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peines, je ne crains ni la pauvreté, ni la mort (1).

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Machiavel n'est pas un politique spéculatif. Aussi ne défend-il pas la liberté politique par des raisons abstraites et philosophiques, mais par des raisons tirées de l'expérience. L'expérience démontre, selon lui, qu'un État n'accroît sa richesse et sa puissance que sous un gouvernement libre, que l'on ne veut le bien général que dans les États populaires, que la liberté des mariages y développe la population, que la sécurité des biens et des personnes rend les unions plus nombreuses et plus fécondes. «Chaque citoyen s'empresse d'accroître et d'acquérir un bien qu'il est assuré de conserver; et tous, à l'envi les uns des autres, travaillent au bien général par là même qu'ils s'occupent de leur avantage particulier... Le contraire arrive sous le gouvernement d'un prince : le plus souvent son intérêt particulier est en opposition avec celui de l'État. Aussi un peuple libre est-il asservi, le moindre mal qui puisse lui arriver, sera d'être arrêté dans ses progrès, et de ne plus accroître ni sa richesse, ni sa puissance; mais le plus souvent il ne va qu'en déclinant (2).

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Machiavel ne tarit pas sur la comparaison des gouvernements libres et populaires et des gouvernements absolus et il donne sur tous les points l'avantage aux premiers. Cependant le préjugé est en général contre le peuple et pour les princes. D'où vient cela?« C'est que tout le monde a la liberté de dire du mal du peuple,

(1) Il est à regretter que ces belles paroles soient extraites de la lettre même où il avoue qu'il a composé le Prince, pour plaire aux Médicis et en obtenir de l'emploi. Peut-être en écrivant à Vettori, ambassadeur des Médicis à Rome, n'a-t-il voulu parler que d'un livre qu'il savait devoir lui plaire, et il s'est tu sur les Discours sur Tite Live, où il déposait, nous aimons à le croire, ses meilleurs et ses plus sincères sentiments.

(2) Disc. T. L. 1. II, c. II.

même au moment où il domine avec le plus d'empire, au lieu que ce n'est qu'avec la plus grande circonspection et en tremblant qu'on parle mal d'un prince (1). » Machiavel est plein d'admiration pour la clairvoyance et le bon sens du peuple : « Ce n'est pas sans raison, dit-il, que l'on a appelé la voix du peuple, la voix de Dieu. On voit l'opinion publique pronostiquer les événements d'une manière si merveilleuse qu'on dirait que le peuple est doué de la faculté occulte de prévoir les biens et les maux (2). » Il est vrai, et Machiavel le reconnaît, que le peuple trompé par de fausses apparences désire souvent sa propre ruine (3). C'est ce qui fait dire à Dante qu'on entend bien des fois le peuple dans l'ivresse s'écrier: « Vive notre mort, périsse notre vie! >> Mais qui est-ce qui trompe le peuple? Ce sont les apparences de grandeur et de magnanimité que présentent les entreprises. Il aime tout ce qui est hardi et d'un intérêt présent. Mais, en général, il se trompe peu, et surtout il se trompe moins qu'un prince entraîné par ses passions, et égaré par ses favoris. Qu'on les compare dans le choix des magistrats. C'est une chose sur laquelle le peuple ne se trompe jamais, ou s'il se trompe, c'est bien moins souvent que ne le ferait un petit nombre d'hommes, ou un seul. Parviendra-t-on jamais à persuader au peuple d'élever aux dignités un homme infâme et de mœurs corrompues? Et cependant quels moyens aisés de le persuader à un prince? L'exemple de Rome est admirable: pendant plusieurs centaines d'années, parmi tant d'élections de tribuns, de consuls, il n'y eut peut-être pas quatre choix dont on eut à se re

(1) Ibid. 1. I, c. LIII.
(2) Ibid. 1. I, c. LVII.
(3) Ibid. 1. I, c. LVIII.

pentir (1). Machiavel prévoit l'objection que l'on peut tirer de l'exemple des républiques anarchiques et corrompues; mais il dit avec raison qu'il ne faut comparer les républiques corrompues qu'aux princes corrompus, et les princes sages qu'aux républiques sages: En somme les gouvernements populaires et les monarchies, pour avoir une longue durée, ont eu besoin les uns et les autres d'être liés et retenus par des lois. Un prince qui n'a pour règle que sa propre volonté est un insensé. Un peuple qui peut faire tout ce qu'il veut n'est pas sage. Mais si vous comparez un prince et un peuple liés et enchaînés par des lois, vous verrez toujours plus de vertus dans le peuple que dans le prince. Si vous les comparez tous les deux affranchis de toute contrainte des lois, vous verrez moins d'erreurs dans le peuple que dans le prince: ses torts seront moins grands, il sera plus facile d'y remédier (2).

