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de justice dans l'origine du gouvernement? Voyons comme il parle de ces deux manières de s'élever : « Je vais citer deux exemples du premier moyen, l'un ancien, l'autre moderne, sans entrer dans l'examen de ce qu'ils ont de juste ou d'injuste, je pense qu'ils suffiront à ceux qui désireraient les imiter, si l'occasion les y forçait. » Ainsi, il n'est jamais question du droit qui fait qu'un pouvoir est légitime, mais uniquement des moyens de l'établir.

Quant au second moyen, c'est-à-dire le consentement des sujets, voici comment il s'exprime : « Mais pour en venir à un autre point, on peut devenir prince de son pays par la faveur de ses concitoyens et sans employer la violence et la trahison. C'est ce que j'appellerai principauté civile. Il n'est pas nécessaire pour y arriver d'avoir un mérite rare, ni un bonheur extraordinaire, mais seulement une heureuse astuce (1). » Ainsi nonseulement Machiavel ne fait pas remarquer le caractère légitime de cette élévation par le consentement populaire, mais il le corrompt et l'altère, en le rapportant à l'astuce. Ce n'est plus alors qu'un mode d'usurpation comme les autres, plus commode, moins cruel, mais aussi peu louable ce n'est plus un sage, un citoyen honnête, appelé par la faveur de ses concitoyens à leur donner des lois, un Solon, un Timoléon : c'est un tyran habile qui asservit ses concitoyens avec adresse, au lieu de les opprimer avec cruauté, un Pisistrate, un Cromwell.

On a essayé d'expliquer d'une manière assez favorable à Machiavel la théorie du Prince. S'il consent à mettre entre les mains d'un homme tous les pouvoirs, c'est que voyant l'état d'anarchie de son temps, il a cru

(1) Ibid. c. IX.

à la nécessité d'un pouvoir fort, qui maintînt partout la justice civile et l'égalité. Il aurait renoncé à la liberté, parce qu'elle ne produisait que la discorde, et il demandait au despotisme la sécurité et la grandeur de l'État. En un mot, la théorie de Machiavel ne serait autre que celle qu'ont mise en pratique parmi nous, les Philippe le Bel, les Louis XI, les Richelieu; et, quoique ces grands politiques soient fort loin d'être irréprochables, on ne peut nier qu'ils n'aient été très-utiles au pays, et qu'ils ne l'aient servi avec éclat. Ainsi entendue, la politique de Machiavel, fort répréhensible sans doute quant à la morale, n'en aurait pas moins un véritable cachet de grandeur.

Quoique cette explication soit assez spécieuse, et ne soit pas sans vérité, nous la croyons encore beaucoup trop complaisante : c'est attribuer au Prince beaucoup plus d'étendue et de profondeur qu'il n'en a réellement. On trouve bien à la vérité quelques indications d'une telle doctrine dans les Discours sur Tite Live; mais dans le Prince il n'y en a pas trace. Dans les Discours sur Tite Live, Machiavel justifie les crimes politiques par le bien public; par exemple, lorsqu'il excuse le meurtre de Rémus, il dit expressément que ce meurtre ne doit pas autoriser tout homme à agir ainsi pour s'élever au pouvoir ce qui couvre la faute de Romulus, c'est la grandeur du résultat; c'est la fondation d'un empire. Si Cléomène massacre les éphores de Sparte, c'est pour rétablir les lois de Lycurgue; c'est donc pour faire une grande réforme. Il parle encore de s'emparer du pouvoir dans une république, pour y régénérer la liberté et l'égalité en un mot, la politique des Discours est immorale; mais elle a toujours un but; et ce but, c'est la grandeur de l'État.

Dans le Prince, au contraire, le seul but dont il soit question, c'est la grandeur du prince. Tous les conseils que Machiavel donne sous cette forme : « Si le prince veut se maintenir... » Le seul problème traité est donc de savoir comment un pouvoir usurpé peut se conserver. Dans l'exemple de César Borgia, l'auteur nous fait admirer tous les moyens qu'il a employés pour mettre la fortune de son côté : la preuve qu'il a bien agi, c'est que la Romagne lui a été fidèle pendant un mois. Donc son seul but était de s'assurer de la liberté de la Romagne. Quand il parle d'Agathocle, il dit qu'il s'est fait pardonner devant Dieu et devant les hommes, parce que sa cruauté a été bien employée. Or, qu'est-ce qu'une cruauté bien employée? C'est celle qui s'exerce en une seule fois pas un mot du bien public, ni de justice, ni d'égalité. Il est vrai que Machiavel nous dit que César Borgia avait établi une justice exacte sous un homme recommandable. Mais ce n'est là, aux yeux de Machiavel, qu'un des moyens employés par ce prince; ce n'est point un but. Ainsi encore Machiavel conseille au prince d'éviter la haine et le mépris, de s'appuyer sur le peuple et non sur les grands: ces divers moyens, quoique meilleurs que les autres, ne sont toujours que des moyens. Le seul but est la conservation du pouvoir c'est là toute la politique du Prince : c'est trop de complaisance que d'y voir autre chose.

