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Dans un autre de ses écrits, Mélanchton établit l'origine divine du gouvernement civil sur une raison remarquable : « Le nerf de la puissance politique, dit-il, est le supplice capital (1). » Or, l'homme n'aurait jamais ce droit de tuer un autre homme, même coupable, s'il ne s'y sentait poussé par un ordre divin. Cet ordre est contenu dans ces paroles que Dieu a dites à Noé : « Si quelqu'un répand le sang humain, que son sang soit répandu par l'homme. » Quelques auteurs, dit Mélanchton, se sont trop froidement exprimés, en disant que l'autorité de la puissance politique repose sur ce que l'intelligence de la loi et de l'ordre, dans la raison humaine, est l'œuvre de Dieu. Cela est vrai, mais l'autorité des gouvernements est plus éclatante encore, si l'on en montre dans l'Écriture l'institution et la confirmation expresse.

Tout en attribuant à Dieu l'origine du pouvoir politique, Mélanchton ne va pas jusqu'à déclarer qu'il soit absolu, et il excepte au moins de cette domination souveraine les propriétés particulières. Il défend à la fois le droit de propriété et contre les anabaptistes qui le niaient absolument, et prétendaient que tout est à tous, et contre les absolutistes extrêmes, qui avancent que tout est au roi. La distinction des propriétés est de droit divin (2). Sans doute, la communauté des biens eût été bonne. Mais depuis la corruption du péché, les propriétés particulières sont devenues nécessaires, et chacun est le maître légitime de ce qu'il possède. Ce sont des adulateurs hyperboliques qui disent aux rois que tout est à eux: Omnia regum. Les rois protégent les

(1) Epit. phil. moralis, de expressa politica potestatis institutione: Nervus potestatis politicæ præcipuus et summus est supplicium capitale.

(2) Epil. phil. mor. De jure proprietatis.

propriétés; mais ils n'en sont pas les maîtres. Lorsque saint Augustin a écrit que sans le pouvoir des empereurs, personne ne pourrait dire: voici mon champ, il entendait seulement par là que les empereurs consacrent le droit de propriété, que Dieu seul a institué.

La propriété n'est pas plus contraire à l'Évangile qu'au droit naturel (1). En permettant la société civile, elle a permis le maintien de la propriété, qui est un des fondements de la société civile. Les apôtres reconnaissent la possession des biens. En effet, saint Paul dit: « Il est ordonné aux riches de faire l'aumône volontairement. » (I Timoth., c. vi, 18.) Ce qui implique qu'ils ne doivent pas abandonner leurs biens, mais s'en servir avec charité. Salomon dit : « Vos fontaines doivent faire couler leur eau au dehors, mais vous en demeurez les maîtres. » N'est-ce pas dire que le fond appartient au maître, mais qu'il doit faire don des fruits? Le septième commandement dit : « Tu ne voleras pas. >> Or, défendre le vol, n'est-ce pas établir la propriété ? Saint Paul permet d'acheter (I Corinth., 7). Or, qu'est-ce acheter? c'est acquérir. Les anabaptistes citent l'exemple des Apôtres, qui mettaient tout en commun. Mais ce n'était pas un précepte. Et même tous les chrétiens ne faisaient pas ainsi, comme le prouve ce passage de saint Paul (II Corinth., c. vin). « Je ne désire pas que les autres soient soulagés, et que vous soyez surchargés, mais que pour ôter l'inégalité, votre abondance supplée maintenant à leur pauvreté, afin que votre pauvreté soit soulagée un jour par leur abondance, et qu'ainsi tout soit réduit à l'égalité. »

L'un des droits les plus graves que Mélanchton ac

(1) Melancht. Oper. t. III, Epist. 1. VII, 1531 febr. p. 28.

corde au pouvoir civil, c'est le droit de punir les hérétiques (1). Nous avons vu que Luther, dans ses premiers écrits, demandait pour l'hérétique la liberté de discussion, et disait qu'il fallait le convaincre non par le feu, mais par la raison. Mais à peine les hérésies se furent-elles introduites dans le sein du protestantisme lui-même, que les doctrines de la nouvelle Église changèrent; et Mélanchton, le plus modéré des protestants, n'hésite pas à réclamer des peines contre l'hérésie. Il est vrai qu'il n'accorde pas une telle puissance à l'Église. L'Église n'a que la puissance d'enseigner; mais elle n'atteint ni les possessions, ni la vie, ni le corps, ni la société civile: elle peut juger et excommunier; elle ne peut pas tuer. Mais tels étaient aussi les principes du moyen âge. Jamais l'Inquisition ne condamnait directement : elle jugeait l'hérésie, puis elle la livrait au bras séculier. C'est la doctrine de Mélanchton. « Le pouvoir civil, selon lui, doit instituer des peines et des supplices contre les hérétiques, comme contre des blasphémateurs. Car les hérésies manifestes sont des blasphèmes. » Il est vrai qu'à la différence de l'Église catholique, il accorde le droit de juger non-seulement aux prêtres, mais à toute l'Église. Mais comment toute l'Église ferat-elle connaitre son jugement? Voilà ce qu'il ne nous apprend pas. Il distingue ensuite deux sortes d'hérésies: celles qui suppriment les dogmes, et celles qui les exagèrent; celles qui en ôtent et celles qui y ajoutent; les blasphèmes évidents et les simples abus. Le magistrat doit faire cette distinction: il peut épargner l'abus, mais il doit punir le blasphème. Cette distinction trèsarbitraire avait sans doute pour but d'excepter les ca

