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Montesquieu. Mais un commentaire de l'Esprit des lois devrait-il être une perpétuelle critique de l'Esprit des lois? Je voudrais que quelqu'un fît voir avec détail la beauté du livre de Montesquieu, la vaste étendue et l'obscurité du sujet choisi par lui et la force avec laquelle il s'en est rendu maître, les difficultés de la matière et le succès de l'entreprise. Je sais que Montesquieu a trop aimé l'esprit, que l'ordre de son ouvrage n'est point parfait, qu'il a cité des autorités douteuses, avancé des faits controversés ou même faux, que quelques-uns de ses principes sont étroits, que sa critique n'est point assez ferme contre quelques abus; mais je sais que le sujet était immense et l'un des plus grands que l'on pût tenter. Que l'on imagine tous les systèmes de législation qui sont parmi les hommes, ces lois, ces coutumes, ces institutions qui règlent la vie politique, publique, domestique des citoyens, ces usages qui sont entre les nations, les matières de toutes sortes qui tombent sous les règlements, le chaos enfin; voilà ce que Montesquieu a osé entreprendre de débrouiller, de mettre en ordre, de ramener à quelques principes. Jusque-là, les jurisconsultes, même philosophes, prenaient pour objet d'étude les lois romaines; ils en interprétaient les articles, ils en montraient le lien logique et les conséquences; et l'esprit le plus pénétrant était celui qui, expliquant les articles les uns par les autres, démêlait le mieux la signification des termes. Mais commenter une loi, ce n'est point en donner la raison. Cette raison est en dehors de la loi même, soit dans les principes du gouvernement, soit dans le caractère et le tempérament du peuple, dans leurs religions, dans mille causes enfin qu'il fallait découvrir et ramener à un petit nombre. Ce qui augmente la difficulté, c'est que souvent le principe d'une loi n'est lui-même que la consé

quence d'un autre principe, c'est que ces principes ont des rapports entre eux et se modifient les uns les autres : ainsi la religion est un principe et le gouvernement en est un autre, et ils peuvent être alternativement la cause ou la conséquence l'un de l'autre. Le luxe a de l'influence sur les lois, et la population aussi; mais le luxe et la population en ont l'un sur l'autre. Il fallait donc à la fois examiner ces rapports isolément et les considérer ensemble. Que si l'on se fait une idée juste de toute cette complication, peut-être sera-t-on moins frappé de ce qui manque au livre de Montesquieu; peut-être admirera-t-on davantage la belle lumière qu'il a jetée sur un sujet si confus, et l'on ne s'étonnera point de cette fière parole de sa préface: « Quand j'ai découvert mes principes, tout ce que je cherchais est venu à moi. » En parlant ainsi, il se faisait sans doute illusion; et l'on peut trouver que ses principes sont loin d'avoir la portée et l'étendue qu'il leur prête; lui-même les oublie souvent. Il n'en est pas moins le premier qui ait appliqué l'esprit scientifique, l'esprit moderne aux faits politiques et sociaux. Il est au moins le Descartes, s'il n'est pas le Newton de la politique.

CHAPITRE VI.

ÉCOLE DE MONTESQUIEU.

Beccaria. Principes et règles générales. Discussion sur la torture. Discussion sur la peine de mort. Filangieri. Caractère de son talent. Son opposition à Montesquieu. Faiblesse de ses principes philosophiques. Sa critique de la constitution anglaise. Appréciation de cette critique.- Blackstone, commentateur de la constitution d'Angleterre. Emprunte tous ses principes à Montesquieu. Ferguson. Histoire de la société civile. Critique de l'hypothèse de l'état de nature. Théorie du bonheur public et privé. La liberté. Comment elle s'affaiblit. Du despotisme.

