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nous reviendrons. Aussi, croit-il devoir ajouter ces mots : « La vérité m'oblige ici de suivre quelques-uns des principes adoptés par Montesquieu, et établis avant lui par beaucoup d'autres politiques (1). »

Serait-ce que Rousseau a eu plus d'influence que Montesquieu sur l'esprit de Filangieri, ce qu'on pourrait conjecturer d'après l'esprit romanesque et enthousiaste de ce dernier? Non, sans doute. Filangieri ne cite jamais Rousseau une seule fois, il fait allusion à ses doctrines sur la vie sauvage, et l'appelle un sophiste misanthrope (2). Cependant, dans ce chapitre même, qui est le premier de son livre, il n'est pas aussi indépendant de Rousseau qu'il aspire à l'être. Il rejette, il est vrai, l'hypothèse de l'état sauvage; mais il admet une sorte d'état de nature, où l'on ne connaissait « d'autre inégalité que celle qui naît de la force du corps, d'autre loi que celle de la nature, d'autre lien que celui de l'amitié, des besoins et de la famille... Malheureusement pour l'espèce humaine, dit-il, il était impossible qu'une pareille société durât longtemps. >> Ce regret de la société barbare et primitive ressemble bien aux regrets de Rousseau, et en vient tout droit. C'est encore à lui que Filangieri emprunte l'idée qu'il se fait de l'origine de l'état civil. « Il fallait, dit-il, de toutes ces forces particulières composer une force publique, qui fût supérieure à chacune d'elles. Il fallait donner l'être à une personne morale, dont la volonté représentât toutes les volontés. » C'est la théorie du Contrat social. Cependant, à part ce premier chapitre, où se montre clairement l'influence de J.-J. Rousseau, on peut dire qu'elle a peu de place dans le reste du livre, et que celle de Montesquieu est prédominante.

(1) Ib., 1. I, c. x, note.

(2) Ib., 1. I, c. 1.

La vérité est que la Science de la législation est née de l'Esprit des lois, que c'est après avoir trouvé dans Montesquieu le sujet débrouillé, divisé, distribué, les rapports innombrables des lois démêlés, les principes multiples et infinis des législations positives mis en lumière avec une finesse et une profondeur sans égale, que Filangieri eut l'idée, fort simple d'ailleurs, et qui a dû frapper beaucoup d'esprits, de reprendre le même sujet et le même travail, en expliquant non plus ce qui a été, mais ce qui devait être dessein très-grand sans contredit, mais à la condition d'être exécuté; car le concevoir n'est pas audessus de la portée d'un esprit médiocre. Mais, pour l'exécuter, il faudrait un double génie, celui qui comprend les faits et celui qui s'élève au principe, le génie de l'idéal et celui du réel, le génie d'Aristote et celui de Platon. Il n'est pas besoin de dire que Filangieri ne ré pond pas tout à fait à ces conditions.

A la vérité, il essaye de partir de quelques principes philosophiques; mais ces principes n'ont aucune nouveauté, ni aucune force. Il croit avoir trouvé un principe fécond, en établissant que la société a pour origine le besoin de la conservation et de la tranquillité (1). Rien de plus vrai sans aucun doute; mais si Montesquieu n'a point posé de tels principes, ce n'est point pour les avoir ignorés; c'est pour les avoir dédaignés. Le principe de la conservation est neuf et important quand on l'entend comme Hobbes dans un sens précis et qu'on en tire un système original. Mais tel que l'entend Filangieri, il n'a aucune fécondité. « La conservation, dit-il, a pour objet l'existence, et la tranquillité a pour objet la sûreté. L'existence suppose des moyens, et la tranquillité suppose la

(1) Voy. Plan raisonné, 1. I, c. I.

confiance (1). » Ces principes sont évidents. Mais quelles conséquences en tirer? C'est ce qu'on ne voit pas dans Filangieri.

J'en dirai autant de la distinction entre la bonté absolue et la bonté relative des lois (2). Cette distinction est trèsjuste. Mais l'auteur en tire bien peu d'applications nouvelles, et il insiste beaucoup plus sur la bonté relative des lois que sur leur bonté absolue : ce qui était revenir au livre de Montesquieu.

