Page images
PDF
EPUB

CHAPITRE II.

:

:

ÉCOLE DE MACHIAVEL.

:

[ocr errors]

:

Deux espèces de machiayėlistes les uns par la méthode, les autres par la doctrine. - Machiavélisme de méthode. Les publicistes historiens Guicchardin, Paul Paruta, etc. Machiavélisme de loctrine. Son opposition à Machiavel. Scioppius Pædia politices. Justification raisonnée du machiavélisme opposition de la morale et de la politique. - Juste Lipse: Les politiques. Demi-machiavélisme critiques et concessions. - Fra-Paolo: Le Prince. Machiavélisme pratique. Principe de la raison d'État. Caractère odieux de cette politique. Gabriel Naudé. Les coups d'État. Machiavélisme de cabinet. Apologie de la Saint-Barthélemy. Demi-machiavélisme de Descartes. Sa lettre sur le Prince. Décadence du machiavélisme au XVIIe siècle. Il va se perdre dans le despotisme. Le cardinal de Richelieu: son testament. Sa belle doctrine sur la fidélité aux engagements. Réfutations de Machiavel. Anti-Machiavel de Gentillet. Médiocrité de cet ouvrage et des autres écrits du XVIe siècle contre Machiavel. Anti-Machiavel de Frédéric II. Conclusion sur le machiavélisme.

[ocr errors]

Un génie tel que Machiavel ne passe pas sans laisser de traces, et sans exercer une influence durable. Or, it nous semble que Machiavel a exercé une double influence l'une générale, l'autre particulière. En général, il peut être considéré comme ayant déterminé toutes les recherches politiques, qui furent si nombreuses au XVIe siècle, et particulièrement en Italie. Il répandit le goût de ces matières; il affranchit la politique de la scholastique et de la théologie; il enseigna l'usage de l'histoire dans la politique; il excita la controverse, et ainsi fut le maître de ceux mêmes qui le combattaient. Mais outre cette influence générale, qui fut évidemment utile et heureuse, il en eut une plus particulière par ses doctrines, et on peut dire qu'il a formé une école, qui a duré tout le xvi° siècle, et a persisté jusqu'au siècle sui

vant école composée d'écrivains divers, dont les uns atténuent, les autres exagèrent la pensée de Machiavel, et qui ont tous un dogme commun le droit du mensonge et de la fraude en politique. On peut donc distinguer deux sortes de machiavélistes: les machiavélistes de méthode, et les machiavélistes de doctrine, la méthode et la doctrine étant d'ailleurs tantôt réunies, tantôt séparées.

Parmi les publicistes qui ont appliqué à la politique la méthode de Machiavel, c'est-à-dire la méthode historique, et que l'on peut, pour cette raison, appeler les publicistes historiens, nous en citerons trois principaux Guicchardin, le célèbre historien de Florence, Paul Paruta, historiographe de Venise, et enfin Botero, l'auteur célèbre et estimé de l'ouvrage intitulé: Razione di Stato (la Raison d'État). Ces trois écrivains ont un caractère commun : c'est de tirer la politique de l'histoire; mais le premier appartient plus particulièrement à l'école de l'empirisme politique; les deux autres s'élèvent plus haut, et essaient de subordonner les faits à un idéal politique plus parfait que celui qui se tire de l'expérience; et en cela, on a pu les considérer, non sans raison, comme les adversaires de Machiavel, à l'école duquel cependant ils ont appris tout ce qu'ils

savent.

Les œuvres politiques de Guiccardin se bornaient," jusque dans ces derniers temps, à un recueil de sentences politiques, intitulées Ricardi politici, publiées au XVI° siècle (1). Mais une publication récente d'œuvres

[ocr errors]

(1) La première édition donnée par Corbinelli a été publiée à Paris (1576). La collection la plus complète était celle d'Anvers (1585) avec une traduction française. M. Cavestrini dans ses Opere inediti a reproduit le texte authentique.

inédites (1) nous a mis en possession de plusieurs écrits politiques importants qui, sans changer l'idée générale que nous nous étions faite de cet auteur dans notre première édition, la complètent et la confirment. Ce sont d'abord des Considérations relatives aux discours de Machiavel sur Tite Live; puis ses Ricordi, complétés et publiés conformément au texte primitif; un traité del Reggimento di Firenze, et enfin les Discorie politici (2).