On peut encore comparer les républiques et les princes sous le rapport de l'ingratitude (3). Il y a, dit-il, deux causes d'ingratitude : l'avarice ou la crainte. Le premier motif est déshonorant. Car refuser un bienfait, pour ne point se dépouiller soi-même, à celui qui l'a mérité et qui vous a servi, est une faute qui n'a point d'excuse; elle est cependant très-commune chez les princes, beaucoup moins chez les peuples. La crainte est un motif plus excusable d'ingratitude. Lorsqu'un personnage s'est élevé dans l'État par de grands services, le prince doit craindre qu'il ne lui dispute l'empire, et le peuple qu'il ne lui ravisse la liberté de là une cause d'ingratitude, aussi fréquente parmi les princes

(1) Ibid., ib.

(2) Ibid. 1. I, c. LVIII.

(3) Ibid., ib. xxix et xxx.

que parmi les peuples, et dont les monarchies, comme les républiques, offrent également des exemples. Et même, si vous considérez la République romaine, y eut-il jamais un peuple moins ingrat que les Romains? Ils le furent envers Scipion, mais sur l'avis du grand Caton lui-même, qui déclara qu'une république se vante faussement d'être libre, quand un citoyen y est redoutable aux magistrats.

Pour la fidélité aux alliances, elle est mieux observée par les républiques que par les monarques (1). Le plus petit intérêt décide souvent un prince à manquer aux traités en général, une république dont les mouvements sont plus lents, s'y résout plus difficilement : il lui faut de fortes raisons pour cela, et même les plus fortes ne l'y déterminent pas toujours, comme le prouve l'exemple de Thémistocle dans l'assemblée d'Athènes.

Machiavel reconnaît encore deux avantages aux républiques sur la monarchie. Le premier, c'est de fournir par son système électif une succession de grands hommes qui maintiennent l'État, tandis que dans les gouvernements héréditaires, un ou deux princes faibles et méchants suffisent pour tout détruire : « S'il suffit, dit-il, de deux hommes de talent et de courage pour conquérir le monde, comme le prouve l'exemple de Philippe et d'Alexandre, que ne doit pas faire une république qui, par le mode des élections, peut se donner non-seulement deux hommes de génie, mais des successions de pareils hommes à l'infini? Or, toute république bien constituée doit produire une parcille succession (2). » Le second avantage des républiques sur les

(1) Ibid. l. I, c. xx. (2) Ibid., ib. c. LIX.

RENAISSANCE ET RÉFORME. monarchies, c'est la facilité de se plier aux changements des temps, grâce à la variété et à la différence de génie de leurs citoyens (1). Un homme change difficilement son système de conduite : d'abord, parce qu'on résiste rarement à la pente de son naturel, et en second lieu, parce que, si l'on a réussi par un moyen, on croit qu'on réussira toujours en continuant à l'employer. Mais il faut changer de méthode avec les temps : c'est l'avantage des républiques.

La conclusion politique de cette comparaison, c'est que les princes valent mieux pour fonder, les républiques pour conserver et agrandir (2). Pour fonder, il faut être seul; l'unité de pouvoir est indispensable pour établir une constitution et des lois fondamentales. Mais la liberté est nécessaire pour conserver et agrandir. Un prince peut détruire ce qu'un prince a élevé. Mais pour qu'une république laisse périr les institutions qu'elle a adoptées, il faut un accord de volontés difficile à obtenir. De plus la liberté donne aux peuples l'élan, le courage, l'amour de la patrie. De là les merveilles qu'ont accomplies les républiques de l'antiquité, Athènes, Rome, une fois débarrassées de la tyrannie.

Il y a beaucoup de vérité sans doute dans cette discussion cependant, elle n'est pas à l'abri de toute objection. Cette méthode n'est pas rigoureuse à des exemples on peut opposer des exemples, et des généralités à des généralités. Par exemple, lorsque Machiavel affirme que les peuples sont plus persistants dans leurs idées que les monarques, on peut lui demander s'il n'y a pas dans les monarchies autant et quelquefois plus de traditions que dans les républiques. La monarchie fran

(1) Ibid. 1. III, c. ix. (2) L. I, c. Ix et LVIII.

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