Nous réunissons, sous le titre d'école de Montesquieu, plusieurs écrivains diversement célèbres au xvIII° siècle, Beccaria, Filangieri, Blakstone et Ferguson. Beccaria, l'auteur du Traité des délits et des peines et l'un des promoteurs des réformes pénales de la fin du siècle, n'a fait que développer les idées exposées par Montesquieu dans son chapitre des lois criminelles; son originalité ne consiste qu'à renchérir sur son devancier, comme dans la question de la peine de mort. Filangieri, de son côté, esprit élevé, plein d'ardeur et d'enthousiasme, tout en prétendant se séparer du président Montesquieu, en subit néanmoins le joug, comme les esprits du second ordre, quand ils écrivent après ceux du premier. Mais ce qui fait surtout honneur à Montesquieu, c'est d'avoir, en quelque sorte, révélé la constitution anglaise aux Anglais euxmêmes. Aussi, voyons-nous Blackstone, leur grand jurisconsulte, emprunter à Montesquieu, non-seulement ses pensées, mais jusqu'à ses expressions. Enfin, Ferguson, le seul publiciste original de l'École écossaise, je ne parle

pas des économistes, - se rattache encore à Montesquieu par la plupart de ses idées. Si nous ajoutons qu'en Allemagne, Kant, comme nous le verrons, lui emprunte également, et, enfin, que Rousseau lui-même reconnaît qu'il ne fait que suivre ses traces, et lui doit beaucoup de principes, on peut dire que l'influence de Montesquieu sur la politique de son siècle n'a eu d'égale que celle de Descartes sur la métaphysique du sien.

Le Traité des délits et des peines est un ouvrage d'une assez faible philosophie. Les principes de la matière y sont à peine effleurés et superficiellement traités. C'est cependant un livre qui mérite de vivre et d'être loué pour le grand service qu'il a rendu à la cause de la justice sociale. Court, clair, assez déclamatoire, mais chaleureux, sincèrement inspiré par le plus généreux esprit du xvio siècle, ce livre se fait lire avec intérêt, malgré quelques paradoxes et la faiblesse des principes philosophiques. Quand on compare l'état social auquel ce livre répond et celui où nous vivons aujourd'hui, on ne peut trop louer un ouvrage qui a contribué à cette heureuse révolution, et aimer l'auteur qui y a mis toute son âme.

Le principe de la société politique, selon Beccaria, comme selon tous les publicistes de son siècle, est que l'individu, en entrant dans l'état civil, sacrifie une portion de sa liberté pour garder le reste. Or ce sacrifice doit être le moindre possible, et l'ordre public n'est que l'assemblage de ces portions de liberté, les plus petites que chacun ait pu céder. C'est là le principe du droit de punir. Tout ce qui va au delà est un abus. La peine la plus juste est celle qui se conciliera avec la plus grande liberté des sujets, sans nuire au corps social (1).

(1) De delitti, etc., §.

Beccaria ne dit rien de plus sur le droit de punir; mais ces principes expliquent plutôt la limite de ce droit, que ce droit lui-même. Qui a donné à la société le droit de punir? Ce pouvoir lui appartient-il de droit divin? Le possède-t-elle à titre d'héritière du premier chef de famille? Est-ce le résultat d'une convention? Et cette convention elle-même ne suppose-t-elle pas un droit antérieur, un droit naturel? Quel rapport y a-t-il entre le droit de défense et le droit de punir? Toutes ces questions sont absolument négligées par Beccaria. Mais son but n'était pas de rechercher spéculativement l'origine du droit de punir : c'était d'en fixer les limites dans la pratique.

Ces limites consistent dans quelques règles générales, dont quelques-unes sont déjà dans Montesquieu, et qui sont devenues depuis des axiomes juridiques (1). La première, c'est qu'il n'appartient qu'aux lois, c'est-à-dire au législateur, de décerner la peine des crimes. D'où il suit que le juge ne peut créer aucune peine; il ne peut pas même aggraver la peine fixée par la loi car une aggravation de peine, c'est une peine ajoutée à une autre. La seconde règle, c'est que le législateur ne fait que des lois générales, et qu'il ne peut juger dans aucun cas particulier; car alors il serait juge et partie. Cette seconde maxime est le principe de la division des pouvoirs. La troisième règle est que l'atrocité des peines doit être rejetée, non-seulement parce qu'elle est odieuse, mais encore parce qu'elle est inutile. Enfin, la quatrième règle est que les juges n'ont pas le droit d'interpréter les lois pénales. « Dans toute espèce de délit, le juge a un syllogisme à faire, dont la majeure

(1) Ib., § ш et iv.

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