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en ajoutant que ce n'est pas l'or ni l'argent qui font la richesse d'un pays, majs « l'abondance des denrées, abondance que la France possède au plus haut degré. >>

D'où vient tant de misère dans tant d'abondance? De la mauvaise distribution des taxes, qui pèsent toutes sur la classe la plus malheureuse et la plus laborieuse, et dont la mauvaise assiette est encore aggravée par les injustices et les abus de la perception: « Je me sens obligé d'honneur et de conscience, dit Vauban, de représenter à Sa Majesté qu'il m'a paru que de tout temps on n'avait pas eu assez d'égard en France pour le menu peuple, ct qu'on en avait fait trop peu de cas: aussi c'est la partie la plus ruinée et la plus misérable du royaume........... c'est elle qui porte toutes les charges, qui a toujours le plus souffert et qui souffre encore le plus... c'est, cependant, la partie basse du peuple qui, par son travail et par son commerce et par ce qu'elle paye au roi, l'enrichit et tout son royaume... Voilà en quoi consiste cette partie du peuple, si utile et si méprisée.

Pour remédier à de si grands maux, Vauban propose un remède radical, qui consisterait à abolir tous les impôts existants, et à les remplacer par un impôt unique qui serait le dixième du revenu de chacun. C'est ce que Vauban appelle la Dime royale; c'est ce que nous appellerions aujourd'hui l'impôt sur le revenu. Nous n'avons pas à apprécier la valeur économique de ce système. Signalons seulement les trois principes fondamentaux posés par Vauban en tête de son projet : « 1° C'est une obligation naturelle aux sujets de toutes conditions de contribuer à proportion de leur revenu ou de leur industrie, sans qu'aucun d'eux s'en puisse raisonnablement dispenser; 2° qu'il suffit pour autoriser ce droit d'être sujet de cet État; 3° que tout privilége qui tend à l'exemption de

cette contribution est abusif, et ne peut ni ne doit prévaloir au préjudice du public. » Ainsi, un siècle avant Turgot, avant la Révolution, Vauban posait le principe de la contribution égale aux charges publiques.

A ces remarquables principes, inspirés par un si vif sentiment de la justice, ajoutons encore ceux-ci, par lesquels Vauban termine, et qui lui sont inspirés par le double sentiment de la sagesse et de l'humanité. C'est, dit-il, << que les rois ont un intérêt réel et très-essentiel de ne pas surcharger leur peuple jusqu'à les priver du nécessaire... Ils les auront plus tôt ruinés qu'ils ne s'en seront aperçus (1). » Enfin, il rappelle au roi cette parole d'Henri IV: « Qu'il était bon de ne pas toujours faire tout ce que l'on pouvait! Parole d'un grand poids et vraiment digne d'un roi père de son peuple, comme il l'était ! »>

Tel est ce beau livre de Vauban, œuvre qui doit lui compter plus encore dans la mémoire des hommes que ses belles défenses et ses belles places; car c'était avec son cœur qu'il l'écrivait, et, certainement, avec autant de dévouement pour le roi que d'amour pour l'humanité : « Je n'ai plus qu'à prier Dieu (ce sont ses dernières lignes) que le tout soit pris en aussi bonne part que je le donne ingénuement, et sans autre passion ni intérêt que celui du service du roi, le bien et le repos de ses peuples. >>

Ainsi les meilleurs serviteurs de la monarchie commençaient à désirer qu'elle se modérât. Ils commençaient à parler avec émotion « de ce menu peuple, si utile et si méprisé; » ils commençaient à trouver « que l'exemption des charges était abusive. » Enfin, sans blâmer en lui

(1) Ch. xi, p. 230.

même le principe du pouvoir absolu, ils insinuaient à la royauté « qu'il est bon de ne pas faire tout ce qu'on peut. »> On ne peut pas dire que la royauté n'a pas été avertie; mais ces avertissements lui étaient à charge; elle les repoussait avec hauteur et en punissait les auteurs par la disgrâce et par l'exil (1). Bientôt elle allait entendre des voix plus hautaines et plus hardies; aux représentations et aux prières, succéderont bientôt les sarcasmes, les invectives, les sommations; bientôt la voix du peuple se mêlera à celle des écrivains; et l'heure pendant laquelle la monarchie eût pu se réformer sera passée sans retour. Parmi ces amis sages et fidèles qui eussent voulu corriger la monarchie sans la détruire, et qui désiraient le bien-être du peuple sans en déchaîner les passions, on n'oubliera jamais les noms de Fénelon et de Vauban.

