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l'ambition avec l'intérêt public et le patriotisme, des motifs nobles et des motifs bas, qu'il s'est formé une tradition d'habileté politique, d'après laquelle il paraît presque impossible de réussir par les voies simples et sincères. Mais quoiqu'il soit d'une extrême difficulté de conserver intacte en politique la parfaite sincérité, on peut cependant voir que dans l'histoire, les hommes qui ont mérité la plus grande réputation de vertu et de droiture, n'ont pas laissé que d'exercer une très-haute influence sur les affaires de leur temps. Nous pourrions citer Aristide, chez les anciens; saint Louis, l'Hôpital, Washington, parmi les modernes. Quel que soit le préjugé répandu, lorsqu'un de ces grands caractères se montre, un respect universel l'entoure, et l'autorité de sa vertu lui tient lieu d'habileté. D'ailleurs, il n'est pas dit que la vertu doive se passer d'habileté, qu'elle doive ignorer les hommes, les ménagements des circonstances, les biais et les accommodements des affaires. Ce qui souvent a jeté du discrédit sur la vertu en politique, c'est d'abord qu'elle manquait de l'intelligence et de l'expérience, conditions de succès que la vertu ne peut pas remplacer; en second lieu, c'est qu'elle n'était pas encore assez haute. La grande vertu commande le respect, fait plier devant elle la ruse et l'hypocrisie, tranche hardiment les difficultés des affaires, et oppose aux piéges de la rouerie politique l'énergie fière d'une conscience tranquille. Une vertu médiocre compose et cède : elle ne veut pas le mal, elle n'a pas la force de vouloir le bien; elle irrite plus par ses scrupules qu'elle n'impose par sa droiture. Sa faiblesse encourage le vice et compromet la vertu même. C'est elle enfin qui fournit au machiavélisme ses plus spécieux prétextes.

Mais en voilà assez sur une doctrine qui a fait son

temps, et qu'il faut laisser dans l'histoire. Le machiavélisme a été le résumé de la politique du xve siècle; mais au xvr déjà, il n'est plus qu'une école perdue et dispersée au milieu du grand mouvement du temps. Cette politique négative n'a de sens et de valeur que comme affranchissement de la politique du moyen âge. Le grand débat des temps modernes est le débat de l'absolutisme et de la liberté : Machiavel semble à peine l'avoir entrevu. Il parle de la liberté, comme un ancien et non comme un moderne; il ne devine pas les grandes contestations qui vont s'élever entre les peuples et les souverains. Il ne discute pas le droit des uns et des autres. Cependant le temps n'était pas loin où ces grandes questions allaient commencer à s'agiter et ébranler les principaux États de l'Europe. C'est ce que l'on vit au XVIe siècle; mais le mouvement commença par où on ne l'attendait pas, par la réforme religieuse.

CHAPITRE III.

LA RÉFORME.

Sa lettre

Morale et politique de Luther. Sa théorie de la grâce. aux paysans; ses idées sur l'insurrection; sa théorie du spirituel et du temporel. Politique de Mélanchton; sa polémique contre les anabaptistes; défense de l'autorité civile; sa doctrine sur la propriété; son opinion sur la liberté de conscience. Castalion et Théodore de Bèze. Du droit de punir les hérétiques; trois points: 1o faut-il punir l'hérésie? 2o le droit de punir appartient-il au magistrat civil? 3o la peine doit-elle être la peine de mort? arguments de Castalion; réponses de de Bèze. Calvin sa théorie du gouvernement civil; son opinion sur les diverses formes de gouvernement. François Hotmann. Franco - Gallia. Hubert Languet: Vindiciæ contrà tyrannos; théorie du contrat; double contrat: 1o entre Dieu, le roi et le peuple; 2o entre le peuple et le roi. Droit de non-obéissance. Droit de résistance. A qui appartient ce droit? Réponse aux objections Des divers cas où ce droit est légitime. De la loi. Du pouvoir du roi. De la propriété des biens. De la tyrannie. Buchanan, De Jure regni apud Scotos.

