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les hommes ont vécu si longtemps. Il est bien plus aisé de se faire aimer des bons que des mauvais, et d'obéir aux lois que de leur commander. Les rois qui voudront s'instruire de la manière de bien gouverner, n'auront que la peine de prendre pour modèle la conduite des bons princes, tels que Timoléon de Corinthe, Aratus de Sicyone, et plusieurs autres, dans l'exemple desquels ils trouvent autant de sécurité, de tranquillité et de bonheur pour celui qui gouverne que pour celui qui obéit... Les peuples, quand ils sont bien gouvernés, ne désirent aucune autre liberté (1). » Il semble, d'après ces différents passages, que la doctrine du Prince n'est pas absolue, et qu'elle s'applique exclusivement aux nouvelles dominations.

La doctrine de Machiavel, ainsi réduite à un seul cas, ne serait guère plus justifiable: car on ne voit pas pourquoi l'injustice serait plus permise à un prince nouveau qu'à un prince héréditaire. Mais, selon nous, le machiavélisme a une tout autre portée il s'applique à toutes les situations politiques et à toutes les formes de gouvernement. Sans doute Machiavel n'a pas été jusqu'à dire qu'il faut toujours employer les mauvais moyens, et jamais les bons, qu'il faut cultiver le crime pour lui-même. Car alors sa doctrine ne serait pas seulement perverse, elle serait absurde: il dit seulement qu'il faut se servir des moyens injustes, si cela est utile. Or, il est de toute évidence que ces moyens sont plus utiles, plus nécessaires aux princes nouveaux qu'aux princes héréditaires. De là la différence que l'on a signalée. Que dit Machiavel? « Le prince naturel, ayant moins d'occasion et moins de nécessité de vexer

(1) Disc. sur Tite Live, 1. III, c. xv.

ses sujets, en doit être plus aimé. » C'est donc parce qu'il n'en a ni l'occasion, ni la nécessité, qu'il n'opprime pas ses sujets? Supposez qu'il en trouve l'occasion et la nécessité, il devra le faire tout comme les princes nouveaux : car Machiavel ne distingue pas la conduite de l'un et de l'autre par les principes, mais par les occasions. Sa doctrine générale n'est donc pas démentie par cette apparente contradiction: elle en est au contraire confirmée.

De plus, quoiqu'il soit vrai que le livre du Prince est surtout consacré à l'instruction des princes nouveaux, cependant les maximes qui expriment la doctrine de l'auteur sont exprimées en termes tellement généraux, qu'elles dépassent évidemment le cas particulier d'où elles sont tirées. Dans le chapitre xv, l'auteur oppose sa politique aux politiques chimériques qui traitent de gouvernements qui n'ont jamais existé. Il résulte de cette opposition qu'il n'y a que deux sortes de politique l'une idéale et qui n'a pas d'application; l'autre positive, et c'est celle qu'il expose. S'il avait voulu circonscrire ses principes à un cas particulier, il l'aurait dit expressément, il aurait réservé les exceptions qu'il demande à la morale, pour ce cas unique, et ne se serait pas exprimé de cette manière générale : « Il y a si loin de la manière dont on vit à celle dont on devrait vivre, que celui qui tient pour réel et vrai ce qui devrait l'être sans doute, mais malheureusement ne l'est pas, court à une ruine inévitable. » Cette maxime, dans laquelle Machiavel est tout entier, contient évidemment une doctrine beaucoup plus générale que celle qu'on lui prête, et elle s'applique à tous les cas possibles de la politique. Le conseil d'unir la ruse à la force, de jouer à la fois le rôle du renard et celui

du loup, et de manquer, quand il le faut, à ses engagements, n'est nullement limité par l'auteur du Prince à un prince nouveau. On peut voir d'ailleurs par les exemples mêmes de Machiavel, qu'il n'entend pas circonscrire à ce point sa doctrine. En effet, Alexandre VI était un prince électif et non pas un prince nouveau : Ferdinand d'Aragon était un prince héréditaire. Louis XII, à qui il reproche de n'avoir pas su manquer à sa parole, l'était également enfin dans les Discours sur Tite Live il loue les Romains eux-mêmes de leur mauvaise foi. Sa doctrine de la fraude et de l'infidélité dans les promesses est donc générale, et non limitée à un cas particulier.

Quant aux moyens extrêmes et violents, j'avoue qu'il les conseille surtout aux princes nouveaux, et non aux princes héréditaires. Mais il ne faudrait pas croire qu'il les interdit aux républiques. Ceci nous conduit à un point nouveau, assez peu remarqué, je crois : c'est qu'on trouve dans Machiavel toute la théorie du terrorisme révolutionnaire.

