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çaise, pour en citer une que Machiavel connaissait bien, et dont il savait apprécier la politique, a montré pendant plusieurs siècles une suite d'idées comparable à la ténacité du sénat romain. Il est d'ailleurs bien difficile de mesurer et de peser le nombre de fautes commises dans les différentes espèces de gouvernements. Il manque donc quelque chose à la démonstration de Machiavel, c'est la supériorité morale des gouvernements libres sur ceux qui ne le sont pas. A égal mérite, l'un vaut mieux que l'autre, par cela seul qu'il est libre. Ce n'est pas à dire qu'il n'y ait pas des gouvernements absolus qui soient préférables à des gouvernements libres, si les uns sont raisonnables, et si les autres ne le sont pas. Ce n'est pas à dire encore que la forme républicaine soit essentielle à la liberté, ou le despotisme à la forme monarchique : car il y a des républiques tyranniques, comme celle de Venise et celle de 93, et il y a des monarchies libérales, comme celle d'Angleterre. Enfin si l'on voulait traiter à fond la question soulevée par Machiavel, il faudrait entrer dans beaucoup de distinctions et de nuances, qu'il n'a pu connaître, parce que son expérience était trop étroite, et s'élever à des principes qui manquent totalement à sa philosophie.

Quoi qu'il en soit, le point essentiel pour nous, c'est que dans cette discussion Machiavel a une opinion: il est pour la liberté et pour le peuple, contre le despotisme et contre les princes. Il est plutôt partial qu'indifférent. Il cherche à prouver que la liberté est bonne, que le peuple vaut mieux que les princes, la forme populaire que la forme monarchique. Ce n'est pas seulement un observateur qui constate, un empirique qui donne des préceptes; c'est un républicain, c'est un homme qui a une préférence, une passion juste ou in

juste. C'est là une différence essentielle entre les Discours sur Tite Live, et le livre du Prince, et sur ce point Rousseau a raison. Dans le Prince, en effet, il dit bien comment il faut s'y prendre pour être un tyran, mais non pas qu'il soit bon d'être un tyran, il n'a pas même un mot d'éloge en faveur de la tyrannie; il lui fait la leçon, sans l'aimer, sans l'approuver, sans la condamner; il admire l'art dans un grand tyran, César Borgia; il le donne comme modèle à ceux qui voudront l'imiter; mais rien de plus. Dans les Discours sur Tite Live, il plaide une cause, celle des bons peuples : dans le Prince, il endoctrine les mauvais monarques. Je le crois sincère de part et d'autre, en ce sens qu'il admirait sincèrement un tyran habile, et croyait sincèrement aux moyens qu'il donnait de l'imiter. Mais dans les Discours il est passionné, et dans le Prince il est indifférent. Différence importante qui explique l'erreur de Rousseau, et qui nous fait faire un pas dans l'appréciation de Machiavel.

C'est ici le lieu de revenir sur les doctrines politiques du Prince, dont nous n'avons examiné encore que les doctrines morales. Si l'on ne consultait que le titre du livre, on pourrait croire que c'est un traité sur la monarchie. Mais on voit, dès les premiers chapitres, que l'auteur retranche une partie considérable, et la plus importante du sujet, les monarchies héréditaires. Il ne s'agit pas de rechercher les principes et les règles du gouvernement dans une grande monarchie telle que celle de France ou d'Espagne. Le seul problème traité est celui-ci : comment s'établir ou se maintenir dans une principauté nouvelle? Question pleine d'intérêt pour l'Italie du xve siècle, qui ne se composait guère que de deux sortes d'États: 1° d'États soumis à des princes nouveaux, qui chaque jour naissaient, suc

combaient, renaissaient, tels que les Médicis, les Sforze, les Borgia, et d'autres beaucoup moins célèbres : car les mêmes révolutions avaient lieu jusque dans les plus petites cités, Machiavel en donne de nombreux exemples; 2° de provinces conquises, perdues, reconquises, disputées entre les souverains étrangers et les souverains du pays, telles que le Milanais et le royaume de Naples. De là deux problèmes : 1° Comment conserver des provinces conquises et ajoutées à un État ancien ? 2° Comment s'établir et se maintenir dans une souveraineté toute nouvelle? Machiavel traite ces deux problèmes, mais particulièrement le second.

