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lui envoie un projet, où sous prétexte de concilier la monarchie et la république, il livre tous les pouvoirs à la famille des Médicis (1). Plus tard, enfin, à force de supplications et d'importunités, il obtient quelque emploi peu important: mais le renversement des Médicis arrête ce retour de faveur ; et le parti républicain triomphant, pour le punir de son infidélité, l'abandonne et refuse de l'employer.

Voilà quels ont été les rapports de Machiavel et des Médicis. Ceux-ci l'ont destitué, emprisonné, torturé. Lui, au contraire, les a flattés, caressés, servis, aux dépens de ses premières convictions et de ses premiers amis. Si l'attachement qui le liait aux Médicis le forçait de taire son amour pour la liberté, il faut avouer qu'il avait cherché cette contrainte, et qu'elle ne lui était pas pénible.

Mais ce qui jette le plus grand jour sur l'origine du livre du Prince, et sur l'intention de l'auteur, c'est une lettre découverte au commencement de ce siècle, et qui malheureusement est de la plus parfaite authenticité. « J'ai noté dans les conversations des grands hommes de l'antiquité tout ce qui m'a paru de quelque importance, et j'en ai composé un opuscule De principatibus... Si mes rêveries vous ont plu quelquefois, celle-ci ne doit pas vous être désagréable; elle doit surtout convenir à un prince et surtout à un prince nouveau : voilà pourquoi je dédie mon ouvrage à la magnificence de Giuliano... C'est le besoin auquel je suis en butte qui me force à le publier; car je me consume, et je ne puis rester longtemps dans la même position, sans que la pauvreté me rende l'objet de tous les mépris. Ensuite, je voudrais bien que ces seigneurs Médicis commençassent (1) Disc. sur la constitution de Florence.

à m'employer, dussent-ils d'abord ne me faire que retourner des pierres (1). » Toutes les interprétations fantastiques du Prince tombent devant cet aveu. La vérité est tout simplement que Machiavel a composé le Prince pour plaire aux Médicis et en obtenir un emploi. Dirat-on que c'est la gêne et le besoin qui l'y ont forcé? Mais il a soin de détruire lui-même la portée de cette excuse, en nous apprenant dans une autre lettre « qu'il a contracté l'habitude de la dépense, et qu'il ne peut s'astreindre à l'économie (2). » Enfin sa correspondance nous le montre encore partageant sa vie entre l'étude de la politique et le goût des plaisirs dissolus. Tout s'éclaircit d'une manière accablante pour l'auteur du Prince. Il aimait le plaisir, il avait besoin d'argent; il flattait les maîtres; il leur sacrifiait ses amis et ses opinions : enfin il écrivait pour leur plaire le manuel de la tyrannie.

Quant au choix de son héros, est-il vrai que Machiavel n'a pu vouloir sérieusement proposer César Borgia comme modèle ? C'est, à ce qu'il nous semble, ignorer complétement le xve et le xvIe siècle que d'élever ce doute. Mais voyons quelles ont été les relations de Machiavel et de Borgia, et comment il le juge en dehors du livre du Prince. Machiavel a eu plusieurs occasions de voir Borgia; il a même rempli une mission auprès de lui (3). Enfin il a été témoin du massacre de Sinigaglia, où par une perfidie atroce le duc de Valentinois attira dans son château tous ses ennemis par des promesses de négociation, et les fit périr dans les tortures. Nous avons le récit de cet événement de la main de

(1) Lettres à Vettori. xxvi, 10 déc. 1513.

(2) Lettr. à Vettori. xxxvIII.

(3) Mission auprès du duc de Valentinois, lettr. XLIII et XLIV.

Machiavel, écrit sur le lieu même, à la Seigneurie de Florence. Or, dans le récit d'un événement si affreux, Machiavel n'a pas un mot de blâme et d'horreur, et même, suivant le conseil de Borgia, il invite la République à se réjouir d'une action qui détruit tous ses ennemis. On a, il est vrai, fait observer qu'il s'agit ici d'une dépêche diplomatique, qu'une dépêche de ce genre doit être réservée, que d'ailleurs elle pouvait être surprise et interceptée par le héros de cette triste tragédie. Mais rien ne donne à supposer que Machiavel eût été plus explicite, s'il eût été plus libre. Dans tout le cours de sa légation, il ne laisse pas échapper un mot qui indique la moindre répulsion pour le duc de Valentinois. Si Machiavel a pu approcher de César Borgia, le fréquenter dans l'intimité, suivre sa politique, sans jamais manifester aucune aversion, comment pourrait-on supposer que le choix de ce héros trahît de sa part une intention secrète? Tout ne semble-t-il pas prouver au contraire qu'il a choisi Borgia pour modèle, précisément parce qu'il l'avait pratiqué, vu de près, admiré? Enfin tous les doutes s'évanouissent devant un témoignage précis, recueilli non plus dans des pièces officielles, non plus dans un traité controversé, mais dans une correspondance intime : « Le duc de Valentinois, dit-il, dont je citerai toujours l'exemple lorsqu'il s'agira d'un prince nouveau (1)... »