(1) Melancht. Oper. t. XII, p. 696, sqq.

RENAISSANCE ET RÉFORME. tholiques de la punition méritée par l'hérésie, et de la réserver à ceux qui, diminuant le dogme chrétien, se rapprochent insensiblement du déisme. Mais sur quoi se fonde une telle exception? En quoi est-il plus légitime d'ajouter au dogme de Dieu que d'en retrancher? Si le dogme luthérien de la présence réelle est le seul vrai, en quoi le dogme catholique de la transsubstantiation est-il moins blasphématoire que le dogme calviniste de la présence spirituelle? Adorer dans la cène ce qui n'y est pas est-il plus innocent que de ne pas adorer ce qui y est? Et d'ailleurs, encore une fois, qui fera une telle distinction? Qui fera le partage, en fait de dogmes, entre le trop et le trop peu? Aussi le protestantisme ne resta pas dans les limites fixées par Mélanchton. Il frappa le catholicisme aussi bien que les nouvelles sectes; et presque partout l'intolérance protestante imita et égala l'intolérance catholique.

Mélanchton discute ensuite les objections. La foi, dit-on, n'est pas en notre pouvoir. Mais ce qu'on punit, ce n'est pas la foi, mais l'hérésie, c'est-à-dire la profession d'un dogme déterminé, qui est en notre pouvoir, comme tous les actes extérieurs. On dit que la puissance civile ne domine que sur les corps et non sur l'âme. Mais cette puissance est la gardienne de toute la loi, quant aux actes extérieurs, par conséquent quant à ceux qui ont rapport au culte de Dieu. C'est une erreur de croire qu'il n'appartient pas au prince de savoir ce que chacun professe sur la religion. Maintenant quels sont les signes de la vraie religion? ils sont de deux sortes les miracles et l'Écriture. Les Apôtres, il est vrai, parlaient contre la loi. Mais ils avaient pour eux les miracles, et les Juifs devaient leur céder; et par la même raison les princes païens devaient croire aux Apôtres.

Quant à présent, nous n'avons plus les miracles, mais nous avons l'Écriture. Mais ce dernier signe, de l'aveu même de Mélanchton, est bien insuffisant. « Il importe de savoir, dit-il, quels sont les dogmes qui ont pour eux les témoignages de l'Église, et quels sont ceux qui n'ont pas cette autorité. Quoique la doctrine ait aussitôt dégénéré, et que la véritable Église ne se soit conservée que dans un très-petit nombre, au point qu'il est difficile de la reconnaître, cependant comme il y a toujours eu une Église, il est resté des témoignages sur la plupart des choses importantes. Et plût à Dieu qu'un plus grand nombre ait été conservé par ceux qui étaient à la tête de l'Église ! » C'est sur de tels signes que Mélanchton n'hésite pas à livrer l'hérétique au glaive du pouvoir civil. Et celui qui parlait ainsi était un des chefs d'une hérésie persécutée. Tant il est vrai que la lumière ne se fait pas en un jour, que les plus grands rénovateurs sont sous le joug des idées de leur temps, même de celles qui les proscrivent!

On nous permettra d'abandonner pour quelques instants la suite des idées politiques de la réforme pour en terminer avec cette question de la liberté de conscience dans l'Église protestante. Soulevée déjà par Mélanchton, elle fut surtout débattue avec éclat, lorsque le réformateur de Genève, Calvin, eut le premier donné l'exemple d'une sorte d'inquisition nouvelle, et qu'au nom du droit terrible accordé par le préjugé du moyen âge au pouvoir civil, il eut fait brûler l'hérétique Servet. Des protestations retentirent. Un ancien ami de Calvin, mais brouillé avec lui à cause de la dureté de ses doctrines, Sébastien Castalion, publia un ouvrage contre la condamnation de Servet (1). Les réformateurs rele

(1) De hæreticis, quid sit cum eis agendum, variorum sententiæ.

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