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qui a écrit que le peuple peut bien se tromper dans les affaires générales, mais qu'il ne se trompe jamais dans les choses particulières.

On a dit que Machiavel n'avance jamais ses maximes sans y mêler une désapprobation, qui semblerait mettre sa moralité à couvert. C'est là, je crois, une erreur. Ces réserves ne sont autre chose que des concessions à l'opinion vulgaire, concessions sans portée, et dont le lecteur qui sait lire fait l'usage qui lui convient. D'ailleurs, ces restrictions et ces réserves fussent-elles sincères, que prouveraient-elles? Que Machiavel reconnaît bien une morale, mais en même temps qu'il la sacrifie à l'intérêt politique. Or, c'est précisément le reproche que l'on fait à sa doctrine. Elle est d'autant plus corrompue qu'elle l'est sciemment, comme le prouve avec évidence le passage suivant : « Sans doute il serait très-heureux, pour un prince surtout, de réunir toutes les bonnes qualités; mais comme notre nature ne comporte pas une si grande perfection, il lui est nécessaire d'avoir assez de prudence pour se préserver des vices qui pourraient le perdre ; et quant à ceux qui ne peuvent compromettre sa sûreté, il doit s'en garantir, si cela est en son pouvoir mais si cela est au-dessus de ses forces, il peut moins s'en tourmenter. Il ne doit pas craindre d'encourir quelque blâme pour les vices utiles au maintien de ses États; parce que tout bien considéré, telle qualité, qui paraît bonne et louable, le perdrait inévitablement, et telle autre qui paraît mauvaise et vicieuse, fera son bien-être et sa sûreté (1). »

Il peut paraître inutile de démontrer par des textes, qu'il y a dans Machiavel des maximes immorales. Et

(1) Le Prince, c. xv.

cependant les déviations de la critique ont rendu ce travail nécessaire. On s'est peu à peu habitué à chercher une haute interprétation de Machiavel, soit dans la philosophie, soit dans l'histoire, soit dans la politique. A la faveur de ces explications transcendantes, l'immoralité de Machiavel passait comme un détail accessoire, dont la faute devait être attribuée à son temps. Un critique éminent, un historien de premier ordre, M. Macaulay, avoue << qu'il y a dans Machiavel des taches qui le déparent, et qui diminuent beaucoup le plaisir qu'à d'autres égards ses écrits doivent procurer (1). »

Si les erreurs de Machiavel n'étaient que des taches, on serait mal venu à les relever avec tant de sévérité; il y a des erreurs de ce genre dans les meilleurs écrivains, et c'est en général une critique étroite que celle qui s'attache au mal plutôt qu'au bien. Mais ce que le critique anglais appelle des taches, n'est autre chose que le système même de Machiavel : c'est là précisément ce qui lui imprime une physionomie originale entre tous les écrivains politiques : c'est par là qu'il a donné son nom à une doctrine, c'est par là qu'il a influé sur la fausse politique des princes du xvre siècle. J'avoue qu'il ne faut pas se borner à voir cela dans Machiavel, et que beaucoup de parties de ses écrits méritent l'admiration. Mais lorsque la critique historique s'efforce de mettre dans l'ombre le côté condamnable d'une doctrine, c'est le devoir de la critique philosophique de le rétablir au premier plan.

Fût-il vrai de dire que l'erreur de Machiavel est plutôt celle de son siècle que la sienne propre, il n'en serait pas moins nécessaire de faire ressortir cette erreur,

(1) Revue d'Édimbourg. Voyez la notice sur Machiavel, dans le Panthéon lilléraire, Édit. Buchon.

d'autant plus dangereuse qu'elle ne s'appuierait plus seulement sur d'autorité d'un seul homme, mais sur celle d'un siècle tout entier. Que l'auteur du machiavélisme soit Machiavel lui-même, ou le xve siècle, il est dans tous les cas du devoir de la critique de recueillir les principes de ce système, et de les dégager des interprétations trop complaisantes par lesquelles on le dissimule. Après tout, l'immoralité d'un siècle doit se ramener à celle des principaux personnages qui lui ont donné son caractère, et parmi ceux-là on doit compter au premier rang celui qui a réduit ses actions en maximes. Mais plusieurs faits prouvent que cette justification même n'est pas suffisante. D'abord, vous trouvez dans Machiavel lui-même la condamnation de ses propres maximes. Lorsque dans la dédicace des Discours sur Tite Live, il flétrit, par une sorte d'aveu, la dédicace du Prince (1), on ne doit pas justifier par la grossièreté du temps un acte dont il comprenait lui-même la bassesse. En outre, dans plus d'un passage, on rencontre de nobles témoignages en faveur de la vertu : ces témoignages seront, si l'on veut, des circonstances atténuantes, puisqu'elles prouvent que tout n'est pas mauvais dans Machiavel. Mais nous avons le droit de les considérer à notre tour comme des circonstances aggravantes : car elles prouvent aussi que l'esprit de son siècle n'était pas assez puissant sur lui pour l'empêcher de reconnaître la vérité. Ce qui le condamne encore, c'est qu'il paraît que lui-même a cherché le premier à donner le change sur le dessein de son livre du Prince. Le premier il a fourni l'interprétation alambiquée que l'on en a trouvée plus tard: « Son but, di