Rien ne témoigne mieux des changements d'idées et des changements politiques, qui s'étaient introduits en Italie du XIIIe au XVe siècle, que l'opposition du Prince, de Machiavel, et du de Monarchia, de Dante, ouvrages composés l'un et l'autre par un Italien, par un Florentin, et, à ce qu'il semble, sur le même sujet. Je ne parle pas de la différence des méthodes d'une part la méthode syllogistique, de l'autre la méthode expérimentale; ici l'autorité d'Aristote, là l'autorité de l'histoire et des exemples contemporains. Mais, quant au fond, quelle différence plus profonde encore! Dante plaide la cause d'une monarchie universelle, éternelle, de droit divin, qu'il prétend s'être perpétuée sans interruption des empereurs romains aux empereurs d'Allemagne et cette monarchie de l'Empire, il l'oppose à une autre monarchie, celle de l'Église, réclamant pour la première la souveraineté temporelle, et ne réservant à la seconde que la souveraineté spirituelle. Au temps de Machiavel, tout a changé de face; tout s'est morcelé, brisé. Au lieu de ce grand rêve de l'empire romain, trois ou quatre grandes monarchies, et en Italie, une infinité de petites

principautés, plus ou moins fragiles, victimes des révolutions, des usurpations, des conquêtes, entre lesquelles la papauté déchue elle-même de ses prétentions à la monarchie universelle, n'aspirait plus qu'à se faire une place, un territoire, et à lutter de prépondérance avec la république de Venise ou de Florence, et le duché de Milan. Dans le Prince, expression fidèle de cette époque, pas un mot d'allusion à ces prétentions de monarchie universelle, à ces rivalités de l'Église et de l'Empire, ces grands problèmes du moyen âge, remplacés maintenant par ce problème unique : Comment un prince doit-il s'y prendre pour usurper et conserver le pouvoir dans un État?

Quoique ce problème paraisse surtout inspiré à Machiavel par l'histoire de son temps, il soulève une question bien plus générale, celle de l'origine des gouvernements princiers. A quelle condition une monarchie est-elle légitime? C'est ce que Machiavel n'entreprend pas d'examiner. Il ne cherche pas quels sont les moyens justes et bons de s'élever au pouvoir et de s'y maintenir, mais seulement quels sont ceux qui réussissent le mieux, et quelles sont les chances de chacun d'eux.

Les politiques anciens distinguaient deux origines du pouvoir royal la violence ou le consentement du peuple. Ils appelaient du nom de tyrannie le pouvoir conquis par la force, et réservaient le nom de royauté à celui qu'accompagnait le suffrage populaire, et qui se transmettait par l'hérédité. Machiavel reconnaît bien ces différentes origines, mais il n'y attache pas les mêmes idées. Il distingue d'abord deux manières d'arriver à la souveraineté les talents et le courage, ou bien la fortune et les secours d'autrui (1). Comme (1) Le Prince, c. vi et vii.

exemples du premier cas, il cite les grands fondateurs d'empires Moïse, Cyrus, Thésée, Romulus. Comme exemple du second cas, il cite particulièrement César Borgia, et c'est là que se place l'apologie de ce prince, donné comme modèle à tous ceux « qui, par fortune ou par les armes d'autrui, sont arrivés à la souveraineté. » Il discute les avantages, mais non le droit de ces divers moyens d'élévation. Dans le premier cas, il est vrai, il ne cite que de grands hommes, et des fondateurs d'empire; mais il rapporte tout l'honneur à leur habileté et à leur courage, et ne fait pas mention des grandes choses qu'ils ont faites. Délivrer les Hébreux du joug des Egyptiens, et les conduire à travers mille dangers jusqu'à la terre promise, affranchir les Perses de la servitude et fonder un grand empire, rassembler des bourgades éparses en une seule cité et lui donner des institutions et des lois, subjuguer un peuple de bandits, et fonder un peuple de conquérants, d'aussi grandes entreprises élèvent Moïse, Cyrus, Romulus, Thésée, audessus des princes ordinaires, et la souveraineté se trouve justifiée en eux, d'une part par la volonté des sujets, et de l'autre par la grandeur des résultats. Pour Machiavel, il n'y voit autre chose que l'art de conquérir la souveraineté et de la conserver. Il admire ces grands hommes, comme il admirerait des usurpateurs habiles.

Machiavel fait une seconde distinction. Il distingue encore deux moyens de s'élever à la souveraineté : le crime et le consentement des citoyens (1). N'était-ce pas le cas ou jamais de distinguer le pouvoir légitime de celui qui ne l'est pas, et d'établir enfin quelques degrés

(1) Ibid. c. VIII.

TOM. II.

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