Reste un troisième point, bien plus important que les deux autres, puisqu'il touche aux principes eux-mêmes c'est la prétendue différence des maximes du Prince et des maximes des Discours sur Tite Live. Est-il vrai qu'il y ait opposition de doctrine entre ces deux

(1) Lettre XL.

ouvrages? C'est ce que nous allons examiner. Mais ici il faut faire une distinction.

Je distingue dans la doctrine de Machiavel deux choses sa morale et sa politique. Sans doute, sa morale consiste à n'en point avoir; mais cela même diffère de sa politique, ou de la préférence secrète ou publique qu'il donne à tel ou tel système de gouvernement. Ainsi, lors même qu'on établirait que le Prince et les Discours sur Tite Live contiennent une politique opposée, ici libérale, et là tyrannique, et que l'on expliquerait cette contradiction par une sorte d'hypocrisie patriotique ou telle autre apologie, il resterait encore à prouver que ces deux livres, qui exposent une politique différente, ne renferment pas la même morale. En effet, le machiavélisme, c'est-à-dire la doctrine de la raison d'État, n'est pas particulière à telle forme de gouvernement; quoiqu'elle convienne merveilleusement à la tyrannie, elle peut se rencontrer aussi dans les démocraties et dans les oligarchies. La république de Venise ne pratiquait pas moins le machiavélisme que les Sforze ou les Borgia; et nous allons voir que Machiavel donne aux démocrates les mêmes conseils qu'aux tyrans.

Voyons d'abord la doctrine du Prince. L'auteur nous expose lui-même son dessein en termes précis: c'est de peindre la vérité telle qu'elle est, et non point telle qu'on l'image. « Quelques publicistes ont décrit des républiques et des gouvernements que l'on n'a jamais. vus, tant s'en faut qu'ils aient jamais existé. Il y a une si grande différence entre la manière dont les hommes vivent, et celle dont il serait juste qu'ils vécussent, que celui qui néglige ce qui se fait pour suivre ce qu'il devrait faire, court à une ruine inévitable. Celui qui veut être un homme parfaitement bon, est sûrement en pé

ril au milieu de ceux qui ne le sont pas. Il est donc nécessaire qu'un prince apprenne à ne pas être toujours bon, afin d'appliquer ou de ne pas appliquer ces maximes à son usage, selon les circonstances (1).

Ce passage contient toute la philosophie de Machiavel. Cette philosophie n'est pas profonde. Elle repose sur un fait vulgaire et grossier. La plupart des hommes ne sont pas assez philosophes pour convertir en théories leurs passions et leurs intérêts. La conscience leur dit qu'il y a une distinction entre le juste et l'injuste ; mais leurs passions s'opposent à cette distinction. Que font-ils donc? Ils pensent d'une manière et agissent d'une autre; ils avouent qu'ils n'agissent pas comme ils pensent; mais ils disent qu'ils seraient dupes des autres hommes s'ils agissaient autrement qu'eux. Ainsi la méchanceté des uns sert de prétexte à la faiblesse des autres. Tous les moyens sont bons, pourvu qu'on arrive telle est la philosophie pratique du vulgaire. Transportez cette philosophie dans la politique, vous avez le machiavélisme.

Il est étrange qu'on se soit donné tant de mal pour interpréter, justifier, purifier la doctrine de Machiavel, au lieu de la considérer telle qu'elle est : la doctrine de l'indifférence des moyens en politique. Cette doctrine, extrêmement vulgaire, et qui est de tous les temps, a eu, à un moment donné, son théoricien qui lui a donné son nom. La voix populaire a presque toujours raison; il est vrai qu'elle ne saisit pas les nuances: c'est le devoir de la critique. Mais elle prononce admirablement sur le fond des choses. Machiavel a été jugé par le peuple. C'est un jugement qu'il ne peut pas récuser, lui

(1) Le Prince, c. xv.

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