(1) Comparez les deux dédicaces.

TOM. II.

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sait-il, était d'écrire à un tyran, ce qui doit plaire aux tyrans, afin de le faire tomber, s'il le pouvait, de son propre gré dans le précipice (1). » C'était là, il faut l'avouer, un dessein passablement machiavélique, et, fût-il vrai, il est douteux qu'il justifiât son auteur. Mais vraie ou fausse, cette tentative de justification prouve que Machiavel a eu des doutes, que l'on en a eu autour de lui, et que, même pour le temps, il demandait à la conscience des sacrifices exagérés.

Quels sont maintenant ces vices que Machiavel autorise et conseille même comme utiles au maintien d'un État? Les deux principaux sont : la cruauté et la mauvaise foi.

Quant au premier point, on peut s'en convaincre par l'admiration sans réserves qu'il témoigne pour le sanglant César Borgia. Nous avons vu déjà les rapports qu'il avait eus avec ce prince, et les jugements qu'il en porte dans ses lettres et dans les missions. Pas un mot de blâme ni d'aversion. Dans le Prince il va plus loin; il le loue de tout, et n'attribue qu'à la fortune ses mauvais succès. Voici comment il rapporte le massacre de Sinigaglia, dont il avait été, nous l'avons vu, témoin et rapporteur: « Les autres furent assez dupes pour se mettre entre ses mains à Sinigaglia. Ayant donc exterminé les chefs... le duc avait jeté de solides fondements de sa puissance (2). » Rien de plus, et cela dans l'énumération des moyens habiles et heureux employés par Borgia pour s'élever. On dira qu'il ne faut pas tant s'indigner du massacre de Sinigaglia; que les Orsini, les Vitelli, les Oliverotti, victimes de ce guet-apens, étaient eux-mêmes des scélérats dignes de tous les supplices;

(1) Voy. Ginguené, Hist. litt. d'Italie.

(2) Princ. c. 1.

je le veux bien; mais Borgia ne valait pas mieux qu'eux: c'était bandit contre bandits, j'en conviens. Mais que conclure de là? C'est que la politique qu'admire tant Machiavel n'était qu'une politique de brigands. Après ce massacre, qui assure sa puissance, que fait César, maître de la Romagne? Il faut avouer qu'il montra quelque entente du gouvernement. Il détruisit, par une justice de fer, les brigandages qui infestaient le pays; puis, quand l'ordre fut rétabli, il institua un tribunal civil présidé par un homme entouré de l'estime publique. Mais ici encore son caractère féroce se manifeste sans que Machiavel trouve rien à redire. Pour exercer les sévérités, dans le premier temps de son gouvernement, il avait nommé pour gouverneur un certain Ramiro d'Orco, homme cruel, mais actif, auquel il laissa la plus grande latitude de pouvoir. Lorsqu'il crut le moment venu de changer de système et de transformer cette justice exceptionnelle en justice civile, pour se laver de tout reproche aux yeux du peuple, il fait pourfendre un matin Ramiro et exposer son corps au milieu de la place de Césène, sur un pieu, ayant tout auprès un coutelas ensanglanté. Tel est le traitement qu'il infligea à l'exécuteur de ses propres ordres : Machiavel cite ce fait parmi ceux qui méritent d'être imités. Borgia, maître du présent, avait à redouter l'avenir. Il dut parer à ce danger par plusieurs moyens. Voici le premier: « Il détruisit la race de tous les seigneurs qu'il avait dépouillés..... Il en massacra le plus grand nombre, et peu lui échappèrent. » C'est après cette froide énumération des cruautés de Borgia que Machiavel ajoute tranquillement : « En rassemblant toutes ces actions du duc, je ne saurais lui reprocher d'avoir manqué en rien; et il me paraît qu'il mérite qu'on le propose,

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