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Selon Suarez, la souveraineté ne réside dans aucun homme en particulier, mais dans la collection des hommes, c'est-à-dire dans la société tout entière, ou dans le peuple. Est-ce là une opinion nouvelle, extraordinaire, révolutionnaire? Non, Suarez cite ses autorités (1), et il est curieux de voir d'où est venue la doctrine de la souveraineté du peuple. Elle n'est pas née des troubles civils, des insurrections populaires. C'est à peine si, de loin en loin, on en aperçoit quelque écho dans les assemblées politiques du moyen âge. Elle est née dans les écoles, dans les discussions des docteurs, des juristes, des canonistes: elle se cache obscurément sous la théorie du pouvoir absolu, soutenue par les impérialistes du moyen âge; elle est surtout invoquée par les partisans du pouvoir ecclésiastique, très-clairvoyants sur les limites du pouvoir politique: on pourrait suivre peut-être la trace de ce principe jusqu'à l'origine même du moyen âge, dans cette définition de la loi, empruntée aux Institutes de Justinien et rapportée par Isidore de Séville (2): « Lex est constitutio populi, qua majores natu simul cum plebibus aliquid sanxerunt,» maxime qui n'est elle-même qu'un écho affaibli, et comme la lettre morte de l'esprit républicain de l'ancienne Rome.

Suarez prouve donc que la souveraineté ne peut résider en particulier dans aucun individu. En effet, tous

(1) 1. Thomas (q. 90, art. in, ad 2, q. 97, art. III, ad 3). Castro (lib. I, de leg. pænali, c. 1, § postquam). Soto (lib. I, de justil. et jure, q. 1, art. 3, et lib. IV, q. 2, art. 1 et 11). Ledesme (II, p. q. 18, art. I, dub. 10). Couarre in practicis (cap. 1, concl. 1). Navarr. (in cap. de Judiciis, notab. 3, num. 119). N'est-il pas étrange de voir ici cette nuée de scholastiques, appelés à déposer en faveur de cette doctrine, qui devait mettre l'Europe en feu quelques siècles plus tard ? (2) Isid., Origines, 1. V, c. x.

les hommes naissent libres, et aucun ne possède naturellement de juridiction politique sur un autre. On pourrait soutenir, il est vrai, que cette puissance a été originairement accordée au premier homme, et a dù se transmettre ensuite héréditairement: opinion singulière adoptée plus tard au XVIIe siècle par Filmer, et développée dans son Patriarche. Mais Suarez réfute très-bien cette opinion. Adam n'a pu avoir que la puissance économique, ou domestique, mais non politique: la puissance patriarcale est essentiellement distincte de la puissance politique. L'Etat ne peut naître que du consentement mutuel de plusieurs familles. Le chef de famille n'est donc pas essentiellement le chef de l'État; et l'on ne peut pas dire que la génération donne, par la nature même des choses, un droit royal sur toute une postérité. Pour soutenir cette doctrine, il faudrait en trouver quelques traces dans l'Écriture: or, nous ne voyons nulle part que Dieu ait institué Adam, roi de la création: il lui a ordonné de commander aux animaux, mais non pas aux hommes. Il en résulte que la souveraineté ne peut appartenir, en principe, à aucun individu.

Mais si la souveraineté politique est légitime, et qu'elle ne puisse appartenir à aucun particulier, il est de toute nécessité qu'elle appartienne à tous les hommes. C'est là une démonstration négative. En voici une qui prouve directement. On peut considérer, dit Suarez, la multitude de deux manières: ou elle n'est qu'un simple agrégat, sans ordre, sans lien physique et moral; et à ce point de vue, ce n'est point un corps politique, et elle n'a pas besoin de gouvernement; ou elle naît de la volonté des hommes qui, par un commun consentement, se réunissent en société politique, et

forment ainsi un corps mystique, qui peut être dit un moralement. Or il est impossible qu'un tel corps se forme sans un gouvernement: car ce qui constitue précisément ce corps, c'est la subordination de toutes les volontés à une volonté commune; et il serait contradictoire d'admettre la formation d'un corps politique, sans admettre en même temps la création d'une puissance commune. La formation du corps politique et la création du gouvernement sont donc un seul et même acte; et comme on ne peut nier que la formation du corps. politique ne résulte du consentement de tous, c'est aussi dans ce consentement qu'il faut chercher l'origine du pouvoir la souveraineté réside donc dans l'universalité des hommes. Seulement, il n'est pas nécessaire qu'elle réside indivisiblement dans l'humanité tout entière. Car il n'est pas nécessaire que tous les hommes forment un seul corps politique : ils peuvent se diviser, et se sont divisés à l'origine en un certain nombre de républiques; et la souveraineté a été également divisée (1).