La méthode de Guiccardin est la même que celle de Machiavel tirer de l'histoire des règles de conduite politique. C'est donc du pur empirisme; et encore plus étroit et plus exclusif que dans Machiavel. Il avertit qu'il répudie les raisonnements à la philosophique (3). Il reproche à Machiavel d'être encore trop abstrait, de trop souvent ériger en règle des cas particuliers (4), d'être trop absolu, de ne pas tenir assez compte des faits. Il critique un certain nombre de maximes, entre autres celle-ci l'argent est le nerf de la guerre (5). п combat, fort à tort, l'apologie que Machiavel a faite des armées nationales. Il combat encore son opinion sur l'empire politique de la religion chez les Romains (6); sur la division des plébéiens et des patriciens qui, selon Machiavel comme selon Montesquieu, a été une source de prospérité pour Rome, tandis que Guichardin la

(1) Opere inediti di Tr. Guiccardini, Firense, 1857, 1858-59, par

les soins de M. Cavestrini.

(2) Pour l'analyse de ces différents écrits, nous avons consulté l'excellente et exacte monographie de M. E. Benoist (Guichardin, historien et homme d'État, Marseille, 1862), à laquelle nous renvoyons

le lecteur.

[blocks in formation]

considère, au contraire, comme un mal pour la République (1); sur la division de l'Italie, que Machiavel déplore en en imputant la cause principale à la papauté, et qui, selon Guichardin, a fait au contraire le bonheur et la gloire des villes italiennes, en assurant leur indépendance, leur richesse et leur grandeur intellectuelle (2).

Ce n'est pas seulement sur l'appréciation des faits historiques que porte l'opposition de Guichardin et de Machiavel; c'est encore sur la moralité politique, et sur la meilleure forme de gouvernement.

Sur le premier point, Guichardin, malgré quelques concessions assez faciles dans le détail, est plutôt contraire que favorable au système machiavéliste. C'est ainsi qu'il reproche à Machiavel d'être trop facile à recommander les moyens violents (3). Il n'admet pas que tous les hommes soient naturellement méchants (4), et croit qu'ils sont plutôt portés au bien. Il condamne l'emploi de la fraude comme moyen d'agrandissement (5). Néanmoins, il est bien difficile à un Italien du xvI° siècle d'échapper à la contagion de la politique cauteleuse, et plus ou moins corrompue, que Machiavel a compromise en la déclarant trop ouvertement, mais qui était admise universellement par l'esprit du temps; et l'on trouve encore dans ses écrits bon nombre de maximes relâchées, sinon corrompues.

Si, en doctrine morale, Guichardin n'est qu'à moitié

(1) I, 4, 6.

(2) I, 11.

(3) I, 26. «Non prendere per regula assoluta quello que dice lo scrittore, al quale sempre piacquono sopra modo e remedii estraordinarii e violenti.

(4) I, 3.

(5) II, 13.

machiavéliste, en politique proprement dite, il est encore plus opposé à l'auteur des Discours sur Tite Live. Celui-ci, malgré le Prince, est au fond un républicain; et, dans la république, il est pour le parti populaire. Guichardin, au contraire, est aristocrate et inclinerait même à la monarchie. Enfin il va jusqu'à trouver des excuses à la tyrannie.

Machiavel avait montré, dans les Discours, la supériorité du gouvernement populaire sur le gouvernement royal. Guichardin soutient avec une grande force et précision d'arguments la thèse contraire. C'est le tort du gouvernement populaire, de croire que la liberté consiste à posséder le pouvoir (1). Le peuple est un fou, plein de confusion et d'erreur (2). Il ne sait pas comprendre les affaires dans leur ensemble; il faut les lui diviser, et perdre le temps en petites manoeuvres de parti (3). Quand il est le maître, c'est le règne des envieux et des ignorants (4); toutes les supériorités le blessent et l'offusquent (5). Tous les partis, quand ils sont les plus forts, se donnent l'impunité (6). Le désir des richesses et la pauvreté du plus grand nombre, sont les causes de toutes les révolutions (7). Les prêcheurs de liberté ont beau jeu, quoiqu'ils ne servent que leur intérêt particulier sous couleur de liberté publique (8). Les espérances fondées sur le peuple sont bien vaines, parce que les esprits ne savent

(1) Ricordi, 109. (2) Ib. 335, 345. (3) Ib. 197.

(4) Ib. 409.

(5) Ib. 365.

(6) Ib. 177.

(7) Ib. 241. (8) Ib. 328.

« PreviousContinue »