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avait contradiction absolue entre ces deux ouvrages, on pourrait, à la rigueur, conjecturer que le plus condamnable est une feinte, ou que le dessein n'en a pas été entendu. Mais si l'on retrouve de part et d'autre les mêmes maximes, il ne reste plus aucun prétexte pour prêter à Machiavel une arrière-pensée.

Voici d'abord, dans les Discours sur Tite Live, le principe même du 'machiavélisme : La fin justifie les moyens. Il s'agit du meurtre de Rémus par Romulus. « Il semblerait, dit-il, que les citoyens peuvent, à en juger d'après la conduite de ce prince, par ambition ou désir de commander, se défaire de leurs rivaux. Cette opinion serait fondée, si l'on ne considérait la fin que se proposait Romulus par cet homicide... Un esprit sage ne condamnera pas un homme supérieur d'avoir usé d'un moyen hors de l'ordinaire pour l'important objet de régler une monarchie ou de fonder une république. Si le fait l'accuse, il faut que la fin puisse l'excuser. Un bon résultat excuse toujours le fait : c'est le cas de Romulus. La violence n'est condamnable que lorsqu'elle est employée pour mal faire, et non pour bien faire (1). » D'après ces principes, Machiavel approuve le meurtre de Rémus par Romulus, celui de Titius Tatius; enfin il donne comme exemple Cléomène, roi de Sparte : « Il connaissait les hommes, dit-il; et par la nature de leur ambition, il jugea impossible d'être utile à tous, s'il

mais on voit que c'est chez lui affaire d'imagination. Le fond de sa pensée, c'est que toutes les actions sont indifférentes en elles-mêmes, et qu'il faut les juger toutes par l'habileté qui s'y montre et le succès qui les suit. Pour lui, le monde est une grande arène dont Dieu,est absent, où la conscience n'a que faire et où chacun se tire d'affaire comme il peut. » (Tocqueville, Correspondance, lettre à Louis de Kergorlay, 5 août 1831.)

(1) Disc. sur Tite Live, 1. I, c. 9.

avait à combattre l'intérêt de quelques-uns; aussi ayant saisi une occasion favorable, il fit massacrer les éphores et tous ceux qui pouvaient s'opposer à son projet, et il rétablit entièrement les lois de Lycurgue (1). » Il est vrai que, dans ces divers exemples, il s'agit d'un but plus élevé que le pouvoir d'un homme ici, la fondation d'une monarchie, là la réforme des mœurs et des lois dans une république. Mais les moyens sont toujours les mêmes : le fer et la trahison.

Ce n'est pas cependant sans quelque protestation de la conscience que Machiavel cite et approuve ces grands crimes, qu'il considère comme nécessaires en politique. Il a par instants quelques accents honnêtes, semblables à ceux que nous avons déjà remarqués dans le Prince: «De tels moyens, dit-il, sont cruels sans doute et destructeurs, je ne dis pas seulement des mœurs du christianisme, mais de l'humanité : tout homme doit les fuir, et préférer une condition privée à l'état de roi aux dépens de la perte de tant d'hommes (2). » Ce sont là de nobles paroles, les seules peut-être où un cri sincère d'humanité s'échappe du cœur de Machiavel. Mais cette émotion ne dure pas longtemps; car il ajoute : « Cependant, s'il est quelqu'un qui ne puisse conserver le pouvoir par aucun moyen, et qui cependant ne veuille pas le perdre, ne pouvant choisir une meilleure manière d'agir, il faut nécessairement qu'il adopte celle-là.» Ainsi il reconnaît que ces moyens sont détestables: mais il ne laisse pas de les indiquer, comme ferait un médecin, qui tout en condamnant l'empoisonnement, ensei

(1) Disc. sur Tite Live, ib., ib. Voy. encore l'exemple de Cléarque tyran d'Héraclée, ch. xvi, 1. 1.

(2) Liv. I, c. XVI.

gnerait cependant l'emploi du poison à ceux qui voudraient s'en servir.