Maintenant, cette puissance souveraine vient-elle des hommes eux-mêmes, ou est-elle donnée par Dieu immédiatement à la société politique? Il semble qu'elle vienne des hommes: car, avons-nous dit, son principe est le même que celui de la société politique; et la société politique naît de la volonté des hommes: donc le pouvoir politique naît aussi de cette volonté. Mais on répond, que ce pouvoir, avant l'institution, n'existait pas dans les individus ; de plus, il n'existait pas, non plus, dans la multitude confuse, ou dans le simple agrégat du genre humain. Donc le pouvoir politique ne

(1) De leg., 1. III, c. 11.

LINKE III

voni pas des hommes. S'il ne vient pas des hommes, il faut qu'il vienne de Dieu. Et, en effet, l'Écriture dit : Non est potestas, nisi à Deo. De plus, la puissance politique contient plusieurs actes qui dépassent les droits de la nature humaine: 1° la punition des malfaiteurs, jusqu'au droit de mort; 2o la puissance d'obliger dans le for intérieur: 3' le droit de venger les injures des particuliers Ces droits doivent venir de Dieu, et de. Dien sel: car l'homme ne pourrait les établir sans

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San Suarez, cette dernière opinion est la vraie, mais elle a besoin d'explication. Dieu est le seul auteur de pouvoir civil: mais comment en est-il l'auteur? Tale est la question. Car il n'a pas créé le pouvoir par

action spéciale, par une sorte de concession dis

nete de la création. Il l'a créé, comme une propriété qui résulte de la nature même, et par une loi de la raison naturelle qui déclare que Dieu n'a pas pu voukir que la société humaine manquât du pouvoir nécessaire à sa conservation. La souveraineté n'est pas antérieure à la formation du corps politique. Mais aussitôt que ce corps est formé, le pouvoir naît aussitôt, par la seule force de la raison, et comme une propriété résultant nécessairement de la nature d'un tel corps (1).

Cette analyse du principe de la souveraineté est sans contredit la plus forte et la plus profonde que nous ayons encore rencontrée dans l'histoire de la science. Elle va encore plus loin que la théorie du contrat exposée par Hubert Languet. Car celui-ci se contente d'expliquer les rapports du prince et du peuple, sans

(1) Ibid., c. 1.

examiner comment se forme l'idée du peuple, et comment a pu naître ce principe de la souveraineté que le peuple transmet au roi. Suarez montre avec profondeur que ce principe résulte de l'institution même du corps politique, et que le corps politique nait du consentement des citoyens.

Jusqu'ici Suarez n'a établi qu'une chose, c'est qu'aucun homme n'a, de droit naturel, la domination sur un autre homme, et qu'il ne l'a pas non plus de droit divin. La souveraineté ne réside donc que dans l'universalité. Mais sur ce fondement de la souveraineté primordiale du peuple, on peut établir deux théories: l'une favorable au despotisme, l'autre à la liberté. On peut soutenir, en effet, que cette souveraineté est inaliénable, ou qu'elle ne l'est pas. Si le droit de souveraineté est inaliénable, le peuple peut bien se démettre provisoirement de ce droit, donner à quelques-uns ou à un seul le pouvoir de le gouverner, le donner avec ou sans conditions: mais il reste toujours le maître de le reprendre quand il lui plaît: il est toujours le souverain en titre, même lorsqu'il se contente du titre de sujet. S'il se voit trahi, il a le droit de demander des garanties, de reprendre ce qu'il a donné, d'établir un autre gouvernement, d'autres conditions: il est libre en droit, ne le fût-il pas de fait. Mais si la souveraineté peut s'aliéner, si elle est une propriété, qui peut se donner, se vendre, s'échanger, le peuple qui l'a cédée, ne la possède plus : de supérieur, il devient inférieur. Il n'a de libertés que celles qu'il s'est réservées dans le contrat ; et s'il n'a fait aucune condition, il n'a plus rien à réclamer, il est esclave. On voit, que le même principe peut conduire à deux doctrines diamétralement opposées. De ces deux doctrines l'une est celle de

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