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lois, qu'il ne veut pas souffrir qu'on viole. Qu'on élève les rois autant que l'on voudra; qu'on leur donne tous les titres magnifiques et pompeux qu'on a coutume de leur donner; qu'on parle d'eux comme d'hommes divins, descendus du ciel et dépendant de Dieu seul, un peuple maltraité ne laissera pas néanmoins passer l'occasion de se délivrer de ses misères. 2° De telles révolutions n'ont pas lieu pour de petites causes, et le peuple même en laisse passer de très-grandes avant de se soulever. 3° Le peuple, en changeant le pouvoir législatif, élève lui-même le plus fort rempart contre la rébellion : car les vrais rebelles sont ceux qui violent les lois.

Si l'on oppose la paix dont on jouit sous un gouvernement arbitraire aux désordres des rébellions, il faudra donc considérer la caverne de Polyphème comme un modèle parfait d'une paix semblable. Le gouvernement auquel Ulysse et ses compagnons se trouvaient soumis était le plus agréable du monde; ils n'y avaient autre chose à faire qu'à souffrir avec quiétude qu'on les dévorât! Et qui doute qu'Ulysse, qui était un personnage si prudent, ne prêchât alors l'obéissance passive et n'exhortât à une soumission entière en représentant à ses compagnons combien une pareille paix est importante et nécessaire aux hommes, et que d'inconvénients surviendraient s'ils entreprenaient de résister à Polyphème, qui les avait en son pouvoir ?

Enfin, celui qui emploie le premier la force contre let droit se met par là même en état de guerre avec celui qu'il attaque dès lors, tous les liens, tous les engagements précédents sont rompus; tout autre droit cesse, hors le droit de se défendre. Nous revenons enfin à la question posée plus haut: Qui jugera si le prince ou le pouvoir législatif passe l'étendue de son pouvoir? Locke n'hésite pas à répondre

que c'est le peuple. « Car, dit-il, qui est-ce qui pourra mieux juger si l'on s'acquitte bien d'une commission que celui qui l'a donnée? Certainement Dieu est le seul juge de droit. Mais cela n'empêche pas que chaque homme ne puisse juger pour soi-même et décider si un autre homme s'est mis en état de guerre avec lui, et s'il a droit d'appeler au souverain juge, comme fit Jephté. En un mot, c'est à la partie offensée de juger pour elle-même (1). »

C'est ainsi que finit l'Essai sur le gouvernement civil ; et il n'est pas malaisé de reconnaître dans ce plaidoyer du sage Locke en faveur d'un des droits les plus redoutables que puisse exercer la société, l'influence des événements qui avaient remis le pouvoir entre les mains d'une dynastie nouvelle par une révolution victorieuse. Aussi pourrait-on trouver qu'il fait trop aisément bon marché de certaines objections, ou qu'il se contente de certaines raisons trop commodes. Par exemple, lorsqu'il répond que le peuple est plutôt disposé à oublier son droit qu'à en abuser, il dit une chose qui peut être vraie à certaines époques, mais fausse dans d'autres temps. Sans doute, il est très-difficile d'éveiller l'esprit de résistance dans un pays longtemps paisible et soumis; mais il est aussi bien difficile de l'éteindre quand il est une fois allumé. En second lieu, Locke admet trop facilement que c'est à la partie offensée à se faire justice à elle-même. Cela n'est pas aussi évident qu'il le dit, et il y a là beaucoup de difficultés qu'il n'aperçoit pas ou qu'il ne discute pas. Ces observations ne sont pas pour nier ce summum jus, cette extrema ratio des peuples mal gouvernés, mais pour montrer combien il est difficile de l'établir a priori et d'en faire un droit absolu.

(1) Ib., c. xvш tout entier.

Quoi qu'il en soit de cette dernière question (1), la plus difficile de toutes, le traité de Locke est peut-être ce que la science a produit de meilleur, de plus solide, et de moins contestable. Aucun publiciste n'a mieux connu le vrai principe de la liberté. Il ne la fait pas consister dans le droit de tout faire car ce droit, comme on le voit dans le système de Hobbes, est contradictoire, et n'est autre chose que le droit du plus fort. La liberté n'est pas non plus le droit de faire ce que la loi permet car il se peut faire que la loi soit oppressive et interdise l'usage le plus légitime de la liberté. La liberté est le droit de faire usage de ses droits naturels sous la garantie des lois. C'est donc le droit naturel qui est le fondement du droit politique. Voilà ce que Locke a admirablement vu, et c'est sa supériorité, non-seulement sur les publicistes de son temps, mais sur plusieurs de ceux qui l'ont suivi.