(1) On sait que le pauvre Racine lui-même se mêla de bien public, et qu'il perdit à cette occasion la faveur royale, qui était ce à quoi il tenait le plus au monde, après Dieu.

CHAPITRE V.

MONTESQUIEU.

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§ I. Prédécesseurs de Montesquieu. L'abbé de Saint-Pierre. Ses projets politiques: 1° académie politique, 2° la méthode de scrutin, 3° la polysynodie, 4o la paix perpétuelle. L'Entresol et l'abbé Alari. - D'Argenson. Ses utopies. Considérations sur le gouvernement ancien et présent de la France. Liberté municipale. Attaques contre l'aristocratie. § II. Montesquieu. Lettes persanes et Considérations sur les Romains.— Esprit des lois.- Objet et méthode. - Division des gouvernements. Théorie des trois principes. - Corruption des gouvernements. — Appréciation et critique. Intention de l'Esprit des lois.- Théorie de la liberté politique. Théorie Théorie de la séparation des pouvoirs. de la constitution anglaise. Examen de ces théories. Théories réformatrices de Montesquieu : 1° Réforme de la pénalité; 2° Polémique contre l'esclavage; 3° Polémique contre l'intolérance. Idées économiques. Conclusion.

Nous voici parvenus au moment le plus grave de cette histoire. Quelle que soit la gravité des questions qui se présenteront à nous, nous essayerons de les traiter avec une entière liberté, comme il convient dans la science. On ne peut oublier, sans doute, en parlant des hommes du xvi siècle, et de leurs écrits, qu'il ne s'agit plus seulement de théories spéculatives, mais de notre histoire elle-même, et des épreuves les plus terribles de notre patrie. Ces lignes encore si vivantes, que nos pères du siècle dernier lisaient avec enthousiasme, n'étaient pleines, pour eux, que de promesses et d'espérances; ils y voyaient l'aurore d'une société nouvelle, et d'une ère de félicité sans bornes pour le genre humain. Pour nous, si haut qu'elles parlent encore à notre âme, et quelque fidèles que soient dans nos cœurs les espérances qu'elles y ont nour

TOME II.

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ries, comment oublier que sous chacune de ces lignes se cache quelque souvenir douloureux, qu'à telle ou telle maxime correspond tel événement tragique de notre histoire nationale? Comment oublier à quel prix de sang et de douleurs ont été achetées ces libertés si ardemment désirées, si peu possédées, tantôt reprises, tantôt données, tantôt arrachées, et dont l'instabilité semble n'avoir laissé dans les esprits que le doute et l'indifférence? Comment oublier enfin, qu'au lieu d'une seule et légitime révolution établissant tout d'un coup le règne de la raison et de la liberté, nos pères ont vu, nous avons vu nousmêmes une suite de révolutions, dont chacune contredisait la précédente et qui semblent n'avoir fait que substituer le droit du plus fort au droit divin, un enchaînement d'imprévus, dont la fin, pour quelques-uns, est l'abîme, et, pour tous, l'inconnu? Comment rejeter tous ces souvenirs, lorsque nous reportons nos regards et nos esprits sur ces livres, qui ont été la première origine de tous ces mouvements, l'Esprit des lois et le Contrat social? Il faut cependant s'affranchir de ces vues anticipées, et du sentiment confus qui règne aujourd'hui dans les âmes : non, sans doute, qu'il ne soit utile de s'éclairer par l'expérience et par les faits de l'histoire; mais il ne faut pas apporter nos passions contemporaines dans l'étude de ces monuments qui dureront plus que nous. Qu'il nous soit donc permis de traiter de la politique de Montesquieu ou de Rousseau, comme s'il s'agissait de Platon ou d'Aristote.

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§ 1. Prédécesseurs de Montesquieu.

Nous avons vu déjà se préparer, à la fin du règne de Louis XIV, l'esprit politique du siècle suivant. Fénelon,

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