illusion commune qu'on pouvait faire le bien des peuples sans les consulter, par des réformes a priori et despotiques, la science sociale ayant la même évidence que la géométrie, et devant être par conséquent acceptée par tous aussitôt qu'elle serait connue. « Euclide est un despote,» dit Mercier de Larivière; et croyant posséder une science aussi exacte que celle d'Euclide, il ne craignait pas de faire servir le despotisme à l'exécution de ses plans. Malheureusement, il ne fut pas longtemps sans voir que ce qui lui paraissait évident ne l'est pas toujours aux yeux du pouvoir absolu, et qu'il n'est pas facile, pour employer ses expressions, de transformer le despotisme arbitraire en un despotisme légal. De son côté, l'impératrice Catherine pensa sans doute, ce qui est vrai, qu'on peut être un bon théoricien politique et un très-mauvais administrateur; et les deux puissances se séparèren! brouillées; ce qui est arrivé toutes les fois que les philo

(1) L'originalité du docteur Quesnay parait surtout dans l'économie politique proprement dite. Ses vues générales sur le droit naturel et la politi que, telles qu'elles ressortent des écrits publiés par Dupont, de Nemours (Physiocratie, Leyde, 1768), nous ont paru vagues et peu susceptibles d'être analysées.

(2) Londres, 1767.

sophes ont voulu jouer de trop près avec la familiarité des princes (1).

Laissant de côté dans l'ouvrage de Mercier de Larivière les doctrines économiques, nous nous contenterons d'y recueillir ses vues sur le droit naturel et le droit politique, et en particulier sur les deux points que nous avons signalés le droit de propriété, et en général le principe de la liberté personnelle entendu dans le sens le plus large; et, en même temps, la doctrine du pouvoir absolu.

On est généralement d'accord aujourd'hui, si ce n'est dans les écoles socialistes, que le droit de propriété n'est pas fondé sur l'autorité de l'État, mais qu'il préexiste à l'État lui-même, lequel ne peut que le reconnaître, le garantir, lui demander certains sacrifices dans l'intérêt public, mais n'est pas appelé à en régler l'organisation, ni la distribution. Cette doctrine est aujourd'hui si généralement répandue, qu'on est tenté de croire qu'elle a toujours été reconnue, et que ceux qui la nient et admettent un droit seigneurial de l'État sur la propriété individuelle sont des novateurs subversifs qui méconnaissent les conditions éternelles de toute société (2). Mais l'histoire des idées nous apprend au contraire que s'il y a une doctrine traditionnelle, c'est précisément celle-là; que la doctrine opposée est toute récente. Reconnaissons-le, c'est

(1) Platon et Denys de Syracuse, Callisthènes et Alexandre, Sénèque et Néron, Voltaire et Frédéric, et enfin notre auteur avec Catherine de Russie (2) M. Thiers, par exemple, dans son charmant ouvrage sur la Propriété (1848), semble admettre comme évident que l'humanité a toujours pensé sur la propriété de la même manière que lui, et que les idées socialistes son absolument opposées au sens commun universel; tandis que la vérité est que le socialisme n'est qu'une conséquence exagérée et dangereuse des principes universellement admis par les jurisconsultes, les théologiens et les philosophes. La doctrine adverse, au contraire, celle qui est la vraie, à savoir celle d'un droit de propriété antérieur et supérieur à la volonté sou→

surtout aux économistes du XVIIIe siècle que nous sommes redevables d'avoir établi les vrais principes sur le droit de propriété.

Si nous remontons à l'antiquité, nous trouvons d'abord Platon, qui nie absolument la propriété individuelle, et la considère comme un mal qu'il faut détruire; Aristote, qui en défendant contre Platon la propriété au point de vue de l'utilité sociale, reconnaît cependant à l'État le droit de la réglementer à sa guise, et qui n'apprécie les lois sociales dans les diverses constitutions que selon leur rapport avec l'utilité politique. Les Pères de l'Église enseignent que le droit de propriété a pour origine l'usurpation, et que les riches ne sont que les dispensateurs des biens des pauvres. Au moyen âge, saint Thomas est un des auteurs qui a approché le plus près de la vraie théorie, mais il reste encore beaucoup trop vague. Au xvna siècle, Hobbes, l'avocat des doctrines absolutistes, enseigne que le droit de propriété est une doctrine séditieuse. Bossuet fait dépendre ce droit de l'autorité publique ; et Louis XIV, fidèle à ses principes, se déclare le seul propriétaire et seigneur. Pascal critique la propriété individuelle avec une amertume sanglante. Malebranche lui-même écrit que la propriété a pour origine l'usurpation et la violence. Au xvin* siècle, ce n'est pas seulement Mably et Rousseau qui vantent les républiques antiques, avec leur mépris du droit de propriété; c'est Montesquieu lui-même qui

veraine de l'État (sauf les cas de conflit à vider d'un commun accord), cette doctrine est une doctrine révolutionnaire toute moderne, qui date historiquement des trois révolutions anglaise, américaine et française, et qui théoriquement se rencontre pour la première fois dans Locke et les économistes français. Il faut donc combattre les socialistes en leur montrant que leurs principes sont contraires au progrès et non à la tradition, à l'avenir et non au passé. Cet argument, outre qu'il est très-vrai en soi, serait certainement le plus efficace.

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