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dons du roi, lorsqu'ils sont excessifs, sont nuls, suivant cet axiome de la chambre des comptes: Trop donné soit répété. L'usufruitier peut jouir ou abuser des fruits sans que la loi s'en mêle; au contraire, la loi prescrit au roi l'usage qu'il doit faire des domaines.

Le peuple n'a donc cédé la souveraineté, qu'à condition que le roi en userait pour son bien. Dans cette . sorte de contrat, c'est le peuple qui stipule (stipulatur), c'est le roi qui promet (spondet). En retour, le peuple promet implicitement d'obéir, si les conditions sont bien exécutées et le roi de son côté promet de les. remplir. Ainsi, le peuple ne s'engage que sous condition, et le roi s'engage purement et simplement. Mais, lorsqu'on insère une condition dans un contrat, il est évident que le contrat est nul de plein droit lorsque la condition n'est pas exécutée. On ne peut donc point appeler parjure un peuple qui refuse l'obéissance à celui qui a violé les conditions de son contrat. Si le vassal est délié de la foi envers son seigneur, lorsque celui-ci a commis une félonie envers lui, si la loi des Douze Tables condamne le patricien qui fraude son client, si la loi civile permet à l'affranchi une action contre la violence ou l'injustice de son patron, si dans le même cas l'esclave lui-même est affranchi de l'obéissance, à plus forte raison le peuple sera-t-il délié de la foi, que le prince lui-même aura violée le premier.

Le droit de résister aux tyrans, c'est-à-dire aux violateurs du pacte primitif, une fois établi, reste à savoir comment, à qui, et par quels moyens il est permis de résister. Mais il faut distinguer deux espèces de tyrans. Cette distinction, familière au XVIe siècle, était déjà dans Bartole (1). Il y a le tyran absque titulo, et le tyran

(1) Bart. De tyranno (Ed. Bâle, t. V, p. 587-92).

ab exercitio. Le premier est celui qui s'empare du pouvoir sans titre, c'est un usurpateur. Le second possède le pouvoir à titre légitime, mais il en abuse. Or, la conduite du peuple doit être différente à l'égard de ces deux espèces de tyrans. Contre le premier, le droit naturel, le droit des gens, le droit civil, permettent de prendre les armes. Car c'est le droit naturel qui nous autorise à défendre notre vie et notre liberté menacées. Aucun pacte, aucune obligation, ne nous lie à un tyran de cette espèce; même un homme privé peut se soulever contre cette sorte de tyrannie. Mais, si après avoir obtenu le pouvoir d'une manière illégitime, l'usurpateur obtient l'approbation du peuple, ce consentement lui doit tenir lieu de titre, et il possède de droit ce qu'il ne possédait encore que de fait. Il est juste alors que le peuple obéisse. Autrement il n'est pas de royaume dont la juridiction ne pût être révoquée en doute.

Quant aux rois légitimes qui ab usent de leur pouvoir, il ne faut point sans doute pour quelques abus, pour quelques négligences, les appeler tyrans et leur déclarer la guerre; même lorsqu'il s'agit d'un tyran déclaré, qui viole ouvertement les lois et qui opprime la République, il faut d'abord le supporter, et employer tous les moyens avant les armes. Car il peut arriver que le remède soit pire que le mal. Mais s'il persiste dans sa tyrannie, il doit être traité comme un rebelle, et déposé comme tel. Or, nous avons vu que le peuple est supérieur au prince : il a donc le droit de le déposer. Qu'on n'accuse pas une telle révolte de sédition; car il y a des séditions justes et injustes justes, dit Bartole, celles qui renversent un gouvernement injuste; injustes, celles qui renversent un gouvernement

juste: à vrai dire le renversement d'un mauvais gouvernement ne peut pas être appelé sédition : principe, ne l'oublions pas, qui était déjà dans saint Thomas d'Aquin et dans toute la scholastique (1). Hubert Languet conclut qu'il est permis de prendre les armes nonseulement pour la religion, mais pour la patrie, et pour les foyers.

