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comme je l'ai fait, pour modèle à tous ceux qui, par la fortune ou par les armes d'autrui, sont arrivés à la souveraineté..... Sa conduite ne pouvait pas être différente. » Malgré toute cette belle politique, Machiavel est obligé d'avouer que son héros a échoué dans ses entreprises. Ce n'est pas le succès, c'est la conduite qu'il admire le jeu lui paraît bien joué; le gain dépend de la chance. « La preuve, dit Machiavel, que les fondements étaient solides, c'est que la Romagne l'attendit, et lui fut fidèle pendant un mois. » Ainsi, c'est pour une fidélité de province pendant un mois, qu'il a pu être permis à un prince de violer toutes les lois divines et humaines! De si grands crimes pour un si misérable résultat! Quelle politique que celle qui propose de tels hommes, une telle conduite, et de si méprisables conséquences à l'admiration et à l'imitation des hommes d'État!

Machiavel, il faut le reconnaître, ne va pas jusqu'à conseiller les dernières scélératesses; au moins a-t-il des scrupules, et s'il pardonne tout à César Borgia, il n'est pas aussi indulgent pour Agathocle. Il a là des paroles où l'on sent quelque chose d'humain. « Il n'y a point, dit-il, de vertu à massacrer ses concitoyens, à livrer ses amis, à être sans foi, sans pitié, sans religion; tout cela peut faire arriver à la souveraineté, mais non à la gloire.... On ne voit pas comment il pourra être réputé inférieur au plus grand capitaine; néanmoins son inhumanité, sa cruauté féroce, les crimes infinis qu'il a commis, empêchent de le compter parmi les hommes grands (1). Ces mots prouvent, il est vrai, que Machiavel ne renonce pas à toute distinction du bien et

(1) Princ. c. VIII.

du mal; mais ils servent aussi à le condamner: car, malgré ces paroles, il raconte les actions d'Agathocle pour ceux qui désireront les imiter. « Il le fera, dit-il, sans prononcer sur la bonté et la méchanceté des actions. » On peut dire même qu'en définitive il est plutôt favorable que contraire à Agathocle, dont il vient de nous faire cependant un si affreux portrait. « On pourrait s'étonner qu'Agathocle et d'autres comme lui aient pu vivre longtemps en paix dans leur patrie, ayant à se défendre contre des ennemis supérieurs, sans que jamais leurs concitoyens aient conspiré contre eux, tandis que d'autres nouveaux princes, à raison de leurs cruautés, n'ont jamais pu se maintenir, même en temps de paix, encore moins en temps de guerre. Je crois que cela tient au bon ou mauvais usage que l'on fait de la cruauté. On peut la dire bien employée (si on peut appeler bien ce qui est mal) lorsqu'elle ne s'exerce qu'une seule fois, lorsqu'elle est dictée par la nécessité de s'assurer la puissance, et qu'on n'y a recours ensuite que pour l'utilité du peuple. Les cruautés mal exercées sont celles qui, peu considérables en commençant, croissent au lieu de s'étendre. Ceux qui n'emploient que les premières peuvent espérer de se les faire pardonner et devant Dieu et par les hommes, comme fit Agathocle (1). » Ainsi ces crimes, dont il semblait tout à l'heure vouloir nous faire horreur, ne sont cependant qu'une cruauté bien employée.

Le second point de la doctrine de Machiavel, c'est l'infidélité dans les engagements (2). On se ferait difficilement à l'avance une idée de l'aisance et de l'audace avec laquelle Machiavel expose cette théorie de la mau

(1) Ib., ib.

(2) Voy. sur cette doctrine le ch. xxш du Prince.

vaise foi. Il ne cherche pas à l'insinuer comme une exception; mais il l'établit naturellement, comme un principe. Il avoue qu'il est très-louable qu'un prince soit fidèle à ses engagements. « Mais, ajoute-t-il, parmi ceux de notre temps qu'on a vus faire de grandes choses, il en est peu qui se soient piqués de cette fidélité, et qui se soient fait un scrupule de tromper ceux qui se reposaient en leur loyauté. » Ainsi, la fidélité aux promesses, aux traités, aux engagements politiques est du nombre de ces vertus royales qui se pratiquent dans les États qui n'ont jamais existé. Il n'en est pas ainsi dans le monde véritable. On n'y réussit qu'en trompant. <«< Les animaux, dit-il, dont le prince doit savoir revêtir les formes, sont le renard et le lion..... Le prince apprendra du premier à être adroit, et du second à être fort. Ceux qui dédaignent le rôle du renard n'entendent guère leur métier; en d'autres termes, un prince prudent doit éviter de tenir les promesses qu'il voit contraires à ses intérêts (1).

