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CHAPITRE IV.

FRANCE.

:

BOSSUET ET FÉNELON.

Les philosophes :

Les hommes d'État Richelieu, le cardinal de Retz. Descartes et Pascal. Politique sacrée : Bossuet. Différence de ses principes et de ceux de Hobbes. Discussion de la souveraineté du peuple. De l'esclavage. Doctrine du droit divin. Distinction entre le pouvoir absolu et le pouvoir arbitraire. Fénelon. Doctrine du droit divin. Hérédité des

couronnes assimilée à l'hérédité des terres. Différences de Fénelon et de Bossuet le Télémaque. Limites de l'autorité royale. Gouvernement mixte. Plans politiques de Fénelon. · Vauban. La Dime royale.

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L'Angleterre et la Hollande sont, au xvn siècle, le théâtre où luttent et triomphent les principes libéraux. La France, au contraire qui était au siècle précédent l'école de la démocratie moderne, semble avoir entièrement désappris les hardies doctrines de la Boétie et d'Hubert Languet. Fatiguée des terribles commotions suscitées par le conflit des consciences, oublieuse même des vieilles traditions aristocratiques et parlementaires, elle adopte avec une foi sincère et qui n'est pas sans grandeur, le principe du pouvoir absolu relevé par l'idée religieuse et par le principe du droit divin. Bossuet est l'apôtre de cette foi monarchique, qu'on ne doit pas confondre sans doute avec un servilisme grossier, quoiqu'elle puisse conduire aux mêmes conséquences.

Il ne paraît pas du reste que les fondateurs du pouvoir absolu en France se soient beaucoup préoccupés du droit sacré dont Bossuet investit les couronnes. Le grand minis

tre, qui a plus que qui que ce soit, contribué à rendre absolue la monarchie française, ne fait jamais allusion au droit divin; et dans ses écrits, l'absolutisme se présente, sans trop de scrupules, sous la forme du despotisme pur (1). Ce qui caractérise en effet le gouvernement despotique, c'est d'être hostile à la diffusion des lettres et de l'instruction, c'est de se défier de tous les pouvoirs moyens, c'est de traiter le peuple avec mépris comme une bête de somme, tout en le protégeant contre les grands. Or, chacun de ces caractères se rencontre dans le Testament politique de Richelieu.

Rien de plus curieux que l'opinion de Richelieu sur le développement des lettres dans le royaume. Il avoue que c'est un ornement indispensable dans un État; mais il pense qu'elles ne doivent pas être indifféremment enseignées à tout le monde... Le commerce des lettres remplirait la France de chicaneurs plus propres à ruiner les familles particulières et à troubler le repos public qu'à procurer aucun bien aux États... Si les lettres étaient profanées à toutes sortes d'esprits, on verrait plus de gens capables de former des doutes que de les résoudre. C'est en cette considération que les politiques veulent en un État bien réglé plus de maîtres ès arts mécaniques que de maîtres ès arts libéraux pour enseigner les lettres (2). »

Machiavel, qui avait pénétré assez avant dans les ressorts de la constitution française, considérait le parlement comme une sorte de pouvoir modérateur entre les nobles

(1) Il a cependant à un haut degré, comme nous l'avons remarqué plus haut (1. III, c. 1, p. 101), le sentiment de l'honneur royal, et sous ce rapport il est supérieur à Machiavel; mais quant aux droits des hommes, Richelieu n'en avait pas une idée beaucoup plus élevée qu'un grand vizir de Constantinople.

(2) lb., Ire part., c. 1, sect. 10.

et le peuple, entre la royauté et les sujets : rôle politique, qui n'était pas sans doute dans ses attributions régulières, mais qui était dans l'esprit de la constitution, et servait à tempérer l'excès de l'autorité royale. On pense bien que Richelieu n'admet en aucune manière une pareille prétention. Il ne veut pas que l'autorité du roi souffre aucune limite, et il renvoie le parlement à sa fonction naturelle, qui est de rendre la justice. « Il serait impossible, dit-il, d'empêcher la ruine de l'autorité royale, si on suivait les sentiments de ceux qui, étant aussi ignorants dans la pratique du gouvernement des États qu'ils présument être savants dans leur administration, ne sont ni capables de juger solidement de leur conduite, ni propres à donner des arrêts sur le cours des affaires publiques qui excèdent leur portée. » Cependant en éloignant l'autorité judiciaire de toute action effective, Richelieu pense qu'il faut tolérer en elle quelques défauts, et ainsi la laisser blåmer et trouver à redire au gouvernement, sans trop s'en inquiéter. « Toute autorité subalterne regarde toujours avec envie celle qui lui est supérieure, et comme elle n'ose en disputer la puissance, elle se donne la liberté de décrier sa conduite... La plupart des hommes, étant contraints de céder, blâment ceux qui les commandent, pour montrer que s'ils leur sont inférieurs en puissance, il les surpassent en mérite (1). »