C'est un principe général et sans exception, selon Machiavel, que tout gouvernement nouveau, république ou monarchie, ne peut s'établir que par la terreur. C'est ce qu'il explique de cette manière énergique et concise: « Qui s'élève à la tyrannie et ne fait pas périr Brutus, qui rétablit la liberté et qui, comme Brutus, n'immole pas ses enfants, ne se soutient que bien peu temps (1). » Il critique vivement Soderini, qui, chargé du gouvernement de la république à Florence, après l'expulsion des Médicis, avait usé de modération à l'égard du parti vaincu et cru vaincre, à force de bonté et

(1) Disc. sur Tite Live, l. III, c. III.

de

de patience, l'obstination de ces nouveaux fils de Brutus. « Ces scrupules, dit-il, étaient ceux d'un homme honnête et bon; ... mais il fut dupe de son opinion; il ignora que la méchanceté ne se laisse dompter ni par le temps, ni désarmer par les bienfaits, et pour n'avoir pas su imiter Brutus, il perdit sa patrie, l'État et sa gloire (1). » Que ce soit le peuple, que ce soit un monarque qui l'emporte, il faut toujours marquer et confirmer son succès par « quelque coup terrible porté contre les ennemis de l'ordre nouveau (2). » Cette sévérité est surtout nécessaire dans l'établissement d'un gouvernement libre, qui en général se fait beaucoup d'ennemis et peu d'amis. « Pour parer à cet inconvénient, il n'y a pas de remède plus puissant, plus vigoureux, plus sain et plus nécessaire que celui-ci : la mort des enfants de Brutus (3). >>>>

Examinons de plus près ce que Machiavel entend par les enfants de Brutus. Selon lui, il n'y a pas de liberté sans égalité. Quels sont les ennemis de l'égalité? Ce sont les gentilshommes; et voici comme il les définit : « Je dirai que j'appelle ainsi tous ceux qui vivent sans rien faire, du produit de leurs possessions, qui ne s'adonnent ni à l'agriculture, ni à aucun autre métier ou profession. De tels hommes sont dangereux dans toute république et dans tout Etat. Plus dangereux encore ceux qui, outre leurs possessions en terre, possèdent des châteaux où ils commandent et des sujets qui leur obéissent. Le royaume de Naples, le territoire de Rome, la Romagne et la Lombardie, fourmillent de ces deux

(1) Ib., ib.

(2) lb., ib. è necessaria una essecutione memorabile contrà inimici delle conditione presenti.

(3) lb., I. I, c. XVI.

TOM. II.

3

espèces d'hommes: aussi jamais république, jamais État libre ne s'est formé dans ces provinces peuplées de ces ennemis naturels de toute société politique (perche tali generationi d'huomini sono al tutto nimici d'ogni civilita). Au contraire, les villes de la Toscane ont des formes, une constitution et des lois qui maintiennent leur liberté ; et cela vient de ce que, dans cette province, il y a très-peu de gentilshommes, et qu'aucun n'y possède de château (1). »

De ce principe, que la liberté est impossible sans l'égalité, Machiavel conclut « que quiconque veut établir une république dans un pays où il y a beaucoup de gentilshommes, ne peut réussir sans les détruire tous (2).» Cela n'est pas une idée fortuite chez Machiavel. Il y revient dans un autre ouvrage, dans son Discours sur la réforme du gouvernement de Florence, adressé au pape Léon X. « Pour fonder, dit-il, une république à Milan, où règne une grande inégalité de citoyens, il faudrait détruire toute la noblesse et l'abaisser sous le niveau de l'égalité (3). » Enfin il cite l'exemple des républiques allemandes, qui ont dû la conservation de leur probité et de leur liberté à la haine déclarée qu'elles ont contre toute noblesse. « Si par hasard, dit-il, quelque seigneur tombe entre leurs mains, elles le font périr sans pitié, comme coupable de corrompre et de troubler leur Etat (4). ›

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L'inégalité engendre la corruption, et la corruption est la ruine de la liberté. Que faut-il faire pour maintenir la liberté ou la rétablir dans un État corrompu ?

(1) Disc. T. L. 1. I, xv.

(2) Ib., ib. se prima non gli spegne tutti.

(3) Disc. sur la Réf. de la constit. de Florence. (4) Disc. T. L., 1. I, c. LV.

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