Ce qui jette le plus grand jour sur les sentiments de Machiavel, c'est son mépris pour ceux qui ne savent être, comme il le dit, ni tout à fait bons, ni tout à fait méchants. Selon lui, la grandeur du crime en couvre la honte. Rien n'est plus curieux que le jugement qu'il porte sur un certain Baglioni, tyran de Pérouse, qui avait eu un instant Jules II entre les mains, et n'avait pas eu le courage de le tuer. « Les gens sages de la suite du pape, dit-il, ne pouvaient comprendre comment il avait laissé échapper la plus belle occasion de s'acquérir une réputation éternelle, d'opprimer son ennemi en un instant et de s'emparer de la plus riche proie... On en conclut que les hommes ne savent être ni parfaitement bons, ni criminels avec grandeur... Il n'osa pas saisir l'occasion qui se présentait d'exécuter une entreprise où chacun aurait admiré son courage, et qui l'eût immortalisé... Il eût commis enfin un crime dont la grandeur eût couvert l'infamie, et l'eût mis au-dessus des dangers qui pouvaient en résulter (1). »

Le second article du code de Machiavel, dans le livre du Prince, c'est la mauvaise foi. Nous retrouvons la même doctrine dans les Discours sur Tite Live. 1° Nécessité de la mauvaise foi chez un prince: « Xénophon, dit-il, démontre dans la vie de Cyrus, la nécessité de tromper pour réussir... Il n'en conclut pas autre chose sinon qu'un prince qui veut parvenir à de grandes choses doit apprendre l'art de tromper (2). » 2° Nécessité de la

(1) Disc. sur Tite Live, I... c. XXVII. Cui grandezza havesse superato ogni infamia.

(2) L. II, c. XIII. Un principe che voglia fare grancose à necesario imperare à ingannare.

mauvaise foi chez un peuple : « On voit que les Romains, même dans les commencements de leur empire, ont mis en usage la mauvaise foi : Elle est toujours nécessaire à quiconque veut s'élever à un plus grand pouvoir; elle est d'autant moins blâmable qu'elle est plus couverte, comme fut celle des Romains (1). » 3° Nécessité de la mauvaise foi pour les ennemis d'un prince : « Que ceux qui sont mécontents d'un prince emploient toute leur adresse à se concilier son amitié... Cette intimité assure d'abord votre tranquillité, comme elle vous fournit les occasions les plus favorables de satisfaire vos ressentiments (2). » Ce sont là assez de preuves pour établir que la morale des Discours est bien la même que la morale du Prince, que la perfidie est toujours l'arme de cette politique, et enfin que le véritable inventeur du machiavélisme, en théorie du moins, est bien Machiavel.

:

On a dit (3) que la politique de Machiavel a été mal comprise; que cette politique perfide, cruelle, déloyale qu'on lui reproche, il ne la conseille que dans un cas très-particulier, l'établissement d'une nouvelle domination et c'est en effet une nécessité pour un prince nouvellement établi de se défendre par d'autres moyens que les princes héréditaires. Mais il serait injuste, diton, de voir là une doctrine générale, qui justifiât absolument et en toutes circonstances le mensonge et la perfidie. Ainsi, ce que nous considérons dans Machiavel comme une doctrine absolue, ne serait plus qu'un cas particulier de la casuistique politique.

Voici quelles raisons on peut faire valoir en faveur

(1) Ib., ib. La quale è meno vituperabile, quanto è più coperta. (2) L. III, c. II.

(3) Amelot de la Houssaye, préface de la traduction du Prince.

de cette opinion. C'est surtout dans le livre du Prince que l'on trouve l'exposé des principes machiavéliques. Or le Prince, il ne faut point l'oublier, ne traite que des principautés nouvelles et non des principautés héréditaires; et Machiavel fait lui-même expressément l'exception qu'on lui prête(1): « Il suffit, dit-il, à un prince héréditaire de ne point outre-passer l'ordre et les mesures établies par ses prédécesseurs, et de céder à propos aux événements... Le prince naturel, ayant moins d'occasion et de nécessité de vexer ses sujets, en doit être plus aimé or, si des vices extraordinaires ne le font pas haïr, il est naturel qu'ils aient de l'inclination pour lui. Tous les conseils qu'il donne ultérieurement semblent donc ne pas s'appliquer aux princes héréditaires : les princes nouveaux ayant plus de difficultés à se maintenir dans leurs États, ont nécessairement recours à des moyens moins ordinaires. Aussi quand il parle de ces moyens extrêmes, il ajoute : « Mais cela est vrai surtout d'un prince nouveau, qui ne peut guère éviter le reproche de cruauté, toute domination nouvelle étant pleine de dangers. » Il y a plus, la plupart des exemples cités par Machiavel, même dans les Discours de Tite Live, sont en général des princes nouveaux : par exemple, Romulus, Cléarque d'Héraclée, etc. De plus, nous trouvons dans les Discours sur Tite Live, des conseils excellents aux princes, et un plaidoyer admirable en faveur des grands monarques. «Que les princes se pénètrent donc de cette vérité, qu'ils commencent à perdre le trône dès l'instant même où ils violent les lois, où ils s'écartent des anciennes institutions, et où ils abolissent les coutumes sous lesquelles

(1) Prince, c. II.

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