Mais il admet toujours la même réserve, c'est que ce droit de résistance n'appartient qu'aux magistrats, soit à tous, soit à plusieurs. Car pour les particuliers, il leur refuse tout droit de prendre l'initiative. La République n'a pas été confiée à la garde des particuliers: ceux-là ne doivent pas défendre la République, qui ne peuvent pas se protéger eux-mêmes. S'ils tirent le glaive, ils sont séditieux. Car ce n'est que la totalité des citoyens qui constituent le souverain, et non pas les particuliers. Le peuple ne peut donc résister que par l'intermédiaire de ses magistrats. Si ceux-ci n'agissent pas, le peuple doit se tenir en repos, et ne pas oublier que les meilleurs médecins laissent souvent faire la nature pour guérir les maladies. Il va plus loin encore. Si les magistrats, dit-il, sont évidemment de connivence avec le tyran, le peuple doit se souvenir que Dieu permet que les hypocrites règnent pour les péchés des peuples. Il n'est donc besoin ni des pieds, ni des mains, mais de prières et de genoux fléchis (2). Enfin il faut supporter les mauvais princes et en attendre de meilleurs, comme on supporte la grêle, les inondations, les tempêtes et les autres calamités naturelles. Mais si tous les grands, ou la plupart, ou même un seul

(1) Voy. t. I, 1. II, c. 11.

(2) Ib., ib. Non pedibus, non manibus, sed genibus flexis opus

esset.

essaie de s'opposer à sa tyrannie, le peuple doit regarder cette résistance comme un signal de Dieu même.

Hubert Languet résume lui-même tout son système dans ces termes rapides et concis: «Les princes sont élus par Dieu, mais constitués par le peuple. Le prince est supérieur à chaque particulier, mais inférieur à tous, et à ceux qui représentent le tout, c'est-à-dire les magistrats ou les grands. Il intervient dans l'institution du roi un contrat entre le prince et le peuple; contrat tacite ou expresse, naturel ou civil, dont les officiers du roi sont les gardiens. Celui qui viole ce pacte est un tyran ab exercitio. Les magistrats ont le droit de le ramener au devoir par la force, s'ils ne peuvent faire autrement. Mais les hommes privés n'ont pas le droit de tirer le glaive contre un roi légitime, fùt-il tyran dans le fait. Quant au tyran sans titre (absque titulo), comme il n'y a aucun contrat passé avec lui, tous, même les particuliers, peuvent se soulever contre lui. >>

Le livre d'Hubert Languet est parfaitement suffisant pour donner une idée de tous les écrits politiques inspirés par la démocratie protestante. C'est de tous le plus célèbre, le plus rigoureux, le mieux raisonné, celui qui eut le plus d'influence. Parmi ces écrits, on ne peut néanmoins négliger de mentionner le De Jure regni, de Buchanan, ouvrage élégant et bien écrit, moins fortement conçu et raisonné que le Vindiciae contra tyrannos, et qui s'en distingue en ce que le caractère religieux et réformé a presque complétement disparu, pour faire place à l'esprit philosophique et littéraire de la renaissance. Ce n'est pas le disciple de Calvin ou de Knox, c'est le disciple de Platon, d'Aristote et de Cicéron.

CHAPITRE IV.

LA POLITIQUE CATHOLIQUE AU XVI SIÈCLE.

MORALE ET Politique schoLASTIQUE.

Suarez. Son traité De legibus; Sa théorie de la loi en général; Sa théorie de la loi naturelle; Sa politique. Du fondement de l'autorité. De la souveraineté. De l'institution du gouvernement. De l'acceptation des lois. La loi obligatoire par elle-même. Exceptions à ce principe. Le législateur est-il soumis à ses propres lois? Du spirituel et du temporel. - Bellarmin. Sa théorie de la monarchie mixte. Son opinion sur les rapports du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel. Politique de la Ligue. Boucher. De justa Henrici III abdicatione. Du droit de déposer les rois. Mélange de l'esprit sacerdotal et de l'esprit démocratique. Doctrine du tyrannicide. Mariana. De rege. Sa théorie du gouvernement. Doctrine du régicide.

Après avoir suivi le mouvement protestant depuis le commencement jusqu'à la fin du XVIe siècle, nous devons interroger maintenant le côté opposé, et chercher ce que sont devenues, parmi les docteurs catholiques, les doctrines politiques du moyen âge. Mais il faut distinguer deux choses dans la politique catholique du XVIe siècle: l'école et les partis; d'une part une politique savante, spéculative, scholastique, s'appuyant sur des théories morales, et en général toute fidèle aux principes de saint Thomas; de l'autre, une politique violente, passionnée, mêlée aux luttes et aux fureurs du siècle : la politique de l'École et la politique de la Ligue.

Tandis que la réforme ébranlait les bases de l'ancienne théologie, que devenait l'ancienne scholastique, la philosophie des universités catholiques, la grande et respectable philosophie de saint Thomas d'Aquin? Cette philosophie avait eu elle-même à souffrir d'assez

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