J'indiquerai encore, comme preuve du peu d'originalité de l'auteur et en même temps de sa prétention à se distinguer de son véritable maître, sa théorie des climats (3). Il critique beaucoup la théorie de Montesquieu, et plaisante même ses expériences sur la langue d'un mouton. Il lui reproche avec raison, après Hume et Helvétius, d'avoir expliqué par le climat des faits qui sont les résultats de beaucoup d'autres causes. Mais quand il s'agit d'exposer ses propres idées, il ne paraît guère s'éloigner de Montesquieu. En effet, ses deux principes sont : le climat peut influer sur le physique et le moral des hommes, comme cause concurrente, mais non comme cause absolue; 2° que, quelle que soit la force de cette influence, le législateur doit en affaiblir les effets, lorsqu'ils sont nuisibles, et en profiter lorsqu'ils sont utiles. Or, de ces deux principes, le premier n'a rien de contraire à la doctrine de Montesquieu, qui n'a jamais dit que le climat fût la cause unique et exclusive des caractères et des actions des peuples. Au contraire, il ne commence à parler des climats que dans le livre XIV; or si c'était là le principe unique de sa théorie, il semble que c'est par

1° que

(1) Ib., l. I, c. II.

(2) Ib., l. I, c. ш et v. (3) Ib., 1. I, c. XIV.

là qu'il eût commencé. En outre, il considère bien d'autres objets que le climat, par exemple le gouvernement, la religion, le commerce, etc.; le climat n'est donc pas pour lui la seule influence qui agisse sur les peuples, et par conséquent sur leurs lois. Quant au second principe de Filangieri, il est si loin d'être opposé aux idées de Montesquieu, qu'il lui est précisément emprunté. Car le chapitre vi du livre XIV de l'Esprit des lois est ainsi conçu: « Que les mauvais législateurs sont ceux qui ont favorisé les vices du climat, et les bons ceux qui s'y sont opposés. » N'estce pas là le principe même de Filangieri?

Je signalerai encore la théorie du principe des gouvernements (1), comme une de celles où Filangieri montre à la fois et la prétention d'être original et trèspeu d'originalité. C'est d'abord évidemment Montesquieu qui a inspiré à Filangieri cette recherche; car c'est à lui qu'il appartient d'avoir posé cette question. Les publicistes avaient bien cherché quel est le principe de l'État en général, mais non pas quel est le ressort particulier de chaque espèce de gouvernement. On connaît la théorie de Montesquieu : elle est peut-être plus spécieuse que solide: mais elle est très-ingénieuse, et elle lui fournit des considérations très-variées et très-profondes; et n'eût-elle que la valeur d'une hypothèse, elle a le mérite de relier et de classer un très-grand nombre de faits. Filangieri croit améliorer cette théorie en substituant un seul principe aux trois principes imaginés par Montesquieu : c'est l'amour du pouvoir. Seulement, quand il s'agit d'expliquer ce principe, Filangieri se contente de prouver qu'il se rencontre dans tous les gouvernements, mais non pas qu'il est le principe de chacun d'eux, ni

(1) Ib., c. xi.

comment il anime et fait vivre des gouvernements si différents.

Le seul point où Filangieri me paraisse avoir des idées un peu plus fortes et plus précises, sinon tout à fait justes, c'est dans l'examen de la constitution d'Angle terre (1). Ici encore, le désir d'être original l'a conduit à adopter une autre manière de voir que Montesquieu. On peut même trouver un peu d'outrecuidance dans ces paroles : « Ce gouvernement a obtenu les éloges de plusieurs politiques de ce siècle, et surtout de Montesquieu. Mais aucun d'eux ne paraît l'avoir analysé avec cette précision qui seule peut en assurer la sagesse. » C'est avec ce dédain que Filangieri parle de cet admirable chapitre de l'Esprit des lois, sans lequel il lui eût été bien difficile

d'écrire le sien.

Filangieri ne se donne pas pour un admirateur de la constitution d'Angleterre; il en parle au contraire avec une sorte de mépris et de pitié. Il lui trouve un défaut grave et capital, que Montesquieu n'avait pas aperçu c'est de couvrir le despotisme. Cette accusation paraît ridicule. Cependant parmi les critiques que Filangieri dirige contre cette forme de gouvernement, il en est qui ne sont pas sans portée, et qui méritent l'examen.

Ce gouvernement composé de trois éléments principaux, le roi, les nobles et le peuple, offre trois vices inhérents à sa constitution : 1° l'indépendance du pouvoir exécutif, par rapport au pouvoir législatif; 2° la secrète et dangereuse influence du prince dans le parlement;

3° l'instabilité de la constitution.

1o Dans un tel gouvernement, le magistrat chargé de l'exécution réunit dans ses mains toutes les forces de la

(1) Ib., c. xi.

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