Le xvr siècle est le vrai commencement des temps modernes siècle de luttes et de discordes, mêlée confuse des sectes, des écoles et des partis, laboratoire ardent et tumultueux, où s'opèrent à la fois sans méthode et sans ordre les transformations les plus contraires, le xvIe siècle, sans avoir rien amené à terme, a tout commencé, a tout entrepris, et il a nourri des débris de son génie impatient et démesuré les siècles suivants qui le méconnaissaient et le dédaignaient.

Le xvII° siècle, en effet, du haut de sa fière et pleine majesté, semble ignorer presque complétement le xvi, et se persuade qu'il est lui-même l'accomplissement des

temps. Le xvii, dans l'ardeur de ses luttes et dans l'orgueilleux enivrement de ses espérances, croit que tout commence avec lui, et enveloppe le xvro siècle dans l'accusation de barbarie dont il flétrissait le moyen âge. C'est de nos jours seulement, que l'on est remonté jusqu'au xvi° siècle pour chercher l'origine des idées que le xvur et la Révolution ont répandues dans l'Europe. C'est ainsi que ce siècle est devenu une sorte de champ de bataille, où se rencontrent les amis et les ennemis de la société moderne. C'est là qu'a commencé, selon les uns, la dégénération, selon les autres, la régénération de la société européenne : c'est là qu'est le berceau de nos libertés, ou de notre anarchie, selon le point de vue que l'on choisit. La foi divisée, l'opinion individuelle remplaçant l'autorité sacrée de la tradition, les particuliers discutant les gouvernements, et le peuple se mettant au-dessus de ses chefs naturels, par conséquent toute hiérarchie détruite, le respect anéanti, l'autorité humiliée, et enfin l'ordre social renversé, voilà les maux qu'a produits le xvr° siècle : ainsi parlent ses adversaires. Mais ses admirateurs le louent au contraire d'avoir ramené la religion à sa source, la conscience; d'avoir subordonné l'autorité à la raison, et soumis le préjugé à l'examen, d'avoir osé discuter les titres des souverainetés établies et d'avoir rappelé aux chefs des peuples qu'ils sont des magistrats et non des maîtres. Tel est le conflit que soulève encore le xvi° siècle à l'heure qu'il est; et ce n'est pas seulement une querelle d'érudits, mais un problème présent et ardent, qui met en éveil les passions les plus vives de notre temps.

Ce n'est pas toutefois dans la philosophie morale qu'il faut chercher la grandeur et l'originalité de ce siècle; c'est surtout dans la théologie et dans la politique; et

de ces deux grandes passions, c'est la première qui a déterminé l'autre. C'est la théologie qui, mettant l'Europe en feu, partageant les peuples, divisant les sujets et les rois, amena les partis à se combattre par la plume en même temps que par les armes, à rechercher leurs droits et à les discuter, à mesurer les limites du devoir d'obéissance ou du droit de résistance, et enfin à examiner l'origine des souverainetés et des gouvernements. C'est donc de la réforme que sont nés les grands débats politiques qui ont rempli les trois derniers siècles et dont la dernière explosion a été la Révolution de 1789.

Rien de plus contraire à la vérité que de voir dans Luther, une sorte de philosophe, défenseur du libre examen, discutant la religion comme une œuvre humaine, jaloux de la rendre plus simple, plus claire, moins révoltante pour la raison. Luther est avant tout un théologien. Son plus grand grief contre l'Église romaine, c'est d'avoir changé la religion en philosophie, d'avoir placé la foi, qui pour lui est tout le christianisme, au milieu des autres vertus comme ses égales (1); d'avoir substitué une religion formelle et littérale à la religion vive et intérieure des apôtres et de saint Paul. La religion, pour Luther comme pour Gerson, est une œuvre d'expériences intérieures, et non d'études logiques et de subtiles dissertations : « Pour moi, dit-il, agité par de misérables tentations, je puis espérer avoir recueilli quelques gouttes de foi, et j'en parlerai sinon avec plus d'élégance, du moins avec plus de solidité que ces disputeurs littéraux et subtils, qui en ont disserté jusqu'à présent, sans se comprendre eux

(1) Luther, De libert. christ. Fidem inter virtutes, seu socias, nu

merant.

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