Quant au peuple, rien n'égale le mépris avec lequel en parle le grand cardinal. « Tous les politiques sont d'accord que si les peuples étaient trop à leur aise, il serait impossible de les contenir dans les règles de leur devoir... La raison ne permet pas de les exempter de toute charge, parce que en perdant en tel cas la marque

(1) Ib., c. iv, sect. 3.

de leur sujétion, ils perdraient aussi la mémoire de leur condition, et que s'ils étaient libres de tributs, ils penseraient l'être de l'obéissance. Il faut les comparer aux mulets, qui étant accoutumés à la charge, se gåtent par un long repos plus que par le travail (1). » Tristes el fâcheuses paroles, et qui expliquent dans la suite bien. des événements! Car si un aussi grand esprit que Richelieu a pu avoir sur le peuple des idées aussi étroites et aussi basses, quelle devait être la pensée de ceux qui, sans génie et sans hauteur d'âme, étaient élevés par la fortune et par le hasard au-dessus des autres hommes! Le mépris n'est pas un bon moyen de gouvernement ; comme les hommes ne sont pas des animaux, il vient un moment où l'humilié se relève, et n'ayant pu obtenir justice, il se dédommage par la vengeance.

Cependant, tout en méprisant le peuple, Richelieu ne veut pas qu'il soit opprimé, si ce n'est par l'État. En effet, dans un vrai gouvernement despotique, il faut qu'il n'y ait qu'une seule autorité arbitraire, celle du prince. La vexation des petits par les grands est une insulte à l'autorité royale. « Il est important, dit-il au roi, d'arrêter le cours de tels désordres par une sévérité continue, qui fasse que les faibles de vos sujets, bien que désarmés, aient à l'ombre de vos lois autant de sûreté que ceux qui ont les armes à la main (2). »

Si Richelieu paraît n'admettre et ne comprendre que le gouvernement despotique, il faut reconnaître en revanche qu'il se fait une grande idée des devoirs du gouvernement. Il est l'ennemi de la faveur, et déclare qu'un royaume est en bien mauvais état « lorsque le trône de cette fausse déesse est élevé au-dessus de la rai

(2) lb., c. iv,, sect. 5. (1) Ib., c. I, sect. 1.

son (1). » Il pousse l'horreur de la faveur si loin, qu'il lui préfère encore le système de la vénalité des charges, tout en le déclarant mauvais (2). Mais c'est pour lui une barrière contre l'arbitraire de la faveur. L'ennemi des favoris, des Chalais, des Cinq-Mars, se reconnaît à cette parole: « Les favoris sont d'autant plus dangereux que ceux qui sont élevés par la fortune, se servent rarement de la raison... Je ne vois rien qui soit si capable de ruiner le plus florissant royaume du monde que l'appétit de tels gens, ou le déréglement d'une femme, quand le roi en est possédé. »

Ce n'est pas tout à fait sans protestation, on le sait, que le despotisme monarchique fut établi en France; et ses maximes, aussi bien que ses pratiques, provoquèrent un semblant de révolution, qui échoua faute de principes, de talents et de caractères. On n'hésite plus, aujourd'hui, malgré la vieille tradition monarchique qui se plaisait à considérer la Fronde comme un jeu, à y voir un effort, sérieux au fond, quoique impuissant dans ses effets, pour établir en France quelques garanties politiques. Malheureusement, la Fronde n'eut à son service que des instruments corrompus, et quelques hommes honnêtes, mais sans génie. Le plus grand, Retz, n'était qu'un factieux, et non un réformateur; néanmoins, quoique son livre ne respire guère que l'esprit d'intrigue, la force des choses lui a inspiré quelques pages admirables où il s'élève de beaucoup au-dessus de ses propres passions, et voit avec une pénétration supérieure le but, trop oublié, pour ne pas dire absolument sacrifié dans les basses intrigues des princes et des grands. Le cardinal de Retz n'a touché à la politique philoso

(1) Ib., II° part., c. vii.

(2) lb., Ire part., c. IV, sect. 5.

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