La principale raison, et même la seule que donne Machiavel en faveur de son opinion, est celle que nous connaissons déjà : c'est que les hommes sont méchants, et que l'homme qui veut être bon n'est pas en sûreté au milieu d'eux. « Comme tous les hommes, dit-il, sont toujours prêts à manquer à leur parole, le prince ne doit pas se piquer d'être plus fidèle à la sienne. » On voit sous quel aspect Machiavel se représente la société homo homini lupus, voilà sa devise. La tromperie réciproque, telle est la règle de la politique soit qu'il conseille le crime, soit qu'il conseille la fraude,

(1) Princ., c. XVIII, ne debba osservare la fede, quando tale osservantia gli torni contro.

il semble emprunter ses principes à la société des malfaiteurs.

La nécessité pourrait être, à la rigueur, un prétexte à la fraude. Machiavel en ajoute un autre, qui la rend plus coupable à nos yeux : c'est la facilité. « On ne manquera jamais, dit-il, de prétexte pour colorer un manquement de foi... Les hommes sont si simples et si esclaves des nécessités présentes, que celui qui veut tromper trouvera toujours facilement des dupes. » Ainsi les hommes, qui sont toujours prêts à tromper, sont en même temps toujours prêts à se laisser tromper. Ils offrent ainsi en même temps un prétexte et une chance à la perfidie. A la fois menteurs et imbéciles, ils donnent l'exemple de la fraude, ils ferment les yeux sur les fraudes d'autrui. Ainsi la victoire est au plus fin, au plus avisé, et à celui qui est à la fois attentif à duper les autres et à se préserver soi-même.

Machiavel n'oublie pas l'autorité des exemples si puissante sur les hommes. Sans doute le fait ne prouve rien contre le droit; et cependant l'idée du droit est si vacillante dans l'esprit du vulgaire, que le fait l'ébranle presque toujours, surtout lorsqu'il se présente sous le manteau de l'intérêt public, du salut de l'État, ou seulement sous les auspices d'un grand personnage. Machiavel ne manquait pas, de son temps, d'exemples pour autoriser la mauvaise foi. Mais il a soin de choisir celui qu'un caractère sacré investissait d'un plus grand crédit sur l'esprit de la multitude, prince, prêtre, souverain pontife, et avec cela le plus trompeur des hommes, Alexandre VI. N'est-ce pas avoir la main malheureuse que de choisir successivement pour héros les deux hommes les plus déshonorés du xve siècle, César Borgia et son père?

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RENAISSANCE ET RÉFORME.

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Futin la vertu, pour Machiavel, n'est, comme la religion, qu'un moyen de gouvernement. Elle est bonne lorsqu'elle est utile ; elle doit être rejetée aussitôt qu'elle nuit. C'est un masque qu'il faut garder tant qu'on le peut, mais dont il faut savoir se dépouiller au besoin. I'n prince parfait est semblable à cet homme parfaitement injuste dont parle Platon, qui a tous les dehors de la justice avec la réalité de l'injustice. «Un prince, dit Machiavel, doit s'efforcer de se faire une réputation de bonté, de clémence, de piété, de fidélité à ses engagements, et de justice; il doit avoir toutes ces bonnes qualités, mais rester assez maître de soi pour en déployer de contraires lorsque cela est expédient. Je pose en fait qu'un prince, et surtout un prince nouveau, ne peut exercer impunément toutes les vertus, parce que l'intérêt de sa conservation l'oblige souvent à violer les lois de l'humanité, de la charité et de la religion... On voit aisément ce qu'un homme paraît être, mais non ce qu'il est réellement... Le point est de se maintenir dans son autorité : les moyens seront toujours jugés honorables et loués de chacun. Car le vulgaire se prend toujours aux apparences, et ne juge que par l'événe ment (1). »

Voilà la morale du Prince. Est-elle expressément contraire à celle des Discours sur Tite Live (2)? S'il y

(1) Princ., c. XVII. Operare contro alla humanità, contro alla charità, contro alla religione............. I mezzi soranno sempre giudicati honorevoli.

(2) Quant à l'Histoire de Florence de Machiavel, elle laisse exactement, quoi qu'en dise Rousseau, la même impression morale que la lecture du Prince. Voici ce qu'en dit Tocqueville : « Le Machiavel de l'Histoire de Florence est pour moi le Machiavel du Prince. Je ne conçois pas que la lecture de ce premier ouvrage ait jamais permis le moindre doute sur l'objet de l'auteur en écrivant le second. Machiavel, dans son histoire, loue quelquefois les grandes et belles actions;

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