Pour ne rien omettre des services rendus par Locke à la cause libérale, rappelons encore ses Lettres sur la tolérance, publiées en 1689, qui sont l'origine de-tout ce que la philosophie française du xvIIIe siècle a écrit sur ce sujet. Locke y pose ce principe que, « tout le pouvoir du gouvernement civil n'a rapport qu'aux intérêts civils, se borne aux choses de ce monde, et n'a rien à faire avec le monde à venir. » Ici encore, le sage Locke doit être considéré comme l'un des maîtres et des pères du libéralisme moderne.

(1) Nous reviendrons sur cette question du droit d'insurrection dans notre chapitre sur Kant. — Voy. plus loin.

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Grotius de Jure pacis et belli. Théorie de la justice. Droit de souveraineté. Théorie de la propriété. Théorie de l'esclavage. Du droit de guerre. -Puffendorff. Détermination du droit naturel: son objet, ses limites. Théorie de l'obligation. Leibnitz son opinion sur les jurisconsultes philosophes de son temps. Critique de Puffendorff. Théorie du droit. Spinosa. Principe du droit. De la loi de nature et de la loi de raison. Du droit absolu de la société. Limites de ce droit. Système politique de Spinosa. Rapports et différences de Spinosa et de Hobbes.

La doctrine de Hobbes a joué au xvII° siècle le même rôle

que celle de Machiavel au xve et au xvie. Elle domine tout; elle est partout. De toutes parts on la combat ; et elle envahit plus ou moins ceux-là mêmes qui la combattent. La justice est-elle une convention ou une loi absolue? estelle une invention des hommes, ou un ordre de la raison éternelle? existe-t-elle en soi? ou n'est-ce qu'un rapport arbitraire et variable, changeant avec les temps et les lieux ? Y a-t-il un droit, et par conséquent y a-t-il des droits? ou le seul droit est-il le droit du plus fort? Tel est le grand problème d'où prit naissance au xvII° siècle une science nouvelle, jusque-là plus ou moins confondue avec le droit positif ou avec la théologie morale, mais qui alors se sépare de l'un et de l'autre, s'émancipe, se sécularise, et prend pied dans le domaine des sciences morales et politiques, sous ce titre devenu classique : le droit naturel et le droit des gens.

Cette entreprise eut beaucoup d'éclat. Grotius, qui en a la gloire, sans avoir un génie aussi rare et aussi profond que Descartes, produisit cependant dans sa sphère une révolution presque égale. Il renouvela la jurisprudence, en essayant de la ramener à des principes philosophiques. La tradition sans doute occupe encore trop de place dans son ouvrage, la pensée a de la peine à se faire jour sous ce poids de textes et de commentaires, et dans ce labyrinthe de divisions artificielles, qui rappelle un peu la casuistique. Cependant, avec ses défauts, le traité du Droit de la paix et de la guerre n'en est pas moins le premier traité du droit naturel et du droit des gens, que puissent citer la jurisprudence et la philosophie modernes c'est l'idée du de Legibus de Cicéron, développée avec moins d'éloquence, mais avec toute la supériorité de science des modernes sur les anciens.

Grotius se sépare dès le principe de Hobbes, en admettant un droit naturel antérieur à toute convention. C'est à lui qu'il semble répondre, lorsqu'il prend à partie les principes de Carnéade, rapportés par Lactance: «Les hommes se sont fait des lois, disait ce sophiste, au gré de leur avantage particulier, et de là vient qu'elles sont différentes non-seulement selon la diversité des mœurs, qui varie fort d'une nation à l'autre, mais encore quelquefois chez le même peuple, selon les temps. Tous les hommes et toutes les espèces animées sont poussés par la nature à rechercher leur avantage; et ainsi il n'y a point de justice, ou s'il y en a quelqu'une, ce ne peut être qu'une grande folie, puisqu'elle se nuirait à elle-même en servant les autres (1). » Il faut remarquer que ces conséquences

(1) Grotius, de Jure pacis et belli. Disc. prél., § 5.

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