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pêche de confectionner dans ses prisons, d'abord tout le matériel de ces mêmes prisons, celui des hospices et une partie notable de l'habillement et de l'équipement de son armée et de sa marine? Qui l'en empêche? la loi qui lui est faite de mettre en adjudication toutes ses fournitures. Et qui a nécessité cette loi? l'immortalité de l'administration: elle est donc punie par où elle a péché et parce qu'elle a fait le mal autrefois, elle se trouve aujourd'hui entravée dans son désir de faire le bien. Qui ne connaît les vices du système d'adjudications au rabais? Celui qui les veut obtenir donne une prime à ses concurrens, ou partage avec eux ses bénéfices. Dans l'espèce, les travaux exécutés dans nos prisons n'apprennent pas aux détenus un état qu'il puissent exercer utilement à leur sortie, et les salaires sont trop insignifians pour leur inspirer le goût et l'amour du travail. Au moyen de ce bas prix des salaires les entrepreneurs de travaux dans les prisons font une concurrence inégale aux fabricans qui occupent des ouvriers libres, et les contribuables se plaignent qu'une mesure qui aurait du diminuer l'impôt ait eu pour premier résultat de les mettre dans l'impossibilité de le payer.

CHAPITRE II.

Le grand Dépôt de la Préfecture.

pas

A côté de ce bien, dont nous ne cherchons à dissimuler l'importance, les philanthropes ont fait un mal d'une portée plus grande encore; ils ont détourné l'attention du public et de l'administration de ce qui aurait dù l'absorber d'abord, pour la reporter sur ce dont elle n'aurait dû s'occuper qu'en dernier lieu.

Homo sum, nil humani a me alienum pulo.

Je conçois parfaitement qu'on s'enquière des souffrances du supplicié, du forçat, du réclusionnaire; mais le bon sens ne disait-il pas qu'il se fallait occuper auparavant de la position du simple condamné correctionnellement, de celle du prévenu, et surtout de celui qui n'est encore qu'inculpé? Arrivé à trente ou quarante ans, l'homme d'expérience et d'éducation peut à peu près jurer qu'il ne sera jamais condamné aux travaux forcés ou à la réclusion; qui peut répon

dre qu'il ne sera jamais poursuivi, même correctionnellement, qu'il ne sera jamais inculpé!

Les philanthropes, cherchant l'effet et le drame, se sont d'abord jetés sur ce qu'il y avait de plus dramatique, sur l'échafaud, les bagnes et les maisons centrales; le public les a suivis avidement dans cette carrière nouvelle d'émotions, l'administration elle-même s'est laissé entraîner au torrent; les réformes ont eu lieu précisément au rebours de ce que demandaient l'humanité, la justice et le bon sens ; d'où il suit que les prisonniers sont mieux aujourd'hui au bagne que dans la maison centrale, dans la maison centrale qu'à la Conciergerie, à la Conciergerie qu'à la Force, et partout mieux qu'au grand Dépôt de la Préfecture de police. Ce qu'à tort on disait déjà, au quinzième siècle, de la prison en général : Carcer ad continendos homines non ad puniendos haberi debet, est surtout vrai du Dépôt. Une circulaire de M. de Montalivet père prescrivait aux préfets (1808) de s'occuper avant tout du sort des prévenus en état de Dépôt. La loi avait défini cette position, où le citoyen le plus honnête peut se trouver fortuitement, une simple garde à vue. M. Dupin l'appelait une mise en fourrière de l'humanité, puis il ajoutait: Le dépôt, par son nom même, doit rendre le détenu

tel qu'il y est entré; et plus bas : Ceux des prisonniers qui ne sont qu'inculpés devraient avoir le meil– leur air, le meilleur pain, le meilleur gite et le moins de gênes de toute espèce.

Ces principes sont tellement simples, tellement évidens, qu'on éprouve quelque honte à y insister. Voyons maintenant l'application. Les art. 9 et 10 de la constitution de 93 portaient que, si un citoyen était accusé d'un crime ou d'un délit, il recevrait d'abord un avis imprimé de se rendre chez un commissaire de police, puis, à défaut de comparution, une injonction devait lui être faite, et s'il refusait d'y obtempérer, alors seulement un mandat d'amener pourrait être lancé contre lui. Certes voilà un magnifique respect de la liberté individuelle, et cela en 93, où l'on en faisait si bon marché! Eh bien, il s'est trouvé un philanthrope en 1819 pour réclamer l'exécution de ce qu'il appelait ces garanties; l'opposition en 1819 et quelque temps encore après se permettait d'étranges naïvetés.

Chaque jour, chaque nuit, les agens amènent de tous les coins de Paris à la Préfecture, les individus inculpés de crime ou de délit, ceux qui, par leur état d'ivresse ou d'aliénation mentale ne pourraient continuer à circuler sans danger pour

les autres et pour eux-mêmes; les malheureux qui tombent d'inanition sur la voie publique, et aussi un grand nombre de filles publiques pour délits relatifs à leur profession. Aux termes de la loi, nul ne devrait être privé de sa liberté vingtquatre heures sans être entendu par un magistrat. Les choses ne se passent pas tout-à-fait ainsi; les affaires sont nombreuses, et il n'est pas rare qu'un inculpé reste quatre et même cinq jours au Dépôt sans être interrogé ou sans subir autre chose qu'un interrogatoire insuffisant et seulement pour la forme.

Autrefois, pour recueillir cette écume quotidienne de la grande ville, il n'y avait qu'une seule salle dans le fond de la dernière cour de la Préfecture, à l'endroit où la garde municipale a maintenant ses écuries. Le public s'est entêté à appeler ce dépôt commun Salle Saint-Martin; tandis que la salle Saint-Martin, composée de sept chambres, de un à trois lits chacune, était, au contraire, la localité destinée aux privilégiés, à ceux qui pouvaient payer la pistole. La civilisation faisant quelque progrés, on a séparé d'abord les sexes, puis les âges, en attendant qu'on puisse isoler les détenus d'après les différens genres d'inculpations.

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