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Si l'on ne peut voir dans le Prince, à quelque point de vue qu'on se place, un livre de politique libérale, faut-il y voir au moins un livre de politique patriotique? Telle est la dernière explication trouvée en faveur de Machiavel. L'objet principal de ses pensées, a-t-on dit, était l'indépendance de l'Italie. Il voyait l'Italie envahie de toutes parts par les étrangers, et succombant

par ses propres divisions: il crut que le seul remède était dans l'unité, et l'unité sous une famille puissante. Les Médicis étaient là. Machiavel compta sur eux pour sauver son pays; et dans l'intérêt de la patrie, il sacrifia la liberté.

Il y a encore là quelque chose de vrai, mais d'exagéré. On ne peut refuser à Machiavel le patriotisme, comme on ne peut lui refuser l'amour de la liberté : ces deux grandes passions sont ses excuses. Sans aucun doute, la question de l'indépendance l'a fortement préoccupé. Dans la disgrâce, loin de toute affaire, dans ses lettres si vigoureuses à Vettori, l'ambassadeur des Médicis à Rome, il donne les conseils les plus sages et les plus habiles pour tâcher de nouer en Italie des ligues qui résistassent à l'étranger. Un de ses problèmes favoris, l'un de ceux qu'il a traités avec le plus d'amour, et où l'on peut l'admirer sans réserve, c'est la formation d'une armée nationale. Il y revient à plusieurs reprises, et dans les Discours sur Tite Live (1), et dans le Prince (2); il en fait même l'objet d'un ouvrage spécial, son Traité sur l'art militaire. Il combat de toutes ses forces la plaie des mercenaires, par laquelle périssait l'Italie. Enfin, sur ce point, il est fidèle à luimême, il ne se dément jamais : c'est un patriote. C'est ce sentiment qui donne tant de grandeur au dernier chapitre du Prince. Cette invitation aux Médicis de sauver l'Italie part d'une âme convaincue, et qui était évidemment capable de sentiments élevés. Tout cela est vrai, et l'on voit que nous n'atténuons pas le patriotisme de Machiavel; mais est-ce là enfin une interprétation du Prince? nous ne le pensons pas.

(1) L. I, c. xxi, et 1. II, c. xvi, xx. (2) Le Prince, c. XII, XIII, XIV.

Il y a dans le Prince quelques nobles accents de patriotisme; et en même temps le Prince est le manuel de la tyrannie. Il n'y a entre ces deux choses aucun lien nécessaire. J'avoue que Machiavel a aimé sa patrie; mais rien ne me prouve que ce soit pour cela qu'il ait conseillé aux princes de son temps l'imitation de César Borgia. Qu'importe que le dernier chapitre du Prince soit une exhortation en faveur de la patrie italienne? ce n'est là qu'une péroraison éloquente, qui ne change rien à l'esprit du livre. Dans les chapitres vraiment essentiels de l'ouvrage, Machiavel indique-t-il ce lien entre les moyens qu'il propose et la fin qu'on lui prête? Nullement. Lorsqu'il explique lui-même le sujet de son livre, nous entretient-il de l'unité et de l'indépendance de l'Italie? En aucune façon. Son seul objet est de nous expliquer comment on s'élève et on se maintient dans une principauté nouvelle. Supposez que l'indépendance de son pays fût sa véritable préoccupation, quelle politique conseille-t-il? Massacrer les ennemis de son pouvoir, et violer les traités. Il faut avouer que c'est là un patriotisme peu inventif, et des moyens de délivrance assez peu efficaces. Il est vrai qu'il a parlé de la formation d'une armée nationale: c'est un point que nous concédons; mais enfin ce n'est qu'un point particulier; et cela ne suffit point pour changer le sens de tout l'ouvrage.

Il reste enfin, comme dernier refuge, aux partisans de Machiavel, l'opposition des doctrines politiques dans les Discours, et dans le Prince, les unes libérales, les autres favorables à la tyrannie. Un même homme, dit-on, peut-il avoir soutenu à la fois le pour et le contre? Il faut donc que le Prince soit une feinte. Mais un esprit difficile, et disposé à la méfiance envers la nature hu

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